Un scénario à la tunisienne ne serait-il plus de mise en Algérie ? Avant même que la « révolution du Jasmin » ne triomphe de l’indéboulonnable dictateur Zine El Abidine Ben Ali, nombre d’observateurs ont braqué leur regard sur la poudrière algérienne qui menaçait d’emporter le régime. Le président Abdelaziz Bouteflika a alors été présenté comme la prochaine victime du printemps arabe qui venait d’éclore.
C’est que la jeunesse algérienne a été la première à faire écho aux insurgés tunisiens. Début janvier, plus d’une vingtaine de villes algériennes sont secouées par de violentes manifestations qui font 3 morts et des centaines de blessés. Durant l’année 2010 déjà, selon l’opposition, plus de 10 000 mouvements de protestation avaient été enregistrés dans le pays. Mais le corps à corps entre jeunes manifestants et éléments des forces anti-émeute a fait long feu. Il sera supplanté un mois plus tard par une fronde politique, menée par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD – lire encadré), et surtout sociale qui a vu presque toutes les catégories de la population descendre dans la rue au point où certains ont parlé de « révolution sociale ».
La fierté algérienne mise à mal
Le régime, pourtant, est toujours là. Deux saisons de printemps arabe et toujours pas de révolution sur cette vieille terre d’insoumission à l’histoire jalonnée de révoltes et de jacqueries. Pourquoi les Algériens n’ont pas suivi la voie révolutionnaire empruntée par les Tunisiens et les Egyptiens ? La question met à rude épreuve une fierté, ou susceptibilité c’est selon, algérienne à fleur de peau. Pour beaucoup, c’est même presque un sacrilège que de tenter la moindre comparaison entre l’Algérie et ses pays voisins.
Pour Rachid Malaoui, responsable du premier syndicat autonome à voir le jour en Algérie, le Syndicat national autonome du personnel de l’administration publique (SNAPAP), « ce n’est pas la même chose. Les tunisiens et les égyptiens ne se sont soulevés qu’une seule fois. Chez nous, il y a eu beaucoup de mouvements. Nous sommes dans la révolution continue », explique-t-il, avec une pointe d’irritation. « Ici aussi on bouge, les syndicats autonomes comme les partis continuent leur combat », insiste-t-il. Un point de vue que partage le Docteur Mohamed Yousfi, président du Syndicat National des Praticiens Spécialistes de la Santé Publique (SNPSSP), qui lui aussi refuse de mettre sur un pied d’égalité l’Algérie et la Tunisie. « Le contexte est différent. Les Algériens se sont soulevés il y a de cela plus de 20 ans alors qu’aucun pays arabe ne l’a fait. Il faut au moins reconnaitre ça aux Algériens et on ne peut pas comparer avec un pays comme la Tunisie qui ne s’était jamais soulevé auparavant », assure-t-il. Même agacement chez Azwaw Hamou El Hadj, président de l’association des victimes d’octobre 88, quand on l’interpelle sur le « retard » de l’Algérie sur son voisin de l’est. « Notre révolution, nous l’avons faite en 1988, lance-t-il. L’Algérie est le premier pays arabe à se révolter contre le système, bien avant 1988. Il y a eu des événements en 1963, en 1980, en 1986, etc. Côté révolte donc, aucun pays ne peut nous donner des leçons ».
Connue pour sa grande pondération, la militante féministe Fadhela Chitour-Boumendjel se montre moins braquée sur cette question. Elle met la tiédeur des Algériens sur le compte de l’appréhension à se révolter vainement. « Nous avons tellement intériorisé les échecs des émeutes et des luttes menées depuis l’indépendance qu’il y a une grande méfiance à prendre le risque de faire couler le sang pour rien comme en octobre 1988 », explique-t-elle. Une analyse que reprend presque point par point le jeune internaute Amine Menadi, chef de file d’Algérie pacifique [1] qui estime que « cette image de l’algérien qui se sacrifie pour rien y est pour quelque chose ». « Dans l’histoire, l’Algérie a connu beaucoup de soulèvements qui n’ont pas donné grand-chose. Le peuple a peur de cette répétition de l’histoire. On a toujours payé le prix fort », appuie-t-il.
Les séquelles de la décennie noire
La répression policière n’a-t-elle pas dissuadé les Algériens d’emprunter la voie révolutionnaire, périlleuse et surtout coûteuse ? « Un peuple qui a produit une révolution ayant forcé l’admiration du monde entier ne peut pas avoir peur de lutter ou de se révolter. Mais nous sommes face à un système sophistiqué », rétorque la fille d’Ali Boumendjel, grande figure de la révolution algérienne.
A l’instar des analystes nationaux et étrangers, toutes les figures de la société civile approchées s’accordent cependant à dire que les traumatismes des années du terrorisme, les années 90, qualifiée de « décennie noire », ont freiné la mobilisation des Algériens autour de la revendication de changement radical même s’ils y aspirent de toutes leurs forces. « Beaucoup d’Algériens ont peur de retourner aux années noires. A peine sortis de la révolte d’octobre 88, nous avons plongé en 92 dans la période du terrorisme. C’était un calvaire », explique Omar Abed, président du collectif des clients spoliés de Khalifa Bank et militant en vue de la CNCD. « Aucun pays n’a vécu ce qu’a connu l’Algérie comme épreuves. Pendant la décennie noire nous avons eu plus de 200 000 morts. C’est quelque chose qui joue dans la réaction sociale. Les gens sont sur la défensive, voire blasés. Ils ont vécu beaucoup de drames et ils font tout pour ne pas revivre la même situation. Les mobiliser n’est pas une chose aisée », atteste Mohamed Yousfi. « Il ne faut pas oublier : 200 000 morts et plus de 10 000 disparus pendant la guerre civile. On s’est trop sacrifiés », ajoute Rachid Malaoui.
L’argent, nerf de la… démobilisation
L’autre élément d’analyse avancé pour expliquer pourquoi l’Algérie a tourné le dos au printemps arabe, c’est la rente pétrolière. En effet, dés que l’agitation a gagné la rue, les autorités algériennes ne se sont pas privées de ressortir cette arme fatale en distribuant de l’argent à tout va, au détriment de tout bon sens économique. Selon l’opposant Saïd Sadi, plus de 30 milliards de dollars sont déboursés par le président Bouteflika, pour acheter la paix sociale et, partant, s’offrir un sursis à la tête du pays. « Comparée à la Tunisie et surtout à l’Egypte, la situation des Algériens est relativement meilleure. Si nous étions dans la même situation économique que ces deux pays, il n’y aurait pas ce calme. Notre malheur c’est cette manne pétrolière que le pouvoir utilise pour calmer les gens. Cela joue », estime Mohamed Yousfi. Et Rachid Malaoui d’ajouter : « Il ne faut pas oublier que les gouvernements tunisiens et égyptiens n’ont pas de pétrole pour acheter les gens. Et les intérêts sont moins colossaux qu’en Algérie. Par contre en Libye où le pétrole coule à flots c’est la guerre civile ».
Une élite effritée et clientélisée
En plus de toutes ces raisons, le régionalisme, savamment entretenu par le système en place, a servi, selon Amine Menadi, de « ralentisseur à la mobilisation ». Ce qui distingue aussi l’Algérie de la Tunisie et de l’Egypte c’est la faiblesse de son élite paupérisée et clientélisée. « En Tunisie et en Egypte, il y a une classe moyenne. D’ailleurs, les syndicats y ont contribué à la prise en charge des mouvements de protestation. Chez nous cette classe moyenne est laminée et clientelisée. C’est le vide. Pour moi, il n’y a pas de société civile en Algérie. Le peu de gens qui essaient de faire quelque chose sont empêchés. Résultat des courses, un vide s’est installé entre le pouvoir et la jeunesse qui est livrée à elle-même et non encadrée. Il y a un décalage entre la classe politique et cette jeunesse qui ne trouve pas de réponse à ses préoccupations. C’est là le drame », analyse Mohamed Yousfi.
Faut-il alors désespérer de voir l’Algérie s’arrimer au train de la modernité politique emprunté par la Tunisie et l’Egypte ? Pour beaucoup, le changement aura lieu inévitablement. Pour Mohamed Yousfi, deux possibilités s’offrent aujourd’hui au système algérien : le changement pacifique ou le tsunami politique. A ses yeux, un changement en douceur relèverait du « miracle » car « les gens aux postes de responsabilités sont ancrés dans le pouvoir et il y a énormément d’intérêts et de corruption ». Il n’est pas le seul à être sceptique quant à la possibilité d’un changement ordonné en Algérie. Et on n’hésite pas à évoquer les perspectives les plus noires. Comme pour faire écho à Omar Abed qui dit craindre un scénario à la libyenne, Rachid Malaoui n’exclut pas le risque d’une « somalisation » de l’Algérie en l’absence d’un changement pacifique.