Accueil > idées/culture | Par Claude Gindin | 1er mars 2000

A quoi peut bien servir la réflexion théorique ?

Une contribution qui appelle à ouvrir un débat sur le rapport entre théorie et politique. A suivre dans Regards.

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Le Parti communiste a toujours eu besoin d’une réflexion théorique destinée à identifier l’essentiel dans le mouvement de la réalité et ses développements possibles. Dès l’origine, au XIXe siècle, le communisme s’est constitué comme courant politique lorsqu’il a été possible d’analyser les contradictions du capitalisme et donc de penser le passage à une société libérée des rapports d’exploitation.

Le Parti communiste ne fixe aucune limite a priori aux élaborations théoriques qu’il a besoin de faire siennes ou de prendre en compte, ni à celles qu’il peut lui-même avancer. Il exprime des idées de portée théorique qui, à l’expérience, se révéleront plus ou moins pertinentes, mais il ne prétend conférer à aucune le statut de vérité. Il ne l’a pas toujours fait : ses statuts de 1964 affirmaient en préambule que le marxisme-léninisme "généralise les connaissances philosophiques, économiques, sociales et politiques les plus avancées" ; dans les statuts actuels, de 1994, il exprime un point de vue : il "considère que les découvertes, théorisations et anticipations de Marx sont essentielles à l’analyse des antagonismes de classes, des contradictions du capitalisme et de leur dépassement possible" (article 14).

Il dit ce qu’il pense être vrai (ou ce que pense sa majorité), mais il ne s’arroge aucune légitimité pour le décréter, car la détermination du vrai et du faux n’est pas de l’ordre de la décision, même la plus démocratique.Ainsi, un vote ne peut pas valider ou invalider la notion même de dépassement du capitalisme. On peut avoir tort tous ensemble ou raison contre tout le monde. Mais il sert à choisir d’inscrire ou non l’action collective du parti dans une vision de la transformation révolutionnaire qui a besoin du concept de dépassement, au sens de Marx, pour dégager clairement cette idée et la faire fructifier : il faut nécessairement se réapproprier des avancées du capitalisme pour vaincre celui-ci, se débarrasser de ses maux et aller plus loin que lui dans le développement de la civilisation.

Aussi, l’élaboration politique, qui implique des décisions, ne saurait sans dommage disparaître derrière l’élaboration théorique qui contribue à la prise de décision sans être décision elle-même. Ici gît un des problèmes de la caractérisation par Lucien Sève des "tâches spécifiques" du Parti communiste dans son dernier livre : "organiser le travail d’analyse et de prospective théoriques qui (...) permet seul de maîtriser en pensée le réel à transformer : cet invivable vient d’où, tient à quoi, se supprime comment ? Organiser aussi la mise en cohérence pratique de tous les mouvements sociaux entre eux. (...) A quoi s’ajoute, subordonnée mais nullement subalterne l’expression efficace de tous ces mouvements dans les formes politico-étatiques existantes (...)" (1). Outre que l’initiative revient aux seuls mouvements sociaux, dont on attend par contre qu’ils délèguent des compétences au Parti communiste au lieu de leur proposer d’agir de concert avec lui, ce dernier n’apparaît plus comme lieu de détermination d’une politique.

Or, s’il est vrai qu’une analyse des contradictions du réel ne peut se cantonner au déjà existant, mais doit aussi porter sur leur devenir possible, en puissance, sur ce qu’elles peuvent préfigurer de l’avenir, nulle "prospective théorique" ne permet au Parti communiste de se dispenser sans dommage de l’expression souveraine par ses membres de ce qu’ils veulent faire. Elle doit nourrir leur réflexion, non s’y substituer.

Le Parti communiste a longtemps accepté l’idée d’une orthodoxie impliquant un pouvoir de contrôle sur un corps de doctrine. En 1966, son comité central déclarait : "La responsabilité de la théorie incombe aux partis marxistes, qui représentent la classe ouvrière, dirigent ses luttes et incarnent son expérience" (2).

En 1979, rejetant la référence à un marxisme-léninisme inséparable de la thèse de la nécessité de la dictature du prolétariat, il dit qu’il "s’appuie sur le socialisme scientifique, fondé par Marx et Engels, puis développé par Lénine et d’autres dirigeants et théoriciens du mouvement ouvrier" et que "cette théorie s’enrichit sans cesse à partir de l’avancement du savoir et de la pratique sociale, des expériences de l’action de classe des travailleurs en France et dans le monde, des enseignements positifs et négatifs de l’édification du socialisme" (3), mais il ne précise rien ni de l’objet du socialisme scientifique, ni de la manière dont son contenu doit se définir. Georges Marchais récuse explicitement toute "théorie figée en système clos dont nous serions les propriétaires et les conservateurs" (4). Mais qui, par exemple, déterminera quels apports de quels dirigeants il faut retenir ? On ne dit pas qui décide, mais on ne supprime pas la nécessité de décider.

En 1990, le Parti communiste affirme sa volonté d’intégrer les apports des "recherches marxistes" dans "le processus d’élaboration de sa politique, en refusant la double facilité de la neutralité ou de l’officialisation" (5) ; il voit donc bien les dangers d’une prise de parti valant décision sur des recherches en débat, mais pas comment y renoncer sans se priver du même coup de l’apport qu’il pourrait tirer de celles-ci. C’est au 28e Congrès, en 1994, qu’il se dégage de cette difficulté : il n’a pas à dire, ni à se faire dire par sa direction, ce qu’il faut penser, mais à définir ce qu’il pense, lui. Les statuts qu’il vote alors posent comme une exigence pour "le processus démocratique d’élaboration de sa politique", l’intégration "des connaissances et des apports théoriques" dont "à l’épreuve des expériences et des débats, il travaille (...) à enrichir son intelligence des transformations historiques nécessaires" (article 14).Sa politique, en définitive, n’est jamais que le produit de ce qu’il est capable de comprendre, de décider et de faire. .

Lucien Sève a pris connaissance de ce texte de Claude Gindin où il est question de son dernier livre. Il nous a dit être heureux qu’ainsi une discussion potentiellement fructueuse s’esquisse. Regards, dans ses prochains numéros, organisera un débat ou une table ronde.

* Membre du Comité national du PCF.

1. Lucien Sève, Commencer par les fins. La nouvelle question communiste, la Dispute, Paris 1999, p.185.

2. "Résolution sur les problèmes idéologiques et culturels", Argenteuil, 13 mars 1966, Cahiers du communisme, mai-juin 1966, p. 277.

3. Préambule des statuts votés au 23e Congrès.

4. Discours à la Mutualité, Paris, 27-11-1979.

5. Résolution adoptée au 27e Congrès, 21-12- 1990, Cahiers du communisme, janvier-février 1991, p. 356.

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