Sur le site du Théâtre de la Ville, établissement de
la ville de Paris, le premier spectacle de théâtre
de la saison, présenté les 10 et 11 septembre
2011, est 11 septembre 2001, pièce de Michel
Vinaver écrite juste après les attentats du World
Trade Center (WTC). A côté des noms de l’auteur, Vinaver, et
du metteur en scène, Arnaud Meunier, une photo de jeunes
gens d’origines étrangères avec des sweats à cagoule. Voilà
une association surprenante… Le terrorisme international et
la jeunesse qu’on dirait de la banlieue française. Quel rapport
peut-il bien y avoir entre les deux ? Il me semble bien difficile
de croire, que des gens aussi avisés et censément critiques
quant à la doxa du moment puissent se laisser aller à induire
l’association catastrophique que l’extrême droite et la xénophobie
officielle ont produite : celle entre l’immigration, la jeunesse
des banlieues et le terrorisme. Je dois dire que je suis
perplexe. Je décide de mener mon enquête.
2005 et des artistes français en Californie
Une camarade me signale que la revue Agôn, revue électronique
consacrée au théâtre et liée à l’École normale supérieure
de Lyon, a consacré un dossier à la pièce. J’y traque
des éclaircissements. C’est une pièce pour partie de théâtre
verbatim, forme du théâtre documentaire développée surtout
depuis les années 1990 dans les pays anglo-saxons. Des
paroles de rescapés des tours du WTC, des extraits de discours
de Bush et de Ben Laden,
des coupures de presse ont servi
de matériel à l’écriture de la pièce et
y figurent parfois textuellement. Le
texte avait d’abord été écrit en anglais,
puis traduit et publié en 2002
en France (aux éditions de L’Arche),
ce qui avait été perçu comme une
attention portée aux États-Unis,
et avait touché les Américains à
l’époque du premier projet autour
du texte. Robert Cantarella, metteur
en scène et ancien directeur
de l’établissement culturel le 104
à Paris, avait travaillé sur la pièce
en Californie avec des acteurs
américains en 2005. Un article très
intéressant de Julie Sermon analyse
la pièce 11 septembre 2001
et rappelle les vicissitudes du projet
d’alors : trois semaines avant la
première, l’ambassade de France
à Washington s’était désengagée
de sa coproduction, refusant de
cautionner un texte qu’elle jugeait
nuisible aux relations franco-américaines. Un passage précis du texte de Vinaver cristallisait le
litige : le croisement de discours de Bush et Ben Laden que
l’écriture de la pièce renvoie en effet comme dos-à-dos. Le
spectacle de 2005 faisait donc scandale dans les sphères
officielles. Citons Julie Sermon : « D’un événement dont le
" choc [avait] été inouï, les réverbérations aveuglantes ",
M. Vinaver dit en effet qu’il souhaitait donner une représentation
"nue", c’est-à-dire : hors interprétation, hors sensationnel,
sans imagination. Selon l’auteur, 11 septembre
2001 est le texte où il a le plus littéralement " imité " : les faits
passant l’imagination, il n’y avait rien à inventer – si ce n’est
leur mise en forme. Raconter la journée du 11 septembre
2001 autrement que n’avait pu le faire les médias, c’était
déplacer le champ des représentations collectives et, dans
cet espace ouvert, autoriser les langues et les esprits à se
délier (des figures imposées). »
2011 et la Seine-Saint-Denis à Paris
Le projet de 2011, mis en oeuvre par Arnaud Meunier, pour
la commémoration des 10 ans de l’événement, est différent.
Je me rends à la répétition générale au Théâtre de la Ville
le 9 septembre pour voir à quoi cela va ressembler, et je
lis l’entretien avec le metteur en scène que la revue publie.
Arnaud Meunier y revient à plusieurs
reprises sur l’étonnement –
et le soulagement (« une surprise
rassurante ») – que lui procure
l’écart entre le fantasme – « l’équation
arabes = musulmans = terroristes
» - et la réalité – « ces lycéens
sont comme le reste de la population
». Est-ce à dire que le metteur
en scène, sans nécessairement
partager ce « fantasme », le créditait
de suffisamment de poids pour
lui accorder ne serait-ce que cette
réponse ? Très curieusement, dans
ce même entretien, les lycéens
sont sans cesse identifiés à leurs
origines, et la qualité de leur travail
est appréciée à l’aune de leur étrangeté
: « L’âge et l’accent malien de
la jeune fille qui joue Katherine
Ilachinski donnent des frissons »,
« on a décidé par exemple de donner
le témoignage de John Paul DeVito, qui est un texte important et long, à un seul jeune, qui
s’appelle Soumail et qui est d’origine mauritanienne. C’est
une responsabilité. » Laquelle ? Pourquoi cette insistance sur
les origines étrangères de ces lycéens français ? Parce qu’
à l’évidence le projet théâtral fait sens par rapport à ça. Mais
quel sens ? Mon hypothèse est que manifestement le discours
sur ce spectacle peine à s’extraire de ce à quoi il voudrait
ne pas ressembler et s’y englue : le préjugé xénophobe et
islamophobe. Il semble impossible ici de faire un pas de côté
par rapport à la gangue dans laquelle la représentation de
ces jeunes gens est prise, contre laquelle ce même discours
tente de lutter et qui détermine ce spectacle. C’est pourquoi
ce projet ne cesse de s’énoncer lui-même dans les termes du
fantasme dont il prétend s’étonner, sinon qu’il veut dénoncer.
D’où les images du spectacle qui posent une équivalence,
une continuité, notamment au niveau des costumes, entre
les terroristes et l’image du jeune de banlieue. Et cette ultime
citation n’en est-elle pas encore le signe : « Au final, la moitié
des lycéens qui sont sur le plateau sont de confession musulmane.
C’est très intéressant que le week-end du 11 septembre,
pour les dix ans, ces témoignages soient portés par
de jeunes musulmans : le symbole de fraternité et d’ambition
qu’envoie le spectacle est pour moi très puissant. » ?
Ce que je comprends est que le spectacle convoque trois
éléments : le terrorisme, le théâtre et la représentation de la
banlieue immigrée. L’impossible dans lequel ce projet est pris
est celui de ses coordonnées, qui par ailleurs engendre une
forme de tabou critique : il est très difficile de contester ce
projet parce qu’il touche à la commémoration d’un meurtre de
milliers de gens, mais surtout parce qu’il repose sur un socle
de culpabilité à la mesure de ce qu’il affiche de générosité.
Son principe – travailler avec des lycéens de Seine-Saint-
Denis sur le 11 septembre 2001 – contient déjà l’idée d’une
association nécessaire entre ces deux éléments, que seul le
travail émancipateur de la culture serait à même d’enrayer.
L’insistance des porteurs du projet sur l’écart entre le fantasme
xénophobe et leur travail cache mal le malaise inhérent
au projet même, dont ils ne se débarrassent
pas et que les critiques
bienveillants tentent de sauver (« la
mise en scène d’Arnaud Meunier
recycle volontiers un certain
nombre de stéréotypes pour mieux
les dénoncer ») [1].
Mais le projet se fonde bien sur
cette association intellectuellement
infâme du terrorisme et de cet autre,
cette construction idéologique, le
jeune-immigré-musulman-non-parisien,
cet autre de l’Occident que
le travail théâtral est censé défaire
et réparer. Ce spectacle est la mise
en scène de la bonne volonté, celle
de la jeunesse immigrée dont une
bonne/mauvaise conscience de
gauche tente de lisser l’image après
les révoltes de 2005. Le théâtre
met de l’ordre dans le désordre, il
est à l’acmé de cette réconciliation
par la culture : le jeune montre patte
blanche à la bourgeoisie parisienne,
le coeur géographique et symbolique
de la capitale accueille avec magnanimité
le « 9.3 » et ses jeunes cagoulés
qui, par l’exercice, font amende
honorable – et on insiste bien sur
le fait qu’ils ne sont pas des professionnels,
que leur fragilité émeut
(berk). Est-ce que cet attendrissement
paternaliste n’est pas l’équivalent
exact auquel nous, concepteurs
et spectateurs, sommes acculés, à
savoir l’expression apparemment
positive de la xénophobie et du
racisme social qui conditionne
le projet ?