La photo des chefs d’Etat et de gouvernement africains regroupés autour du président français. Des gestes ostensibles de connivence : bises fraternelles, tapes dans le dos :, des discours truffés de louanges attendries... Le 24e sommet France-Afrique, à Cannes les 15 et 16 février derniers, n’a pas dérogé à la tradition [1]. Il est resté dans ce genre très particulier de rencontre où la diplomatie s’exerce sur fond d’indécrottable paternalisme post-colonial. Bongo, Biya, Compaoré, Sassou Nguesso, Eyadéma fils et les autres, ils étaient tous là, les piliers plus ou moins usés de la « Françafrique ». Et Jacques Chirac n’a pas manqué de rappeler la teneur des « liens personnels » établis avec certains d’entre eux, soulignant combien « la France aime l’Afrique, se sent liée à elle par les engagements de la fraternité, de l’histoire et du cœur ». Tout en prenant bien soin de ne jamais mentionner le caractère très probablement ultime de cette rencontre officielle avec le « cher Jacques », la plupart des dirigeants africains lui ont bien rendu cet étalage de fraternité.
Une vieille habitude... maintenue dans un environnement international « où les cartes sont constamment rebattues », dixit le président français. L’Union européenne tente, difficilement, de jeter les bases d’une politique étrangère commune ; les Etats-Unis, sous prétexte de lutte antiterroriste, prennent pied dans la corne de l’Afrique pour y « sécuriser » une zone jouxtant le Golfe ; les Chinois, enfin, investissent de façon massive sur le continent [2]. Comment, dans ce contexte, peut durer une relation franco-africaine, où se mêlent l’affairisme corrupteur, le paternalisme, le déni démocratique mais aussi d’authentiques liens affectifs et un engagement français non feint sur la scène internationale ?
Sur le plan des échanges économiques, la tendance est plutôt à la baisse depuis quelques années, et la part africaine dans les investissements directs français à l’étranger se situe aujourd’hui autour de 1 %. En 2006, 4,8 % des importations françaises sont venues du continent africain qui a reçu 5,5 % des exportations hexagonales, le tout hors matériel militaire. Ces chiffres étaient sensiblement identiques lors des deux années précédentes mais le solde, positif pour la France, a, lui, régressé, passant de 3,2 milliards d’euros en 2004 à 713 millions en 2006 [3].
Interventions militaires
Le fléchissement de la coopération militaire est beaucoup moins net. Grâce à des accords de défense signés dans les années 1960, la France conserve une importante présence militaire sur le continent africain. Selon un capitaine de l’état-major des armées (EMA), il y aurait aujourd’hui un peu plus de 10 000 soldats français en Afrique [4]. Le maintien de la force Licorne en Côte- d’Ivoire (3 400 hommes) et les opérations récentes en Afrique centrale indiquent clairement que Paris n’en a pas fini avec l’interventionnisme armé. Même effectuées dans le cadre d’accords bilatéraux, ces actions ont permis de rappeler, à tout le monde, que la France se réserve le droit de jouer du muscle dans son ancien pré carré. Philippe Hugon, économiste et spécialiste de l’Afrique subsaharienne à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), souligne cependant que « si la France n’était pas intervenue militairement au Tchad et en Centrafrique, à la demande de ces pays, la région allait probablement vers une extension du conflit du Darfour ».
Selon le chercheur, Paris doit faire des choix importants sur le continent : « Il va y avoir en Afrique des enjeux stratégiques de contrôle territorial par rapport aux ressources pétrolières, assure-t-il. Aujourd’hui, 30 % des approvisionnements pétroliers de la Chine viennent d’Afrique et ce sera le cas pour 25 % de ceux des Etats-Unis dans les dix ans à venir. Pour l’Europe, ça tournerait autour de 20 %. Alors que faire ? Partir ou rester, quitte à être accusé d’ingérence ? »
Dans tous les cas, la France ne souhaite conserver que trois bases militaires à Dakar, Libreville et Djibouti. « Ce sera au chef de l’EMA de choisir entre retrait, renforcement et européanisation des forces, résume Philippe Hugon. L’Europe n’est pas aujourd’hui une puissance militaire capable d’intervenir en tant que telle. Mais comme il sera nécessaire de sécuriser des zones pour des enjeux concernant d’autres pays, Paris va vouloir partager le fardeau. Et on peut imaginer des actions bilatérales, des jeux d’alliance France/Grande-Bretagne/Allemagne. » Ces perspectives sont encore loin d’être abouties. Le projet Recamp (Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix), ce « concept forgé dans le cadre de la relation France-Afrique », évoqué par le président malien Amadou Toumani Touré à Cannes, est, lui, en marche. Lancé en 1997 en Centrafrique, Recamp entend former et entraîner des troupes africaines aux opérations de maintien de la paix. Et là aussi, la volonté française est d’européaniser l’effort.
Raphaël Granvaud, de l’association Survie, estime qu’il est difficile de discerner dans tout cela « ce qui relève d’une réelle volonté de coorganisation et du simple habillage du maintien de la présence française ». Et soupçonne les puissances extérieures de vouloir « se partager sereinement le gâteau » des ressources africaines plus qu’il ne craint de les voir se déchirer... Avec six autres organisations, Survie organisait un « sommet citoyen France-Afrique » à Saint-Denis, quelques jours avant le sommet officiel. Dénonçant le bilan de la politique française en Afrique, la persistance des réseaux occultes, et exigeant la transparence de l’action publique dans ce domaine, militants et sympathisants ont aussi usé d’ironie pour se faire entendre. Le 15 février, au niveau de la gare de Cannes, à quelques encablures du Palais des Festivals, ils ont décerné « les palmes de la Françafrique ». Sous le regard attentif de nombreux CRS, un personnage affublé du masque de Faure Gnassingbé (Togo) s’est vu remettre la palme du meilleur espoir masculin, tandis qu’un président français géant recevait la Palme d’or. A la même heure, le vrai monsieur Chirac, et madame, conviaient leurs hôtes à un dîner officiel au Carlton.
Pour Raphaël Granvaud, si la présidentielle va bien signifier la fin d’une époque (l’actuel président avait fait revenir Jacques Foccart à la cellule africaine de l’Elysée au-jourd’hui dirigée par Michel de Bonnecorse), cela ne garantit pas que les relations franco-africaines vont s’assainir. « On n’a pas noté de volonté politique profonde d’en finir avec les vieilles pratiques, regrette-t-il. Sarkozy, malgré ses déclarations, a déjà fait une tournée des dictateurs africains et il serait étonnant qu’il ne reprenne pas les réseaux Pasqua. Quant à Ségolène Royal, elle aussi a fait des déclarations mais la fine fleur du mitterrandisme reste dans son entourage... » Certains font pourtant le pari qu’elle serait la première chef d’Etat française à supprimer la cellule africaine de l’Elysée qui échappe à tout contrôle parlementaire.
Le passé récent
Mais, en France-Afrique, le passé n’est jamais très loin. La publication, en novembre dernier, de l’enquête du juge Bruguière mettant en cause des proches de Paul Kagamé dans l’attentat contre Juvénal Habyarimana, le rappelle. En creux, certains y ont vu un élément à décharge pour la France dont le rôle exact durant le génocide tutsi mérite encore bien des éclaircissements. Ka-gamé a rompu les relations diplomatiques avec Paris et le Rwanda n’était pas représenté au sommet de Cannes. D’où, décidément et malgré les efforts de Jacques Chirac, il était difficile de repartir convaincu qu’on allait bientôt assister au renouveau de cette « relation essentielle ».