Le 9 octobre 2007, le tribunal fédéral de La Plata, à cinquante kilomètres de la capitale argentine, condamnait à la prison à perpétuité un ancien aumônier de 69 ans, Christian von Wernich, pour son implication dans sept meurtres, 42 enlèvements et 31 cas de torture durant la dictature (1976-1983). Arrêté en 2003, il était le confesseur du chef de la police de la province de Buenos Aires, Ramón Camps, un des principaux tortionnaires d’un régime qui a fait quelque 30 000 disparus et s’est achevé avec le désastre de la guerre des Malouines contre le Royaume-Uni.
Ce premier procès intenté contre un membre du clergé a relancé le débat sur le rôle de l’Eglise durant « les années de plomb » dans un pays où la laïcité n’a jamais été menée à son terme logique. Ainsi, l’article 2 de la Constitution stipule que « le gouvernement fédéral soutient le culte catholique apostolique romain ». D’autres jugements devraient suivre. Depuis l’abrogation, en août 2003, des lois d’amnistie de Point final (1986) et d’Obéissance due (1987), puis leur déclaration d’inconstitutionnalité, en juin 2005, par la Cour suprême, les procès ont repris (1). Début 2007, l’aumônier militaire Miguel Regueiro était incarcéré à l’âge de 73 ans pour sa participation à l’enlèvement d’un jeune couple et de leur bébé. Son procès est en cours.
Des morts mystérieuses
Prix Nobel de la paix 1980, Adolfo Pérez Esquivel avoue « son embarras à généraliser » l’attitude de l’institution catholique : « L’évêque Adolfo Tortolo justifiait le recours à la torture. A l’inverse, l’évêque Miguel Hesayne est devenu un symbole de la résistance à l’oppression. » Ce dernier est célèbre pour avoir accompagné les marches des Mères de la place de Mai. Toutefois, souligne la vice-présidente de l’association, Mercedes de Meroño, « sur plus de 80 évêques en fonction à l’époque, seuls quelques-uns se sont engagés à nos côtés ». Outre Hesayne, qui a demandé : en vain : une enquête sur le rôle des prêtres dans la répression, il s’agit notamment de Jaime de Nevares et Jorge Novak, qui ont publiquement soutenu les familles des disparus. Quant à Enrique Angelelli et Horacio Ponce de León, ils ont payé de leur vie leur engagement : ils sont morts dans de mystérieux accidents de voiture en 1976 et 1977.
L’Eglise ne s’est guère émue de la disparition de ses « enfants ». Pis même, selon le théologien Rubén Dri : « L’armée s’est chargée du sale travail, en débarrassant la hiérarchie ecclésiastique du Mouvement des prêtres pour le tiers-monde (MSTM) » (2). Ce « chrétien socialiste » s’est défroqué en 1974 lorsqu’il est entré dans la clandestinité pour échapper à une mort annoncée. Rien que dans son entourage, raconte-t-il, une soixantaine de prêtres ont été torturés, tués ou contraints à l’exil. A l’instar du père Carlos Mujica, assassiné en 1974 ; ou des religieuses françaises Alice Domon et Léonie Duquet, enlevées en 1977 puis exécutées. La première appartenait au Mouvement œcuménique pour les droits de l’Homme (MODH), qui réunissait des Eglises protestantes évangéliques et quatre diocèses catholiques et « était clairement de notre côté », rappelle Pérez Esquivel.
Mais la hiérarchie catholique ne s’est pas davantage souciée de la disparition des autres fils de Dieu : chrétien engagé, le Prix Nobel, lui-même détenu quatorze mois sans procès et torturé, a demandé à la Conférence épiscopale de contribuer à rechercher les disparus. Il n’a jamais obtenu de réponse. Les accusations remontent jusqu’au Vatican, dont le silence vaudrait aveu de complicité. Myriam Bregman, l’avocate de Justicia Ya !, un organisme de défense des familles de victimes, explique : « Selon un témoignage que nous avons produit au procès von Wernich, l’ancien nonce apostolique à Buenos Aires, le cardinal Pio Laghi, possédait une liste de 2 000 détenus disparus, avec l’emplacement de leurs tombes. Et par conséquent le Vatican l’avait aussi. » Auteur de Double jeu. Eglise et dictature (2006), président du Centre d’études légales et sociales (CELS), une organisation de défense des droits de l’Homme créée en 1980, Horacio Verbitsky nuance : « Le Vatican s’appuie sur les épiscopats nationaux. Aussi le même pape qui a soutenu, au Chili, contre Pinochet, le cardinal Raúl Silva Henríquez (3) a-t-il également soutenu la hiérarchie argentine. »
Base idéologique intégriste
En revanche, cet essayiste juge écrasante la responsabilité de l’Eglise catholique de son pays : « L’épiscopat a fourni une base idéologique, intégriste, à la dictature. Confusion des rôles : les généraux parlaient de Dieu, du Bien et du Mal, les évêques de stratégie et de guerre. » C’est l’époque « des Croisades contre le marxisme et le matérialisme », selon l’expression de Rubén Dri. Les révélations d’un officier de marine repenti, Adolfo Scilingo, déclaré coupable de crimes contre l’humanité en 2005 par un tribunal espagnol, illustrent les implications concrètes de cette alliance bien peu évangélique. Au retour des « vols de la mort », durant lesquels les opposants étaient jetés à la mer depuis des avions, inconscients mais vivants, l’aumônier militaire dissipait le malaise moral de certains soldats en offrant messe et bénédiction. Et il invoquait « la nécessité de sauver le pays des griffes du communisme international ». La méthode même avait été approuvée comme « une forme chrétienne de mort » par les autorités ecclésiastiques, a précisé l’ancien capitaine.
L’attitude de l’Eglise depuis le retour de la démocratie n’a guère amélioré son image (4). A l’issue du procès von Wernich, elle invitait les Argentins à « s’éloigner autant de l’impunité que de la haine ou de la rancœur ». Suscitant la colère de Myriam Bregman : « On ne peut pas mettre l’impunité et le sentiment des familles sur le même plan ! Ce, alors que 400 enfants de disparus n’ont pas encore été retrouvés ! » Et que, le temps passant, bien des coupables sont morts sans être inquiétés... L’acte officiel de repentance, en septembre 2000, n’avait guère convaincu non plus. « L’Eglise a toujours présenté les crimes commis durant la dictature comme le fait de certains individus, sans jamais évoquer la responsabilité de la hiérarchie », regrette Rubén Dri. La Conférence épiscopale a également invité les Argentins à « la réconciliation ». Ce à quoi Pérez Esquivel rétorque : « La réconciliation, ça signifie le pardon et l’oubli. Or, comme chrétiens, nous pouvons pardonner, mais pas oublier, et surtout pas à n’importe quel prix, ni de n’importe quelle manière. » En ouvrant ses archives, en rendant publics, par exemple, les actes des réunions des conférences épiscopales, l’Eglise aurait pu faire un geste de bonne volonté. Au lieu de quoi, « elle a encore perdu une opportunité historique », constate le pasteur Arturo Blatezky, coordinateur du MODH. Un long chemin reste donc à parcourir. Enlevé et torturé en 1976, Julio López, un ancien maçon de 77 ans, a livré un témoignage décisif dans la condamnation à la prison à vie d’un ancien chef de police, Miguel Etchecolatz. Il s’est volatilisé en septembre 2006, devenant ainsi « le premier disparu de la démocratie ». La conduite à son terme du procès de von Wernich constitue ainsi, paradoxalement, un signe positif pour Rubén Dri : « Malgré le climat d’inquiétude, les témoins ont parlé. Le processus est lent, certes, mais bien réel. » B.V.
1. Les poursuites intentées au début des années 2000 portaient sur le vol des bébés d’opposants, un délit non couvert par l’amnistie et déclaré imprescriptible.
2. De 1967 à 1976, le MSTM a réuni des prêtres actifs dans les bidonvilles et les quartiers ouvriers, proches de la gauche péroniste et des idées marxistes. Il a contribué à l’élaboration de la théologie de la libération en Amérique latine.
3. Dès octobre 1973, l’archevêque de Santiago, le cardinal Raúl Silva Henríquez, créait le Comité de coopération pour la paix au Chili afin de prêter assistance légale et sociale aux victimes du coup d’Etat du 11 septembre.
4. Malgré plusieurs tentatives, nous n’avons pas réussi à joindre le porte-parole de la Conférence épiscopale, Jorge Oesterheld.
Regards n°47, Janvier 2008