Les chercheurs, écrivains ou artistes membres du collectif PEROU expérimentent de nouvelles pratiques et inscrivent la notion d’hospitalité au cœur de l’identité urbaine. Comment lutter contre la violence institutionnelle qui vise les populations aux marges de la société ? Sébastien Thiéry, cofondateur et coordinateur du PEROU, a répondu aux questions de Regards.
Regards : Le PEROU inscrit sa démarche en opposition à la « ville hostile ». Qu’entendez-vous par ce terme ?
Sébastien Thiéry. C’est une réalité multiple, la généralisation d’une action publique qui consiste à éloigner, par la force ou par des voies légales, ceux qui sont qualifiés de sans-abris. C’est par exemple la multiplication des dispositifs anti-SDF, que l’on retrouve à Paris ou dans les grandes métropoles. On "traite" la présence des SDF par une politique sanitaire ou urbaine d’éloignement, de mise à l’écart, qui va contre la nécessité fondamentale de l’hospitalité. Ce sont des pratiques qui reviennent à considérer ces personnes comme des parasites, comme des charges dont il faudrait se débarrasser.
Quelles sont les populations visées par ces dispositifs ?
Il s’agit de toute personne dont la présence est considérée comme "anormale", et par conséquent criminalisée : ceux qui occupent des bidonvilles, des squats, qui vivent sous une tente, sur un trottoir... La définition précise de ces populations reste à faire, mais il s’agit surtout de défaire un certain nombre de représentations. Il y a une tendance à focaliser sur les populations dites "Roms". C’est faire preuve de courte vue. Les Roms ne sont pas les seuls à être traités ainsi, on voit des familles syriennes qui font l’objet des mêmes mesures, des Albanais, des Érythréens, des Soudanais... Ces politiques d’hostilité sont devenues la norme.
« La ville est l’espace de la rencontre, de la collaboration, de l’accueil. Sinon, c’est un camp retranché, un lieu de guerre »
La question des Roms serait, en quelque sorte, l’arbre qui cache la forêt ?
Oui, c’est même plus précisément le mot qui cache la forêt. La violence qui vise les Roms est une réalité, mais qui, aujourd’hui, est capable de définir ce qu’est un "Rom" ? 80% des personnes qui utilisent ce terme, pour les défendre comme pour les attaquer, ne savent pas précisément de qui elles parlent. C’est un expédient, un motif qui masque la réalité et la diversité des personnes concernées. Quiconque vit en bidonville, dans une tente, dans une friche, est aujourd’hui sujet de telles violences, quelle que soit sa nationalité ou son ethnie. C’est cette forêt d’hommes et de femmes délaissés, considérés comme des rebuts humains, qu’il faut faire apparaître.
Face à cette ville qui exclut, quelles alternatives proposez-vous ?
Nous ne portons pas d’alternative, car c’est la ville hostile qui est une alternative par rapport à ce que devrait être la norme ! La ville, en son fondement, ce sont deux personnes qui se rencontrent et qui considèrent que vivre ensemble est plus intéressant qui vivre seul. La ville est l’espace de la rencontre, de la collaboration, de l’accueil. Sinon, c’est un camp retranché, un lieu de guerre. La ville en soi est hospitalière, sans quoi elle n’est pas. La ville hostile est une vision alternative de la ville telle que nous l’entendons, elle est un dérèglement des représentations et des actes. Faire l’hospitalité à un autre, c’est la fonction première de la ville. Nous voulons repartir de cette idée simple.
Au sujet des bidonvilles, vous défendez l’idée selon laquelle « construire vaut mieux que détruire »...
Oui, si l’on se penche sur les dix dernières années de politiques publiques à l’égard des bidonvilles, dont l’ambition, sans doute louable, est de faire disparaître le phénomène, on voit que leur destruction pure et simple est, in fine, synonyme de pérennisation. C’est un constat irréfutable : détruire un bidonville, c’est en promettre la reconstitution cinq-cents mètres plus loin. Cette approche est une absurdité. Au contraire, construire dans le bidonville, sur le bidonville, est le plus court chemin pour le faire disparaître. Construire, c’est établir des relations, donner du temps, des perspectives... Ce sont ces matériaux qui sont essentiels à toute forme d’intégration.
« Ce ne sont pas des salauds qui expulsent, ce sont des textes, des arguments, des raisonnements »
Le PEROU a signé un livre, Considérant que... Les trente contributeurs s’attachent à déconstruire le texte d’un arrêté municipal ayant autorisé, en 2013, la démolition du bidonville de Ris Orangis. Pourquoi cette approche originale ?
Déconstruire, c’est le terme exact. J’irai même plus loin : on a démantelé le texte, comme on démantèle un bidonville. On l’a attaqué, dépecé... C’est un geste démocratique élémentaire, car c’est un texte public, signé en notre nom par une municipalité. Il mérite d’être lu, publié, discuté. En général, on ne lit pas ces textes. On se contente de dire : « Ce sont des salauds qui ont fait ça ». Non, ce ne sont pas des salauds qui expulsent, ce sont des textes, des arguments, des raisonnements. Il faut les contrer. On a donc invité des auteurs issus de champs différents, avec des grilles de lecture différentes, qui démontrent l’absurdité du texte, ses innombrables failles, sa folie. L’ambition est de geler ces pratiques, d’empêcher la publication de nouveaux textes scélérats. Comme en temps de guerre, on étudie la logique de l’adversaire, pour le contrer.
Justement, quelle riposte proposez-vous ? Pensez-vous qu’il soit encore possible d’infléchir ces politiques ?
Bien sûr, sinon on ne serait pas là ! Ce qui fonde le PEROU, c’est un immense optimisme. Nous voulons faire preuve de joie constructive, face à cette destruction qui a cours. Dans un pays comme la France, détruire des lieux de vie, quels qu’ils soient, est une aberration. La fabrique urbaine se fait par une transformation incessante de l’espace commun. Relancer la fabrique urbaine, c’est prendre un habitat, quel qu’il soit, et le transformer pour le meilleur. C’est un éloge de la transformation, qui ne doit jamais s’interrompre. Nous sommes face à des situations dans lesquelles non seulement on ne pense pas la transformation, mais en plus on détruit. Nous voulons ré-articuler le bidonville à la ville, le transformer pour en faciliter la sortie.
La recherche de solutions par la ville, par "l’urbain", ne conduit-elle pas à sous-estimer l’importance de la question sociale, des inégalités inscrites dans les conditions d’existence des populations ?
Quand on est pauvre, on élabore pour vous des solutions pour créer du lien ; quand on est riche, on a d’abord des relations. Finalement, c’est tout ce qui relève des relations, tout ce qui relie au monde alentour, qui permet à notre vie sociale et économique de se déployer. Et qu’est-ce qui crée des relations ? Nous sommes convaincus qu’il s’agit des espaces communs. C’est donc la ville. D’une certaine manière, notre réponse, c’est faire de la ville pour répondre à la question sociale. Nous sommes convaincus que les travailleurs sociaux sont déployés aux endroits où la ville se défait, comme un pansement. L’action sociale est la conséquence d’une défaite urbaine. Si la ville fonctionnait, il n’y aurait pas de personnes sans lien.
C’est pour leur bien, qu’on vous dit !
Le film : très beau travail, vraiment. Titre parfait (et très XVIIIe siècle ;-))
Merci.
En avant !
À propos de XVIIIe siècle :
Article XXXV de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1793 (jamais entrée en vigueur...) :
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
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