Accueil | Entretien par Loïc Le Clerc | 12 juin 2020

LPPR : le monde universitaire se mobilise contre la « privatisation progressive de la recherche »

Ce vendredi 12 juin, un rassemblement est organisé à 13h30 contre le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), place de la Sorbonne à Paris. Quelle politique pour la recherche ? Quelle résistance au macronisme ? On a causé avec la sociologue politique Élodie Bordat-Chauvin.

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Élodie Bordat-Chauvin est maîtresse de conférence à l’université Paris 8, sociologue politique et membre de la coordination nationale des facs et labos en lutte.

 

Regards. Question simple : pourquoi êtes-vous opposés à ce projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche ?

Élodie Bordat-Chauvin. Ce projet de loi représente une plus grande précarité pour tout le monde : les doctorants qui voudraient rentrer dans la recherche, les étudiants, les personnels, etc. Cela fait très longtemps qu’on attend ce texte, et là, dans la nuit de samedi à dimanche, il arrive enfin avec ses milliers de pages et on a cinq jours pour réagir dessus. Et puis, le timing est scandaleux : on sort d’un confinement fatiguant – où il fallait assurer la continuité pédagogique de ses enfants et de ses étudiants – et les facs sont encore fermées. Sur le fond, ce texte instaure une privatisation progressive de la recherche, vise à faciliter les mobilités du public vers le privé, à mettre à disposition des chercheurs du public vers le privé, à faciliter le fait que des chercheurs du public puissent créer des entreprises privés, à créer des contrats doctoraux en entreprise. La principale opposition, pour ma part, c’est qu’on continue dans la logique qui nous a conduit à la crise du Covid-19. Au lieu d’avoir des financements pérennes, sans conditions, on va avoir des chercheurs qui cherchent des financements, répondent à des appels à projet. Une des sources de financement de ces appels à projet, c’est l’Agence nationale de la recherche (ANR). Sauf que monter un projet ANR demande énormément de temps et d’argent et, au final, il n’y en a que 15% qui sont acceptés. Un exemple : Bruno Canard, un chercheur qui travaillait sur le coronavirus au début des années 2000, a vu ses financements s’arrêter parce qu’il y avait des recherches à faire sur d’autres épidémies. Du coup, plus de financement, plus de recherche. Et quand arrive le Covid-19, les appels à projet se multiplient pour qu’on trouve une solution rapidement contre le coronavirus. Sauf que la science, ça prend du temps. Encore une fois, on abandonne tous les autres projets pour se concentrer sur le coronavirus ! Donc si la prochaine épidémie est sur un autre virus, on ne sera pas prêt, encore une fois. Et quelle est la réponse de la LPPR à cette situation ? Augmenter le budget de l’ANR. C’est approfondir cette logique d’appels à projet.

 

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Justement, le 19 mars dernier, face à la crise sanitaire, Emmanuel Macron annonçait sur Twitter avoir « décidé d’augmenter de 5 milliards d’euros notre effort de recherche »

On a des chiffres et des promesses dans tous les sens. Le problème, c’est que ces augmentations annoncées sont étalées sur dix ans. Ça ne les engage que sur deux ans. Ça ne mange pas de pain de faire des promesses pour les prochains gouvernements. En plus, on est passé de dix à cinq milliards d’euros… Pour l’enveloppe 2021, on est passé de plusieurs centaines de millions à 104.000 euros. Soit une augmentation de 0,14%, d’après les analyses du sénateur Pierre Ouzoulias. Encore des promesses de chiffres en l’air. Mais encore une fois, le problème est que la logique ne change pas.

Le 11 juin dans Le Monde, on lisait cette citation d’Emmanuel Macron : « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux. » Qu’en dites-vous ?

C’est assez courant de désigner les universités et les chercheurs comme étant coupables. On fait réfléchir nos étudiants à ce qu’il se passe dans la société. On explique. La remise en cause de la sociologie, des sciences sociales en général, arrive après chaque crise. Manuel Valls avait mis en cause la sociologie au moment des attentats. Dire que le monde universitaire serait coupable d’encourager l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’est un bon filon… Ce sont des termes extrêmement violents.

« On veut des chercheurs indépendants des intérêts du secteur privé. La recherche doit suivre sa propre logique scientifique de façon libre et ne pas dépendre des pressions politiques ou économiques. Sinon, on va fixer les priorités à des projets innovants, stratégiques, rentables. »

Selon vous, qu’est-ce qu’il faudrait faire pour améliorer la recherche ?

Les demandes de la communauté des chercheurs sont très convergentes : on demande des moyens stables. Que tout le monde puisse travailler sereinement, se projeter dans l’avenir et continuer d’accumuler des connaissances sans être constamment à courir après les financements à court terme. On demande aussi l’indépendance statutaire de la recherche. On veut des chercheurs indépendants des intérêts du secteur privé. La recherche doit suivre sa propre logique scientifique de façon libre et ne pas dépendre des pressions politiques ou économiques. Sinon, on va fixer les priorités à des projets innovants, stratégiques, rentables. Moi, par exemple, je suis spécialiste des politiques culturelles en Amérique latine. Concrètement, je ne rapporte pas d’argent. Donc je devrais arrêter ? Alors que je forme des étudiants aux métiers de la culture. Ça veut dire que la culture, à partir du moment où ça ne rapporte pas, ça ne sert à rien ? Non, il faut un renforcement des missions de service public. Mais ça passe par des recrutements d’enseignants-chercheurs. C’est simple : on peut recruter tous les vacataires qui font déjà ce travail de maître de conférence en étant payé avec six mois de retard et en dessous du taux-horaire du Smic. Ce sont à peu près 8000 personnes qui peuvent commencer demain. Ça résoudra le problème des amphis bondés. C’est mieux que l’enseignement derrière un ordinateur !

 

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

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