Crédit photo : Team Toho
Accueil | Par Loïc Le Clerc | 26 juin 2020

Saint-Gratien : la mairie vandalise un terrain de foot, les jeunes contre-attaquent

Dans cette commune du Val d’Oise, les tensions grimpent chaque jour un peu plus entre des habitants d’un quartier et la mairie. Une histoire de terrain de foot. Face à un autoritarisme sourd à ses propres citoyens, les jeunes s’organisent, résistent, luttent.

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Dans la commune d’Alcorcón en Espagne, tout proche de Madrid, a été taggé sous un panneau interdisant de jouer au ballon entonces nos drogamos, que l’on pourrait traduire par un puisque c’est ça, on se drogue. Ce graffiti résume à la perfection un sentiment d’abandon d’une jeunesse par les pouvoirs publics. Rien n’est fait pour eux, au contraire, on leur interdit des choses d’une banalité incroyable, comme jouer au ballon.

 

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Revenons en France, à Saint-Gratien plus exactement, commune du Val d’Oise où la mairie a entrepris une lutte acharnée contre ses propres habitants, tout ça pour un terrain de football situé au beau milieu du quartier des Raguenets depuis une quarantaine d’années. Un terrain « historique », « mythique », les qualificatifs ne manquent pas quand on en parle avec les gens. Il faut dire qu’il en a vu des générations travailler ses dribbles, passes et frappes.

L’histoire est intimement liée avec celle de la pandémie du Covid-19 que nous venons de vivre. Profitant du confinement et de toutes les restrictions de libertés que cela comportait, sans prévenir quiconque, la mairie a décidé de détruire le fameux terrain, en catimini, mettant en avant un « devoir de salubrité publique » par peur que les matchs engendrent un cluster. Quant à l’urgence de cette décision, la municipalité la justifie par l’annonce d’un prochain match contre une équipe de Grigny, avec plusieurs centaines de personnes attendues… match qui devait bien avoir lieu, mais à Grigny. Élu d’opposition et président du MoDem 95, Emmanuel Mikael ne comprend pas grand chose à cette décision soudaine, dont il déplore aussi la radicalité : « Pendant le confinement, au nom des contraintes sanitaires et pour éviter une rencontre "sauvage" d’un tournoi de foot, on détruit le terrain ? »

Ils n’ont mêm pas pris la peine de publier un arrêté municipal, il n’y a même pas eu de vote en conseil, ce que dénonce Emmanuel Mikael qui rappelle que l’affichage public de travaux est un « minimum réglementaire ». « C’est du vandalisme, de la méchanceté gratuite, injustifiable », s’insurge Zaki Diop, 33 ans, fondateur du collectif Saint-Gratien pour tous.

### Interlude technique ###

La ville est actuellement dirigée par Julien Bachard, élu au premier tour des dernières municipales. Le « plus jeune maire du Val d’Oise » est en réalité à ce poste depuis octobre 2017 et l’élection de l’ancienne édile, Jacqueline Eustache-Brinio, au poste de sénatrice. Non-cumul oblige, elle a cédé sa mairie mais, de l’avis de tous, continue de régir la commune d’une main de fer depuis son siège de conseillère municipale. Preuve du « changement dans la continuité », la directrice de cabinet est restée en poste quand Julien Bachard a été désigné maire. Elle est d’ailleurs également attachée parlementaire de Jacqueline Eustache-Brinio.

### Fin de l’interlude technique ###

Voilà donc les habitants de Saint-Gratien se réveillant un matin pour découvrir des blocs de béton en plein milieu du terrain, les cages et les filets retirés. Il est déjà impossible de jouer. Mais dix jours plus tard, vendredi 29 mai, le terrain partiellement détruit par des engins de destruction. Partiellement, car c’était sans compter sur la détermination des jeunes du quartier à ne pas laisser leur terrain se faire raser sans broncher. Ils s’interposent et font un sitting. Ça n’est qu’alors que la mairie réagit, sur Facebook, annonçant le « réaménagement du terrain synthétique [...] transformé en aire de jeux pour enfants âgés de 6 à 12 ans », à cause du « comportement de certains [qui] a détourné l’objet de ce terrain privant ainsi, également, les jeunes du quartier, des animations qu’ils avaient habituellement !! » « Des aires de jeux pour les petits, on en a déjà onze dans le quartier ! Qu’ils commencent par rénover ceux-là », assène Zaki Diop. Au-delà du fond, un post Facebook pour seule communication, ça ne suffit pas.

Les habitants décident alors d’aller à la mairie, où ils sont accueillis par les forces de l’ordre. « Nous, on n’a rien contre la police. Il est où le maire ? » Voilà la teneur des propos rapportés par Emmanuel Mikael. Mais le maire n’est pas là, pas plus que sa directrice de cabinet ou son adjoint au sports. Ils finiront par se faire déloger du péron de la mairie sous les lacrymogènes et continueront leur manifestation dans les rues de la ville. Julien Bachard dénoncera le caillassage de la mairie – ce qu’aucune autre personne présente n’atteste, ni aucun devis de réparation des dégradations ne prouve.

Le week-end, rebelote, manifestation dans la ville, certains axes routiers sont bloqués. Le lundi, le mouvement tente un coup d’éclat plus net : manifester devant le domicile de Jacqueline Eustache-Brinio.

Com’ de guerre

Voilà la sénatrice, reine en son royaume, observant de ses fenêtres des « racailles » du quartier de son enfance chanter la Marseillaise, deux soirs d’affilée. « C’est quelque chose qu’elle a mal pris », commente Mohammed Palin, fondateur de la Team Toho. Jacqueline Eustache-Brinio donnera sa version des faits : elle a été agressée à son domicile – domicile dont elle n’est jamais sortie, devant lequel les forces de l’ordre étaient présentes. Elle ira même porter plainte contre cette « quarantaine de jeunes », omettant de préciser qu’ils étaient accompagnés de leurs parents. Comme pour la manifestation devant la mairie, aucun témoin n’atteste qu’il y ait eu des violences, des insultes particulières. Comme le dit Emmanuel Mikael : « S’il y avait vraiment eu des menaces devant chez une sénatrice, la police serait intervenue, surtout dans le climat actuel. Là, rien. » De quoi agacer plus encore Jacqueline Eustache-Brinio.

« Les jeunes ont réagi sous le coup de l’émotion, assure Zaki Diop, le maire et la sénatrice emploient des mots comme "agression" et "caillassage", nous, on a des vidéos des scènes qui attestent que rien de tel ne s’est passé. » Avant que les choses dégénèrent réellement, il s’adresse alors aux jeunes pour leur dire « ne vous inquiétez pas, on va faire une association, on va prendre un avocat, il y a des lois dans ce pays et on va faire valoir nos droits ». Il rappelle qu’à Chanteloup, pour une histoire similaire, les jeunes avaient mis le feu à des bâtiments et, de fait, obtenu gain de cause en 48h. « On n’a pas voulu que ça parte comme ça. Ce qu’on veut, c’est faire un exemple au niveau de la justice », continue-t-il.

Un tel niveau de tension entre les autorités de la ville et la population des Raguenets amène à se poser cette question : mais pourquoi avoir détruit ce terrain de foot ? Au Parisien, voici ce que répond Jacqueline Eustache-Brinio : « Un groupe d’adultes [se l’est] approprié alors que c’est un équipement municipal. Ils organisent des matchs sauvages entre banlieues sans autorisation. » Et Emmanuel Mikael de réagir : « Vous connaissez beaucoup de villes où il faut prévenir les autorités quand on organise un match de foot dans le city-stade de son quartier ? Eh bien à Saint-Gratien, c’est comme ça. » Mais quel est donc ce « groupe d’adultes » dont parle la sénatrice ? Personne ne semble en mesure de nous répondre. « On travaille en fait, on n’a plus le temps pour jouer au foot », lance Zaki Diop. La seule hypothèse, c’est qu’elle parle de la Team Toho. Mohammed Palin nous en parle : « On a commencé en bas de l’immeuble, à faire une équipe de quartier, jusqu’à être aujourd’hui sur le toit du monde ». Créée en 2014 sur ce terrain synthétique – aka La Bombonera –, cette équipe de foot de rue possède un joli palmarès : six fois championne de France de « five », triple championne de France de football de rue, et ayant participé à plusieurs coupes du monde. « On a représenté la France en Afrique du Sud et au Brésil et ça, c’est une très grande fierté », poursuit Mohammed Palin. « La Toho, ça pourrait en effet être la fierté de la ville, raconte Emmanuel Mikael, ils aiment leur ville, ils tiennent à organiser des événements dans leur quartier, mais la municipalité ne l’entend pas comme ça. »

En 2019, alors qu’en France s’organise la Coupe d’Afrique des Nations des quartiers, la Toho a vu les choses plus grandes : la Coupe du monde des quartiers, alias la Bombonera Nation Cup. « On ne voulait pas se renfermer dans un truc africain », explique Mohammed Palin. Ces deux événements simultanés avaient rencontré un véritable succès populaire, de nombreuses villes avaient joué le jeu bien volontiers, pendant qu’à Saint-Gratien… on bétonnait le terrain. « Nous avions porté plainte et malheureusement la police nationale n’avait pas pu procéder à l’expulsion du terrain », rappelle la municipalité dans son post Facebook. Et pour cause, il a fallu que le préfet s’en mêle pour que la mairie arrête d’empêcher les matchs. « Le fait qu’on leur ait tenu tête à ce moment-là, qu’on ait une équipe reconnue à travers le monde, sans qu’ils n’y peuvent rien, ils l’ont très mal vécu », analyse Zaki Diop.

« À la mairie, ils préfèrent nous voir vendre de la dope et faire de la merde. Nous, on a compris qu’on devait se débrouiller sans eux. Mais au final, c’est à partir du moment où on a commencé à faire des choses sans eux qu’ils se sont mis à nous chercher des problèmes. »
Mohammed Palin

Pour être bien clair : dans ce quartier, le terrain de foot est le seul espace de loisir, « c’est l’âme du quartier », lâche Emmanuel Mikael. Une équipe d’adultes utilisent trop le terrain, selon la mairie, ce qui empêche les jeunes d’en profiter ? Admettons. Il y a alors deux choix : construire un autre terrain ou organiser un roulement entre joueurs afin que chacun ait son créneau. Non, la mairie a choisi de tout raser, comme ça plus personne ne peut jouer au foot, ni les adultes, ni les plus jeunes. Comme dit Jacqueline Eustache-Brinio : « Ils iront faire du foot ailleurs. » Justement, quand ils demandent à pouvoir jouer ailleurs, la mairie le leur refuse. « C’est pas faute d’avoir essayé, mais la discussion est coupée entre eux et nous », nous dit Mohammed Palin. Ce dernier, impliqué dans le tissu associatif local, explique avoir toujours dû se débrouiller par lui-même pour mettre sur pieds des projets. Emmanuel Mikael y voit avec cette affaire de terrain un « dernier désengagement du service public, après la fermeture de la poste, d’un pôle jeunesse, etc. Le deux poids, deux mesures commence à se voir : alors qu’il fermait le terrain des Raguenets, au centre-ville, les gens avaient le droit de jouer au foot. Étonnant, non ? »

La stratégie de la mairie est simple : faire passer ces jeunes pour des racailles. Rien d’autre. Pour attiser la haine et avaliser la répression à leur encontre. « À la mairie, ils préfèrent nous voir vendre de la dope et faire de la merde. Nous, on a compris qu’on devait se débrouiller sans eux. Mais au final, c’est à partir du moment où on a commencé à faire des choses sans eux qu’ils se sont mis à nous chercher des problèmes », développe Mohammed Palin.

Après les manifestations à son domicile, Jacqueline Eustache-Brinio a « interpellé le préfet du Val-d’Oise » afin de garantir sa sécurité. Le ministre de l’Intérieur a été interrogé au Sénat, Christophe Castaner condamné des faits « insupportables, inacceptable » et a « demandé au préfet de prendre langue avec elle pour que tous les moyens soient mis évidemment pour garantir sa liberté d’expression ». Mais Jacqueline Eustache-Brinio n’a pas grand souci avec sa liberté d’expression. Depuis le début de l’affaire, elle a utilisé son réseau médiatique pour pour faire le plus de bruit possible et pourrir ces jeunes. CNews, Valeurs actuelles, l’AFP, Le Parisien... So Foot, par exemple, s’est contenté comme beaucoup d’autres médias de reprendre la dépêche AFP, l’agrémentant simplement de ce commentaire : « La bêtise humaine ». Matchs « sauvages », tournois « clandestins », « racailles »... Le vocabulaire est des plus élégants. Zaki Diop se dit « vexé » de se voir insulter de la sorte par l’ancienne maire de la ville, sans que les journalistes ne se posent la moindre question sur son honnêteté, rétorquant que « la seule racaille, c’est elle. »

L’ex-mairesse s’est rapidement attiré le soutien du Rassemblement national – même Marine Le Pen y est allée de son petit tweet – et de la fachosphère, donnant une interview à Boulevard Voltaire. « Elle a nationalisé l’affaire, constate Emmanuel Mikael, pour faire qu’on oublie l’erreur administrative de départ. » Et l’élu centriste d’ajouter : « Elle est devenue l’égérie de la droite zemmourienne. »

Radicalisation

Emmanuel Mikael a bien tenté d’initier un dialogue entre les habitants et le mairie. Mais voici la réponse que Julien Bachard lui a adressée : le terrain « ne rouvrira jamais » et l’opposition ne fait qu’« attiser les rancœurs de quelques délinquants ». Il a même été accusé d’être à l’origine de tout ce barnum parce qu’il avait joué au foot sur le terrain en question pendant la campagne des municipales… Zaki Diop et l’avocat de l’association n’ont pas eu cette « chance » : « Le maire est porté disparu. Il ne répond même pas à ses amis – on en a en commun. La seule réponse qu’a eu notre avocat lorsqu’il a demandé à voir les documents des travaux du terrain, c’est de se faire traiter de "racaille". » Il en est convaincu : « Pour la sénatrice, ça n’est pas une question de foot. Elle vise une certaine population, tout ce qui est immigration, musulman. » Il suffit de faire un tour sur sa page Facebook pour s’en rendre compte, le « mur de la honte », commente Zaki Diop.

C’est que le duo qui dirige cette ville n’en est pas à son ballon d’essai en matière d’extrême-droitisation, de dérive islamophobe. En 2011, la ville, dirigée alors officiellement par Jacqueline Eustache-Brinio, a été condamnée par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise à accepter à la cantine des enfants tchétchènes et kosovars. En 2016, elle menait une campagne de boycott contre le magasin La Grande récrée à Argenteuil parce qu’une vendeuse portait un voile. En 2017, Julien Bachard s’est illustré au marché de Noël de la ville en « virant » (selon l’expression d’Emmanuel Mikael) une exposante parce qu’elle était voilée et qu’elle contrevenait au principe de laïcité de la fonction publique. Il n’était maire que depuis un mois et a eu droit à un rappel à la loi.

Pas de doute, il est bien l’héritier de Jacqueline Eustache-Brinio. Rappelez-vous il n’y a pas si longtemps, celle-ci avait porté une loi au Sénat pour faire interdire le voile aux mères accompagnatrices en sortie scolaire. Tous deux ont la même conception de la laïcité : une neutralité religieuse non pas pour les agents de l’État mais pour l’ensemble des citoyens. « Un combat électoraliste, rien d’autre », assure Emmanuel Mikael.

Occupy Bombonera

Ils ont fait face à l’ignorance, au mépris, à l’agressivité, à l’insulte de la part de leur propre mairie, mais les habitants du quartier des Raguenets ne se sont pas résignés à la colère. C’est donc là que Zaki Diop a fondé le collectif Saint-Gratien pour tous. Sans organisation, l’escalade de la violence l’aurait emportée. Une fois de plus, les « racailles », les « séparatistes » ne sont pas là où on les attend. Tous les jours, le terrain est occupé. L’entreprise de démolition vient et repart. L’argument des habitants est des plus limpides : « Amenez-nous un justificatif des travaux et on vous laissera faire ». Sauf qu’il n’y a aucune base légale. À force, les ouvriers ont fini par ne plus venir.

Les voilà donc avec une association, ces jeunes, à faire tourner une pétition (en réponse à une première pétition de la mairie). « On a réussi à les canaliser pour qu’ils utilisent cette énergie afin de faire valoir leurs droits », se félicite Mohammed Palin. Les élus d’opposition ont posé la question au maire qui a répondu, selon Emmanuel Mikael : « On n’a pas besoin de faire voter tous les travaux que fait la mairie, vous êtes bien conscients que si on doit changer une ampoule, on ne va pas le faire voter en conseil municipal. » L’élu centriste rappelle que le terrain a été rénové en 2017 pour 60.000 euros de travaux, mais que pour sa « transformation » actuelle, c’est l’opacité totale. « C’est quand même nos impôts qui payent !, s’agace-t-il. On a des gens, des associations qui veulent faire des choses en ville, et on ne leur donne aucun moyen, aucun local, on leur dit d’aller voir dans une autre ville. On préfère qu’il n’y ait rien, que le quartier soit mort, plutôt qu’il y ait de l’animation. »

C’est désormais à la justice de trancher : un référé a été déposé au tribunal administratif. Mais chacun déplore que la mairie est soit arrivée-là, de par son irresponsabilité politique. Le combat des habitants des Raguenets continuera. « S’ils veulent politiser l’affaire, on va le faire. Nous, on veut juste jouer au foot. Qu’ils nous laissent tranquille », peste Zaki Diop. « Le football, c’est l’opium du peuple et ce terrain, c’est le bébé du quartier, explique Mohammed Palin. Même pour quelqu’un qui ne joue pas, il peut venir aux abords du terrain regarder un match, profiter de l’ambiance. C’est beaucoup d’émotions, c’est beau, c’est carnavalesque ! » Pour l’heure, le terrain, lui, est laissé à l’abandon, avec des pierres et des barres de métal qui traînent un peu partout. Un bien bel exemple de politique de la ville et de la jeunesse…

 

Loïc Le Clerc

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  • médiocratie systémique , ne lâcher rien , courage ...

    Maurice Le 27 juin 2020 à 19:17
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