Regards.fr : Que pensez-vous des études actuelles sur
l’existence d’une nouvelle géographie sociale
qui corrèle le vote aux territoires ? Et
qui affirme que plus on s’éloigne des villes
plus on vote Front national ?
Annie Collovald : Depuis plusieurs années, des géographes ont
mis au point un gradient d’urbanité (fondé sur
la densité de peuplement et la diversité sociale)
pour mettre en évidence l’existence d’une
nouvelle variable, en l’occurrence spatiale, qui
concurrencerait avec efficacité les variables socio-
économiques, comme les diplômes, la CSP
ou les revenus dans l’explication des votes. Il
y aurait ainsi un clivage important fondé sur la
distance aux villes et lié aux modes de vie, opposant
le rural à l’urbain et faisant apparaître le
périurbain comme un espace à part dans lequel
les déplacements de la résidence au travail joueraient
tout particulièrement pour comprendre
leurs préférences électorales. Cette approche
du vote par la géographie sociale et électorale
est intéressante, mais moins par ses interprétations
que par ce qu’elle suggère. Elle a le mérite
d’appeler à une analyse contextualisée du vote,
de rappeler qu’un ouvrier ou un cadre n’a pas
la même propension à aller à voter ni la même préférence électorale selon son lieu de vie. Et
aussi d’attirer l’attention sur les différences de
politisation des groupes sociaux selon leur accès
plus ou moins direct aux services publics,
à l’emploi et les formes de relations sociales
dans lesquelles ils sont insérés. Tout ce à quoi
est vigilante, d’ailleurs, la sociologie des modes
de production des votes. En clair, ce gradient
d’urbanité montrant une corrélation entre habitat
et vote n’explique rien en lui-même, mais il
invite à mener des enquêtes pour rendre intelligible
ce phénomène. Or bien souvent, pour
certains géographes électoraux, et notamment
les plus entendus, la corrélation se suffit à elle-même
et ils infèrent de celle-ci des interprétations
sur la signification des votes et sur ce qui
anime les électeurs. Ils passent ainsi sans coup
férir d’une corrélation statistique aux motivations
individuelles, ce qui ne va pas sans raccourcis
et oublis qui créent de fausses évidences.
Regards.fr : Avez-vous des exemples ?
Annie Collovald : À l’inverse de l’insistance actuelle sur la relation
entre le gradient d’urbanité et le vote FN, la zone
périurbaine n’est homogène ni socialement ni
politiquement : elle est marquée par l’abstention,
les votes extrêmes de droite et de gauche
(et par le Non au TCE en 2005). Affirmer, alors,
que les classes populaires qui ont été condamnées
à émigrer des centres-villes pour des
raisons financières votent FN dans ces zones
résidentielles revient à forcer l’interprétation et
à la faire entrer dans l’ordre des préjugés. En
témoignent les jugements moraux et le mépris
social qui ont libre cours. Le vote urbain serait
ainsi un vote progressiste, ouvert sur le monde
et tolérant devant la diversité sociale quand le
vote rural ou périurbain manifesterait un repli
communautaire, enfermé dans un entre-soi,
refusant toute altérité et les contacts fortuits
avec les autres. Autre manière de rejouer sur le
plan des « constats » descriptifs la supériorité
morale des classes supérieures, qui résident en
ville, sur les classes populaires vouées, quant
à elles, par leur style de vie à une autochtonie
synonyme de xénophobie. Que faire alors de
ces enquêtes révélant le ghetto du gotha et
des classes dominantes protégeant frileusement
dans les « beaux quartiers » leur entre-soi
par nombre de dispositifs de surveillance et
de sélection sociale ? Que faire aussi de ces
contournements de la loi SRU par les communes
les plus riches préférant payer une taxe
plutôt que de créer des logements sociaux ?
Mais c’est aussi le présupposé de ces interprétations
qui pose problème. Implicitement,
les individus seraient là où ils ont décidé d’être
en accord avec leur identité et leur système de
valeurs. Et de mauvais choix en frustrations, les
pauvres seraient responsables de leur sort. Ce
ne serait pas d’ailleurs la pauvreté qui empêcherait
la mobilité, mais l’inverse : c’est par absence
d’une disposition à la mobilité que les pauvres
seraient pauvres. Comment mieux naturaliser
les comportements sociaux et électoraux qu’en
renversant ainsi l’ordre des causalités et en
oubliant qu’ils résultent d’abord des politiques
publiques adoptées : chômage, baisse des revenus
et des pensions, coût des déplacements,
coût des logements et de l’accès à la propriété,
tout ce qui atteint de plein fouet les classes
populaires et les petites classes moyennes ?
Tout cela évite de s’interroger sur les causes
politiques des désenchantements populaires.
Regards.fr : Alors comment expliquez-vous la mode
actuelle pour ce type d’analyse ?
Annie Collovald : Ces analyses doivent leur succès à un air du
temps attisant les suspicions à l’égard des
groupes populaires vus davantage comme des
problèmes à résoudre que des causes à défendre.
Les commentaires en termes de « populisme
» en sont une illustration. C’est aussi que
ces interprétations ont tout d’un « Canada dry
scientifique » propre à faire « savant » tout en
économisant la réflexion. Elles autorisent des
« scoops » et des explications sensationnelles
offrant à moindre coût un renouvellement de
l’actualité politique : après « les gens d’en bas »,
« ceux de la désespérance sociale », voici la
« France périphérique », « la France d’à côté »
Enfin des pensées simples, débarrassées des
analyses sociologiques, il est vrai un peu lassantes
et répétitives, sur les différents modes de
politisation et de mobilisations électorales, les
inégalités sociales devant le vote !
Regards.fr : La France « des invisibles » s’est-elle
construite en opposition aux
« minorités visibles » ?
Annie Collovald : Non, pas du tout. Ce sont les usages politiques
et médiatiques ultérieurs qui ont opéré une telle
opposition arbitraire. Songeons au rapport du
think tank du PS, Terra Nova, voyant dans les
groupes populaires des insiders, arc-boutés
sur leurs acquis, leur statut et leur protectionnisme
xénophobe face aux outsiders, « ceux
qui cherchent à rentrer sur le marché du travail,
mais n’y parviennent que difficilement :
les jeunes, les femmes, les minorités, les chômeurs,
les travailleurs précaires […] soutenus
par les plus intégrés (les diplômés), solidaires
de ces “exclus” par conviction culturelle. »
Cette France de demain avant tout « unifiée
par ses valeurs culturelles, progressistes »,
veut le changement, elle est tolérante, ouverte,
solidaire, optimiste, offensive. Comment mieux
dépeindre les classes populaires sous un jour
impopulaire et détestable et faire d’elles une
cause perdue pour la politique, la démocratie
et l’avenir espéré ?
Regards.fr : Comment le concept de « France invisible »
est apparu dans la campagne ? Et comment
les différents partis l’ont-ils adopté ?
Annie Collovald : L’invisibilité des groupes occupant des positions
subalternes et des enjeux sociaux concrets a
d’abord été travaillée en sciences sociales. Elle
est ensuite passée dans le discours journalistique
avant d’être reprise par Marine Le Pen prétendant
être la porte-parole du monde ouvrier et
des sans-grade. La circulation des termes est
intéressante ; elle signale la quête récurrente des
médias et des responsables politiques d’une
légitimité « sérieuse » au prix d’un appauvrissement
de la signification des mots employés
autant qu’une fermeture du jeu politique et médiatique
sur lui-même. Ce regain d’intérêt pour
les classes populaires n’est pas lié ici à un souci
soudain pour les malheurs des plus défavorisés
et leurs vies abîmées, mais à des stratégies politiques
de distinction interne. Stratégies en partie
contraintes par une double présence aussi inattendue
que dérangeante : d’une part les luttes
ouvrières dans le secteur industriel se rappelant
à la réalité en jouant de la visibilité et de l’affrontement
; d’autre part, le Front de gauche qui n’hésite
pas à s’affronter au FN et à tenir un discours
de « lutte des classes » en combinant la reconquête
de l’électorat ouvrier avec un travail d’éducation
politique appuyé sur des réseaux syndicaux.
Alors pourquoi un tel retour aux groupes
populaires par les autres candidats ? Sans aucun
doute, pour mobiliser vers les urnes des groupes
sociaux soudain découverts comme un réservoir
à électeurs et non pour associer les plus fragiles
à des projets visant à contrecarrer la domination
sociale et politique qu’ils subissent.