Début 2020, un temps où le Covid n’était pas encore au cœur de nos vies, le monde du cinéma était en pleine crise. La société était en pleine crise ! Les violences sexistes et sexuelles s’étaient hissées au cœur du débat. Et les actrices n’étaient plus effrayées par la politique.
Alors, nous écrivions ceci : « Une question demeure : quid de l’engagement de leurs homologues masculins ? Pourquoi les acteurs apparaissent-ils tellement plus discrets lorsqu’il s’agit de porter sur le devant de la scène de justes causes ? Pourquoi les prises de position de Vincent Lindon en faveur des migrants ou d’Omar Sy contre les violences policières font-elles figure d’exception ? »
Non pas que les temps aient changé radicalement. Mais hier, jeudi 26 novembre 2020, il s’est passé quelque chose.
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Ce quelque chose se nomme « violences policières ». Une expression honnie de la classe politique dirigeant ce pays. Une expression qui « étouffe » le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, peu avare en jeux de mots sordides.
Mais ces violences policières n’existeraient pas sans preuve matérielle. Et il n’en existe qu’une seule sorte : la vidéo. Tant que les forces de l’ordre ne sont pas filmées, elles s’en sortent toujours.
Hier donc, une nouvelle vidéo a fait le tour des médias et des réseaux sociaux. C’est Loopsider qui la publie. On y voit un dénommé Michel, producteur de musique, se faire rouer de coups par trois policiers – sans parler des insultes à caractère raciste comme « sale nègre » [1].
Le tollé est (quasi) général. Il faut dire qu’en quelques jours à peine, la France a connu plusieurs scènes de violences policières – voir ici ou là –, le tout bercé par la douce mélodie du débat sur la loi Sécurité globale, laquelle sous-tend que pour protéger les forces de l’ordre, il faudrait empêcher que ce genre de vidéos ne soient publiées.
« J’ai mal à ma France ! » Voilà le commentaire qu’a lâché Antoine Griezmann sur Twitter ce 26 novembre. Pour être franc, on n’attendait pas de réactions particulières de l’attaquant du FC Barcelone et de l’équipe de France de football. Mais elle est là. Et elle est loin d’être la seule.
- Benjamin Mendy, défenseur de Manchester City et de l’équipe de France de football : « sans les vidéos il se serait passé quoi pour Michel ? on aurait préféré croire la version des policiers sous serment ? #commedhab »
- Kylian Mbappé, attaquant du Paris Saint-Germain et de l’équipe de France de football : « Vidéo insoutenable. Violences inadmissibles. "Ma France à moi, elle a des valeurs, des principes et des codes... Ma France à moi ne vit pas dans le mensonge. Avec le coeur et la rage. Dans la lumière pas dans l’ombre. Ma France à moi elle se mélange, ouais, c’est un arc-en-ciel. Elle te dérange, je le sais, car elle ne te veut pas pour modèle." [2] STOP AU RACISME. »
- Rudy Gobert, pivot de Utah Jazz et de l’équipe de France de basket-ball : « Continuez à tout filmer ! Ceux qui font bien leur boulot auront une bonne image. Et les laches et menteurs continueront d’être exposés. Que ça soit d’un sens ou d’un autre. »
- Samuel Umtiti, défenseur du FC Barcelone et de l’équipe de France de football : « L’etre humain... est capable de faire des choses inhumaines ! »
- Jules Koundé, défenseur du FC Séville et international Espoirs : « Contre cette frange de policiers qui outrepasse grandement ses droits en tabassant ,en tuant même parfois, nos caméras sont nos meilleures armes ! »
- Evan Fournier, joueur des Orlando Magic et basketteur international : « Combien de Michel sans vidéo de surveillance ? Sans caméra ? Sans voisin pour filmer ? »
Si de tels champions sortent de leur silence, embrassant le chemin tracé, notamment par Lilian Thuram, c’est que la coupe est pleine, déborde même depuis trop longtemps. La société française n’en peut plus de voir ces images, et ne veut pas que la solution soit leurs censures. Le « pas vu, pas pris » ne saurait s’appliquer aux forces de l’ordre.
À ce niveau-là, ce n’est plus du déni
Mais ce ne sont pas seulement les images qui choquent et font réagir. C’est la position politique du gouvernement et de sa majorité. Droit dans leurs bottes, ils condamnent « ces images » (pas les faits, les images, les mots sont importants) mais ne peuvent s’empêcher, à l’instar de Bruno Le Maire jeudi soir sur France 5, d’ajouter : « La police n’est pas, structurellement, violente. Il y a des débordements. » Et quand David Perrotin, journaliste chez Loopsider, demande au ministre de l’Économie « combien de débordements faudra-t-il pour estimer qu’il y a un problème structurel dans la police », il rétorque : « L’immense majorité des policiers, des gendarmes, des forces de l’ordre nous protègent. »
Gérald Darmanin aussi, y va de sa minimisation des faits, sur France 2 le même soir :
« Il y a trois millions d’opérations de police par an. Il y a, sur le site de signalement des faits que peuvent reprocher les citoyens aux policiers, 9500 signalements. C’est-à-dire qu’il y a 0,3% de citoyens qui considèrent que les policiers ont mal agi. »
Outre la pirouette du ministre pour faire en sorte que ce rapport de 0,3% de faits signalés devienne un sondage sur l’opinion des Français vis-à-vis de leur police, Gérald Darmanin met le doigt, à son insu, là où le bât blesse. Comment laisser la police toute entière se faire traîner dans la fange par une si petite partie de sa corporation ?
Nous l’écrivions ici-même :
« Figurez-vous un corps humain. Celui-ci est atteint d’un cancer. Grave, mais pas incurable. Le temps passant, sans traitement adéquat, la tumeur grossit. Le cancer est invasif, ne cesse de progresser, avec le risque d’envahir les autres organes, créant ainsi des métastases. Ce corps humain, c’est la police française. Ce cancer, c’est le racisme. Ces métastases, ce sont les violences policières. Imaginez maintenant un médecin se présentant devant ce patient cancéreux. Ce dernier explique son mal-être, mais le docteur rétorque : "Tout va bien monsieur, pas besoin de faire d’examens, vous n’avez rien". Que dire de ce médecin ? »
Servant uniquement l’intérêt des syndicats d’extrême droite que de longues années d’errance républicaine ont laissé prospérer, voilà exactement ce à quoi joue l’exécutif avec la police : une sorte d’anti-malade imaginaire dont nous serions, nous citoyens et honnêtes policiers, tous victimes.
Figurez-vous maintenant qu’après les multiples bavures consécutives à l’évacuation de la place de la République le 23 novembre, la ministre déléguée au Logement Emmanuelle Wargon explique que « les images d’hier soir ne reflètent pas la politique du Gouvernement ». Comment qualifier un niveau de déni tel qu’on en vient à se dédouaner soi-même de l’action publique dont on a la charge et la responsabilité ?
Qu’est-ce que de simples tweets de sportifs ont à voir avec tout ça ? Ou, pour citer un Régis Debray tout en mépris ce matin sur France Inter : « Si le football avait existé en 1789, on n’aurait jamais pris la Bastille ». Détrompez-vous. Comme le commente le journaliste de Libération Étienne Baldit : « Si les sportifs les plus médiatiques du pays, les plus en réussite et les plus aimés de la jeunesse s’impliquent dans le débat sur les violences policières, dans la lignée de #BlackLivesMatter, le débat public peut changer de dimension. »
Dont acte.