Un bidonville algérien à Nanterre en 1961
Accueil > Migrations | Par Emmanuel Riondé | 1er octobre 2005

A Marseille, parcours de chibanis

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Tayeb a essayé de faire venir son fils à Marseille à trois reprises. «  Il lui avait envoyé les certificats d’hébergement et le gosse était même inscrit à la faculté de Luminy  », assure Salem. Malgré cela, on ne l’a pas laissé passer la frontière. Son père, lui, vingt ou trente ans plus tôt, avait été accueilli en France presque à bras ouverts.

Ils sont venus d’Algérie et de Tunisie, les premiers dans les années 1960, les derniers dans les années 1980. Quatorze hommes qui, aujourd’hui, partagent tous cette même adresse du 83, rue du Rouet. Sur la porte en ferraille, à la peinture écaillée par les phalanges, le numéro - ignoré des services postaux - a été grossièrement tracé. Derrière, une petite cour où des cabanons collés les uns aux autres sont adossés au mur du café qui fait l’angle avec la rue Louis Rège. Ces habitats font à peine 10 m2, disposant chacun d’une porte et d’une meurtrière grillagée pour seules ouvertures. A l’intérieur, un lit, une chaise et une tablette. Et puis, selon les locataires, un petit meuble en plus, quelques cintres, une radio, une télé. Un point d’eau pour tous, au fond de la cour. Un WC pour tous. On cuisine au gaz. Les plus anciens habitent ici depuis trente-cinq ans.

Youssef a aujourd’hui 65 ans. Il est arrivé à Marseille en 1972, d’une région frontalière avec l’Algérie, dans l’Ouest tunisien où il travaillait dans le commerce du textile : «  On gagnait peu d’argent . » Débarqué en France, il reste huit jours désœuvré avant de trouver un emploi. Ensuite il travaille jusqu’à la retraite qu’il a prise l’an dernier. Peintre, sableur, dans le bâtiment. Manœuvre. Quand il est arrivé, il touchait 800 francs par mois. En fin de carrière, le Smic. Aujourd’hui, nouveau retraité ayant plus fréquenté les journées de 10 heures que les semaines de 35, il touche environ 400 € par mois. Dont 120 repartent pour le loyer de son cabanon à l’électricité capricieuse et où il faut charger en couverture quand vient l’hiver. Pendant longtemps, Youssef a travaillé au port. Il descendait au fond des cales des cargos et des pétroliers, pour les sabler, les nettoyer. «  Un jour, je suis tombé KO, j’avais la maladie, la tuberculose, mes poumons sont foutus ... » Une énorme balafre lui court sur le torse. Faiblement payé, la famille au bled, la santé fragilisée par un travail usant physiquement, couvert par la Sécu, mal logé, le cas de Youssef est emblématique de ces « immigrés vieillissants » auxquels l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) avait consacré un rapport en 2002 [1]. Le 17 mars dernier, c’est le Haut Conseil à l’intégration (HCI) qui a remis au Premier ministre un rapport sur « la condition sociale des travailleurs immigrés âgés » [2].

Ce dernier document souligne que «  beaucoup d’entre eux ont naguère fait le choix courageux de quitter leur pays, et parfois leurs attaches familiales, dans l’espoir d’une vie meilleure pour leurs enfants. Leur travail a été un élément essentiel pour le développement économique de la France d’après-guerre qui manquait à l’époque de main-d’œuvre, notamment dans le secteur industriel  ». Cette population discrète représente aujourd’hui plus d’un demi-million de personnes en France. Au dernier recensement de 1999, ils étaient exactement 537 000 âgés de plus de 60 ans sur une population générale de 3,25 millions d’étrangers. La Sonacotra estime qu’en 2011, 55,5 % de ses résidents, dont environ 3 sur 4 n’ont pas la nationalité française, seront âgés de plus de 55 ans [3].

Salem est plus jeune que Youssef. Il est arrivé à Marseille en 1980, originaire de Tunisie également, entre Sousse et Kairouan. Deux jours après, il avait du travail, maçon. «  J’ai commencé à travailler tout de suite, dès que j’ai été embauché, c’était un samedi  », se souvient-il. Quinze ans plus tard, il est victime d’une hémorragie cérébrale sur son lieu de travail, à 43 ans. Touchant une pension, Salem doit prendre des médicaments à base de morphine, avec une ordonnance qu’il faut faire renouveler tous les 28 jours. Lui et ses compagnons n’ont cotisé qu’à la Sécurité sociale française. En Tunisie, ils devraient payer la totalité de leurs soins. De plus, le versement de certaines allocations spécifiques est lié à une obligation de résidence en France. Le décret censé préciser les termes de cette obligation n’existe pas et «  les administrations gestionnaires ont des pratiques hétérogènes  », regrette le rapport du HCI.

En réalité, la plupart des Chibanis de la rue du Rouet n’ont pas vraiment le choix : repartir au pays, c’est risquer de perdre des prestations qui contribuent largement à faire manger la famille restée là-bas. Le pays ? «  Au bled aussi, on nous appelle les immigrés ... », dit Salem, dont la femme et les cinq enfants sont en Tunisie. Les familles, aucun d’entre eux n’a jamais pu les faire venir. Comment prétendre au regroupement familial quand on vit dans un 10 m2 ? «  Moi, ma femme ne voulait pas venir, mais même si elle l’avait voulu, je ne sais pas comment on aurait fait  », explique Youssef, père de sept enfants, en désignant les portes des petites chambres individuelles.

Pendant des décennies ils ont envoyé l’argent là-bas, gardant le strict minimum ici : payer le loyer, se nourrir pas cher, se vêtir chichement. Des loisirs ? Pas de réponse. Un match au Vélodrome ? «  Deux jours de repas pour les enfants  », tranche Salem. Le marché quotidien du Prado est tout proche mais «  trois fois plus cher que celui de Noailles  ». Les courses se font donc là-bas, sur les places étroites de Noailles où les cigarettes s’achètent dans la rue, à 3 e le paquet d’américaines. «  On y trouve beaucoup de produits du bled : des dattes, du couscous, des pois chiches, des fèves, même de la harissa. Les femmes des commerçants vendent du pain qu’elles font chez elles  », dit Salem. Pendant les beaux jours, qui durent de longs mois à Marseille, la cour, son pommier et sa table ronde toujours envahie de dominos, est le lieu de vie central des Chibanis. Solidaire, la petite communauté est aujourd’hui inquiète de savoir ce que lui prépare Marseille Aménagement, l’organisme chargé du projet de ZAC sur le quartier [4]. En attendant... tapis de prière, Taxiphone, radio du bled, sieste, séances de lavage à la main, cuisine... Bientôt le Ramadan. A la fin, ils partageront le mouton de l’Aïd.

«  Quand on arrivait ici, on ne savait rien faire  », sourit Salem. Et puis il a bien fallu s’y mettre. Tout faire : travailler, envoyer l’argent et se garder en vie. «  C’est comme s’il fallait s’occuper de deux familles, une là-bas et une ici  », résume Youssef.

Au 83, il n’y a pas trop de plaintifs. Parfois, Salem finit tout de même par dire : «  Oui, on a fait la vie ici... c’était dur ... » Et il y en a un, un grand fin aux cheveux blancs qui, quand on lui demande machinalement «  ça va  ? », semble se régaler de répartir cette réponse bien française : «  Comme des vieux  ! »

Notes

[1Rapport sur les immigrés vieillissants, de Françoise Bas-Théron et Maurice Michel, membres de l’IGAS, novembre 2002.

[2Le HCI se présente comme « une instance de réflexion et de proposition qui, à la demande du Premier ministre (...), donne son avis sur l’ensemble des questions relatives à l’intégration des résidents étrangers ou d’origine étrangère ».

[3La Société nationale de construction pour les travailleurs, majoritairement capitalisée par l’Etat, a été fondée en 1956 pour loger des travailleurs algériens.

[4Lire « La bataille du Rouet » in Regards n°12, décembre 2004

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