Samuel Johsua, universitaire, membre de la LCR : « Ce n’est pas la défaite du communisme, mais celle du stalinisme »
« Je ne considère pas la chute du Mur comme un échec, il faut s’en féliciter. Si échec il y a, il remonte bien plus loin. Je fais partie de ceux qui considèrent qu’il n’y avait rien à sauver de ce système. Il était condamnable dans toutes ses composantes. La chute du Mur a soulevé une déception : la possibilité que cette révolution contre un système bureaucratique puisse donner autre chose qu’un retour au capitalisme ne s’est pas vérifiée :, mais elle est un bienfait dans l’histoire de l’humanité. 1989, ce n’est pas la défaite du communisme, mais celle du stalinisme : un régime qui ne reposait plus que sur la répression et une bureaucratie tentaculaire : qui empêchait de penser une société émancipée. On a connu, par le passé, deux grandes possibilités de préserver les idéaux du système tout en détruisant de fond en comble la manière dont il fonctionnait : l’Insurrection de Budapest en 1956 et surtout le Printemps de Prague en 1968, qui s’est déroulé au nom d’un socialisme à visage humain. L’échec a eu lieu en plusieurs étapes, depuis la fin des années 1920 en Russie, et entre 1956 et 1968, période durant laquelle les possibilités de transformation de ce système se sont épuisées. Il y a deux débats différents : la chute du mur de Berlin et la question du communisme. Cela ne veut pas dire que le communisme n’a pas échoué en partie : mais c’est une question délicate qui ne renvoie pas directement à cet événement. On ne peut pas parler d’une période bénie avec Lénine, après laquelle l’or se serait transformé en plomb : même si c’est vrai en partie :, car il faut s’interroger sur les raisons qui ont permis au stalinisme de l’emporter dans le cadre bâti par Lénine. Il n’a pas été nécessaire, pour cela, de transformer ce cadre. Cependant, je fais partie de ceux qui pensent que le stalinisme ne remet pas en cause l’idée fondamentale du communisme. Dès lors que vous considérez que le capitalisme ne peut pas résoudre les contradictions économiques, écologiques, etc., la seule issue sérieuse, c’est la fin d’un monde dirigé par la recherche aveugle du profit. Ce qu’on appelle communisme est très lié à tous les partis communistes. Or le communisme, celui de Marx, englobe des choses bien plus larges que le parti bolchevique. Il existe d’autres types d’expérimentations, comme la Commune de Paris en 1971. Certes, elle n’a duré que deux mois, mais son système d’organisation, la démocratie qu’elle avait installée, offre une image du communisme différente de ce qui s’est passé en Russie. Toutes les expériences au XXe siècle se sont terminées par des échecs, et l’espoir ne s’est jamais réveillé, mais il demeure dans l’actualité du monde. Il n’y avait aucun espoir pour le communisme tant que le système stalinien perdurait parce que c’était une caricature, le contraire de ce que nous voulions faire. Des millions de personnes le défendaient, mais c’était un régime indéfendable pour ceux qui connaissaient la réalité. Les remontées contemporaines sous la forme de l’altermondialisme, d’un nouvel internationalisme, n’auraient pas été possibles sans la fin du système stalinien : un passage indispensable dont je me réjouis. D’un côté, nous sommes tous héritiers du XXe siècle, y compris un parti comme le mien, le NPA, lui-même héritier d’une tradition qui s’est opposée au stalinisme d’une manière extrêmement farouche. Tous ceux qui ont touché à cette histoire sont comptables des horreurs qui ont pu être commises au nom du combat que nous menions. Et cela pèse considérablement sur la gauche de gauche en particulier, mais aussi sur la gauche en général, même celle qui n’a pas soutenu ce système. La chute du Mur est une histoire terminée du point de vue de sa réalité historique, mais elle continue de peser dans les têtes. Il faut comprendre ce qui s’est passé pour faire en sorte que cela ne se reproduise pas. La question de la démocratie, par exemple, a été largement sous-estimée par tous les mouvements révolutionnaires au cours du XXe siècle. Tant que cette histoire ne sera pas comprise, il subsistera un petit doute dans l’esprit de ceux qui veulent abattre le capitalisme. » Propos recueillis par Marion Rousset
Alain Bergounioux, historien et directeur de La Revue socialiste : Du passé ne faisons pas table rase...
1989, la chute du mur offre évidemment l’occasion de revenir sur le sens de l’événement. Ce n’est pas pour se contenter d’une plate commémoration. Vingt ans après, les problèmes du passé sont peut-être soldés, mais la question que l’on avait pu penser partiellement résolue de construire une alternative au libéralisme économique, avec l’Etat social, est remise sur le métier. Certes, aujourd’hui les enjeux sont différents et tout le monde s’accorde pour dire qu’il faut concevoir et mettre en œuvre un modèle de développement qui réalise un nouvel équilibre entre les exigences économiques, sociales, écologiques. Mais, n’y aurait-il rien à retirer des contradictions du passé et encore du présent, si on en juge par la Chine qui se dit toujours communiste ? Le Parti communiste et l’extrême gauche ont tendance à se contenter d’une condamnation (intellectuellement paresseuse) du stalinisme pour pouvoir répéter que l’idée communiste a toujours un avenir. Les socialistes se satisfont souvent d’avoir eu raison avec Léon Blum. La volonté de ménager un parti allié l’explique partiellement, mais également le tronc commun, qui a uni historiquement les deux partis, a sa part. Cela ne peut être cependant des raisons suffisantes pour en rester là. L’aspiration au changement est forte aujourd’hui. Comme le soulignait François Furet lui-même, dans son grand livre, Le passé d’une illusion : « La démocratie fabrique, par sa seule existence, le besoin d’un monde postérieur à la bourgeoisie et au capital où pourrait s’épanouir une véritable communauté humaine. » Alors, gardons à l’esprit ce que peuvent être les enseignements essentiels de ce passé si proche. Commençons par ce qui est le plus évident. Il est justifié de dire que « Léon Blum avait eu raison » dans son célèbre discours du Congrès de Tours, en décembre 1920. Les socialistes qui ont refusé l’adhésion à la IIIe Internationale et aux partis constitués sur le modèle du parti bolchevique ont bien compris : et sur le moment même : que rien ne pouvait se bâtir de durable sur la violence érigée en principe de gouvernement. La formule de Léon Blum selon laquelle la dictature annoncée du prolétariat se transformera en « dictature sur le prolétariat » résonne encore. C’est toujours l’essentiel. Le refus de sacrifier les libertés individuelles et collectives à ce qui pouvait paraître et était invoqué comme une invincible nécessité historique demandait de l’intelligence et du courage. Ces qualités ont réuni, rappelons-le, la révolutionnaire Rosa Luxembourg, comme le réformiste Léon Blum. C’est à partir de ce moment que les socialistes ont réellement pris conscience que la démocratie ne pouvait être un moyen mais était réellement une fin qui ne pouvait être soumise à aucune argutie, visant, par exemple, à relativiser les libertés formelles. La démocratie devait être comprise non pas seulement comme l’expression du pouvoir du peuple, mais comme un Etat de droit, organisant le pluralisme politique et social, acceptant donc l’alternance politique. L’acceptation pleine et entière de la démocratie entraîne par conséquence qu’elle doit être défendue et entre en contradiction avec une vision totalement administrée de l’économie et de la société : que ne partageaient pas d’ailleurs la majorité des socialistes d’avant 1914 qui avaient plutôt dans la tête la construction d’une société décentralisée, comme en témoignent les écrits de Jaurès. Cette question majeure laisse cependant de côté une interrogation clef sur la spécificité du communisme. Car, bien des régimes ont été et sont fondés sur la violence. Et pour les socialistes, longtemps (et pour certains encore aujourd’hui), le désaccord avec le communisme ne porte pas sur les fins mais seulement sur les moyens. La querelle des interprétations emplit une bibliothèque. Elles oscillent entre deux pôles, avec toutes les variations de l’un à l’autre. Le premier fait des circonstances : des Etats arriérés, avec les pays qui ont suivi la Russie, sans culture démocratique, qui ont connu la guerre civile : l’explication essentielle de la dérive dictatoriale des régimes communistes. Le second met en cause l’idéologie même, le marxisme, voire la philosophie des Lumières, avec la Révolution française, qui a fait du communisme une idéocratie voulant formater toute la société et refusant tout pluralisme de pensée, cela va de soi, mais également des intérêts : voire le drame de la paysannerie russe et chinoise. Il y a évidemment des éléments de vérité dans ces deux directions. Mais toutes les deux manquent ce qui unit toutes les expériences communistes, sur tous les continents, l’existence d’un parti, qui monopolise tous les pouvoirs, parti-Etat, construit non par Marx, qui a peu écrit sur ce qui serait la politique après la Révolution et qui avait en vue les réalités de la Commune, qui était tout sauf monolithique, mais par Lénine, qui s’est emparé de la doctrine marxiste pour en faire la servante du parti détenteur de la vérité, mêlant, comme l’a montré lumineusement Claude Lefort, le pouvoir, le savoir et la loi. La mythologie de la révolution s’est convertie en mythologie du parti en dehors duquel il n’y a qu’erreur. Cela rend compte qu’à côté des croyances idéologiques peu à peu se sont constitués les intérêts politiques et sociaux de puissantes bureaucraties. C’est la nature du parti léniniste puis stalinien qui a façonné le totalitarisme communiste. Il a fait sa force, mais il a conduit aussi à sa décomposition progressive, en empêchant, passé le temps de l’industrialisation de base, la société de vivre librement et d’affronter la complexité d’une économie moderne. L’échec du communisme ne condamne donc pas le mouvement ouvrier qui l’a précédé, fortement attaché d’ailleurs à l’idée de l’association, et encore moins les principes des Lumières, qui ont fondé la démocratie moderne. Il ne doit pas plus inhiber la critique sociale comme la pensée conservatrice tend à le dire en mettant en avant la faillite du communisme pour clore la discussion. En fait, celle-ci libère plutôt ce que peut encore avoir d’utile la pensée marxienne. Faire l’inventaire du communisme doit nous mener par là-même à faire un examen des évolutions du socialisme démocratique et à cesser de le penser en opposition pour le ré-ancrer dans un passé amputé par le communisme, riche de grandes potentialités.
Alain Badiou, philosophe et écrivain : « L’échec, une étape »
« Que veut dire exactement « échouer », s’agissant d’une séquence de l’Histoire où est expérimentée telle ou telle forme de l’hypothèse communiste ? Que veut-on dire exactement, quand on affirme que toutes les expériences socialistes placées sous le signe de cette hypothèse, ont « échoué » ? Cet échec est-il radical : entendons : exige-t-il l’abandon de l’hypothèse elle-même, le renoncement à tout le problème de l’émancipation ? Ou n’est-il que relatif à la forme, ou à la voie, qu’il a explorée, et dont il a seulement été, par cet échec, établi qu’elle n’était pas la bonne pour résoudre le problème initial ? Ma conviction s’éclaire d’une comparaison. Soit un problème scientifique, qui peut bien prendre la forme d’une hypothèse, tant qu’il n’est pas résolu. Ainsi du « théorème de Fermat », dont on dira qu’il est une hypothèse, si on le formule ainsi : « Pour n > 2, je suppose que l’équation xn + yn = zn n’a pas de solutions entières (de solutions où x, y et z sont des nombres entiers) ». Entre Fermat, qui a formulé l’hypothèse (il prétendait l’avoir démontrée, mais passons), et Wiles, le mathématicien anglais qui l’a réellement démontrée il y a quelques années, il y en a eu d’innombrables tentatives de justification. Beaucoup ont servi de point de départ à des développements mathématiques de très grande portée, bien qu’elles n’aient pas réussi quant au problème lui-même. Il a donc été fondamental de ne pas abandonner l’hypothèse pendant les trois siècles où il resta impossible de la démontrer. La fécondité de ces échecs, de leur examen, de leurs conséquences, a animé la vie mathématique. En ce sens, l’échec, pourvu qu’il n’entraîne pas qu’on cède sur l’hypothèse, n’est jamais que l’histoire de la justification de cette dernière. Comme le dit Mao, si la logique des impérialistes et de tous les réactionnaires est « provocation de troubles, échec, nouvelle provocation, nouvel échec, et cela jusqu’à leur ruine », la logique des peuples est « lutte, échec, nouvelle lutte, nouvel échec, nouvelle lutte encore, et cela jusqu’à la victoire ». (...) les échecs apparents, parfois sanglants, d’événements liés en profondeur à l’hypothèse communiste, ont été et demeurent des étapes de son histoire. Du moins pour tous ceux que n’aveugle pas l’usage propagandiste de la notion d’échec. Ce qui veut dire : ceux que l’hypothèse communiste anime toujours, en tant que sujets politiques, qu’ils emploient ou non le mot « communisme ». En politique, ce sont les pensées, les organisations et les actions qui comptent. Parfois des noms propres servent de référent, comme Robespierre, Marx, Lénine... Les noms communs (révolution, prolétariat, socialisme...) sont déjà bien moins capables de nommer une séquence réelle de la politique d’émancipation, et leur usage est rapidement exposé à une inflation sans contenu. Les adjectifs (résistant, révisionniste, impérialiste...) sont les plus communément affectés à la seule propagande. C’est que l’universalité, attribut réel d’un corps-de-vérité, n’a que faire des prédicats. Une vraie politique ignore les identités, même celle, si ténue, si variable, des « communistes ». Elle ne connaît que ces fragments du réel dont une Idée atteste qu’est en cours le travail de sa vérité. »
Extrait de L’Hypothèse communiste , Nouvelles éditions Lignes, 2009
Roger Martelli, historien et co-directeur de Regards : Communisme : fin d’un cycle
La période de 1989 à 1991 a clos le « court XXe siècle » (E. Hobsbawm) ; elle a souligné la fin de toute une période de l’histoire du communisme, celle qui s’est ouverte entre 1902 et 1917, avec l’émergence et l’affirmation du bolchevisme. Voilà au départ une conception très cohérente de l’action révolutionnaire, selon laquelle l’essentiel est de bâtir une organisation politique qui apporte la conscience révolutionnaire au monde ouvrier et qui se prépare aux affrontements violents inéluctables. La Grande Guerre et la « brutalisation » qu’elle entraîne font de cette expérience un modèle ; la révolution d’Octobre en fait un exemple de gestion sociale. Le communisme était un mouvement ; il est désormais une société. Les années 1920 du siècle dernier donnent au modèle et à l’exemple une cohérence absolue : le stalinisme domine le communisme politique pendant quelques décennies. Dans son aspect le plus violent, il a presque partout disparu, non sans hésitation et non sans poches de résistance. Mais le communisme du XXe siècle n’est jamais pleinement parvenu à passer d’un équilibre à un autre. Un stalinisme sans Staline, ou un bolchevisme sans Lénine, mais toujours du stalinisme ou du bolchevisme... Cette difficulté récurrente à changer n’était pas une fatalité. Le communisme des phases antérieures à 1917 n’avait pas manqué de grands mouvements d’évolution en profondeur, entre 1848 et 1871, puis à la fin du XIXe siècle. Il n’avait pas manqué non plus de débats très vifs en son sein. Jusqu’en 1917, le prestige des hommes (Marx, Engels, Kautsky) ou le poids d’une organisation (la social-démocratie allemande) n’avaient jamais épuisé la liberté de ton et la culture de la confrontation. Ce n’est plus le cas après 1917 et, moins encore, après 1924, avec les débuts de la stalinisation du mouvement communiste. En peu de temps, la pratique et l’organisation communistes se transforment en une culture collective de l’action et en un système affectif et mental qui s’appuient sur une véritable doctrine, le « marxisme-léninisme ». On sait les atouts et les dangers de la doctrine : elle rassure et elle soude mythiquement le groupe ; mais elle fige son regard en délimitant par avance le champ du vrai et du faux, du légitime et de l’illégitime, du dicible et de l’indicible. La complexité du réel est niée, la dialectique devient une rhétorique. L’ajustement au monde se fait de façon chaotique, par « tournants » successifs venus inexorablement des sommets du Parti. Or, plus un système se pense lui-même comme monolithique et plus il a de mal à intégrer les signaux qui contredisent sa logique interne. A la limite, tout rappel à l’ordre du réel est perçu comme le risque d’un dérèglement de la machine tout entière. Par essence, toute évolution interne est perçue comme une source de corruption, à terme de renonciation et de liquidation. Pour rompre cette mécanique, il aurait fallu que se conjuguent le poids du réel (par exemple les transformations sociales du « socialisme réel »), le travail intellectuel spécialisé et la capacité d’adaptation des groupes dirigeants. Or cette conjonction ne s’est opérée nulle part. L’esprit critique ayant laissé la place à la doctrine, la conservation du dogme, fondement supposé de la légitimité du parti, a fini par primer sur la production même du savoir. L’intelligentsia communiste a été réduite de fait à la marginalité ou à la ruse. A ce jeu, l’appareil communiste n’est parvenu nulle part, ni à l’intelligence de ce qui fit vraiment la force des PC, ni à la perception des mutations qu’a connues l’ordre du monde après 1945. C’est ainsi que, au pouvoir ou non, s’est affaibli le communisme politique du XXe siècle, alors qu’il avait tant marqué l’histoire de son empreinte. Qu’a donc été le communisme de ce siècle passé ? Il a été un « principe espérance », comme il l’est par fondation ; il a été un modèle de société (celui du soviétisme) ; il a été une structure de référence (le modèle et le réseau des partis communistes et ouvriers) ; il a été une culture, exceptionnellement forte, corsetée par une doctrine, longuement marquée par l’ossification stalinienne. Le « principe espérance » du communisme historique n’a pas plus vieilli que le capitalisme dont il a voulu être l’antithèse radicale depuis 1848. A la limite, la tension vers la mise en commun, vers le développement intégral des individus et vers la liberté partagée, est plus moderne aujourd’hui, dans ce monde déchiré par la « mondialisation », qu’au temps du capitalisme expansif de 1848. Le vieux rêve de « la Sociale », éthique et libertaire, n’a jamais été anéanti par la perversion du stalinisme. Le communisme-société de souche « soviétique » (et donc de pente étatiste et administrative) a vieilli dès les années 1950 et s’est évanoui avec sa chute européenne de la fin des années 1980. S’il faut penser de la dynamique sociale nourrie par la visée critique du communisme, c’est sous des formes radicalement nouvelles. Qui n’oublient pas, notamment, que le marxisme « constituant » (celui de Marx et d’Engels) est tout autant un antiétatisme qu’un anticapitalisme. Le communisme-structure reste à la fois un horizon nécessaire (il faut de l’organisation politique et donc, quelque part, un « parti ») et une construction à venir. Pas plus que le communisme bolchevisé n’était le modèle définitif du communisme politique, la « forme parti » hiérarchique et verticale inventée à la charnière des XIXe et XXe siècles n’est pas la forme définitive du « parti ». Quant au communisme-culture, force est de constater que, au fil des dernières décennies, il a été davantage capable d’abandonner une part de lui-même que de formaliser ce qu’il entendait devenir. Il a fini par percevoir en partie ce qu’il ne pouvait plus être ; il a eu du mal à énoncer ce qu’il voulait être. Pour que le communisme-espérance retrouve sa force propulsive, pour que le communisme-société trouve les voies de sa relance et pour que le communisme-structure parvienne à s’adapter, il aurait mieux valu que le communisme-culture affirme ses capacités de création et de mobilisation. Or ni Khrouchtchev dans les années 1950, ni l’eurocommunisme dans les années 1970, ni Gorbatchev dans les années 1980 ne sont parvenus à cette alchimie. La bifurcation poststalinienne du bolchevisme ne s’est donc pas opérée. Au final, la souche bolchevique, tiraillée entre la disparition et la conservation, n’a pas réussi sa transformation. Sans doute les uns et les autres ne purent-ils aller jusqu’au bout de leur désir initial parce que, d’une façon ou d’une autre, ils se sentirent contraints de changer le système, tout en prétendant le continuer. Peut-être était-il envisageable de tenter cette voie de la réforme interne, jusqu’au milieu des années 1970, avant la crise globale du soviétisme. Il n’est pas absurde d’imaginer qu’un peu plus de cohérence dans la volonté transformatrice et de convergence entre les acteurs aurait alors créé une situation plus propice au mouvement. Mais on ne se baigne jamais deux fois dans un même fleuve. Il n’a plus été temps de réformer, lorsque la crise des années 1980 s’est cristallisée, crispant les identités, attisant les replis plutôt que les velléités d’ouverture. L’histoire, disait Marx, se joue toujours deux fois, sur le registre de la tragédie puis sur celui de la farce. Le soviétisme s’imposa en 1917, dans le tumulte d’un Octobre glacé et flamboyant ; il s’abîma en 1991, dans la pantalonnade estivale d’un quarteron de putschistes dépassés. Mais le soviétisme emporta avec lui le phénomène politique qui était à l’origine de son implantation : non pas le communisme en général, mais le bolchevisme en particulier.
Antonio Negri, philosophe : « Le communisme, c’est un mouvement réel. S’il n’est pas cela, il n’est rien »
« La perception immédiate de la chute du Mur fut celle d’une catastrophe soudaine, mais pas inattendue. La crise était en effet plus qu’évidente depuis des années, je dirais depuis 1968 au moins. La difficulté de respiration du système était flagrante. Mais en 1989, ce système ne connaît pas seulement une crise économique et du modèle du socialisme. Nous sommes alors dans une crise historique : cette période marque aussi bien l’affaiblissement du modèle socialiste que celui du capitalisme. La chute du Mur fut quelque chose de tellement important... Nous étions dans une espèce de tragédie profonde et de catastrophe attendue. Ce fut un moment de paradoxe extrême. Parce que l’Union soviétique, c’était un grand monstre, mais un monstre héroïque. En Europe, s’il n’y avait pas eu l’Union soviétique, on aurait tous parlé Allemand ! Donc notre réaction en 1989, ce n’était pas la nostalgie. On avait le sentiment d’une accélération prodigieuse d’un point de vue anthropologique après un siècle de luttes et de diffusion de pensées. Car c’était ça l’absurdité : le fait de considérer ce pays comme autocratique alors qu’il avait quand même contribué au développement des libertés dans le monde. Il faut ajouter qu’on a immédiatement compris que cet Empire allait tomber de manière pacifique. On pouvait alors se demander si c’était bien un pays totalitaire et comment la catégorie : totalitarisme : pourrait résister à une chute pareille, sans déboucher sur une issue tragique d’un point de vue militaire. La fin du système soviétique fut aussi liée à la crise du système occidental, du capitalisme. Et donc liée à la transformation de la composition technique du travail et de la société. Le modèle fordiste de production commençait alors à être en crise, une crise qui remettait évidemment en question la figure et le rôle de la classe ouvrière. Surtout qu’à travers l’hégémonie de plus en plus fondamentale du travail cognitif ou immatériel, le problème du rapport entre la discipline, le contrôle du travail et la liberté, la capacité de créer de nouvelles valeurs, de créer des excédents dans la production, devenait la question centrale. Car il est presque impossible de créer de la valeur sans liberté. Tout cela, on le voyait très bien en Union soviétique qui était devenue un grand pays du point de vue de la production intellectuelle mais qui était aussi ce pays fortement autocratique. S’est donc finalement posée la question de savoir comment rendre possible l’entrée dans une période qui permette au développement de la production et à celui de la liberté pourraient marcher ensemble. Comment ce passage pouvait se réaliser et comment on pouvait le bouleverser de l’intérieur ? Ce furent des questions qui se sont ouvertes après, avec la chute du système soviétique. A ce moment-là, au sein de la revue Futur antérieur (1), nous nous étions alors posé la question de la démocratisation. C’était une question récurrente, que nous avions déjà posée en Italie dans les années 1970, dans des termes différents. Alors, ce n’était pas la critique du socialisme qu’on faisait, mais plutôt celle des modes de production et des partis de la classe ouvrière. Ce mouvement ouvrier était incapable de comprendre la transformation en cours. Et devant les essais du mouvement pour transformer la sensibilité politique en termes de conception de la liberté et de la démocratie, la seule réponse avait été la répression. En 1989-1990, avec Futur antérieur, on a eu l’illusion que, étant donné que le monde socialiste était tombé sans guerre, le groupe autour de Gorbatchev serait capable de produire une nouvelle expérimentation politique. Mais bien au contraire, la fin de la guerre froide a été glaciale, avec l’illusion du capitalisme américain, son unilatéralisme et sa conception de la démocratie qui consistait à coloniser le monde entier. C’est cela qui fut la véritable tragédie. La chute de l’empire soviétique, d’un certain point de vue, était bienvenue. La tragédie véritable, ce fut la glaciation économique et le gel des libertés qui ont suivi. Le capitalisme s’est transformé en un capitalisme financier, il a déterminé des rigidités épouvantables. Le grand problème est de comprendre ce qu’on peut faire aujourd’hui. Quel communisme ? Quels communismes ? Ce sont des questions complexes. Pour moi, le problème est, comme toujours, qu’il n’y a pas d’idées, pas d’utopies. Le communisme, c’est un mouvement réel. S’il n’est pas cela, il n’est rien. Il faut analyser ce qui est en train de se passer dans le système économique et social, dans l’ensemble des conditions anthropologiques de la production humaine. Je ne suis pas extrêmement optimiste mais ce qui est sûr, c’est que la quantité du commun dans ce monde est inimaginable, beaucoup plus importante que ce qui est privé ou public. Le savoir, la recherche, l’activité intellectuelle sont devenues hégémoniques dans la production. Et donc le commun (langages, codes, réseaux, publications, etc.), est devenu fondamental. Le communisme doit rechercher une pratique de gestion et de réappropriation de ce commun. Quelle forme d’organisation permettrait de gérer tout cela ? Quelles sont les institutions à imaginer et à construire ? Au fond, toute l’histoire de la lutte contre l’exploitation consiste dans le même temps à détruire le pouvoir de l’exploiteur et inventer des formes de gestion coopératives dans lesquelles la démocratie devienne de plus en plus directe. La gauche en général et du mouvement ouvrier en particulier ont eu du mal à comprendre les transformations des modes de production, du travail et du revenu. Mais la difficulté, c’est d’inventer, de construire, des nouvelles formes d’association politique. Sans organisation, il n’y aura jamais de transformation. L’anarchisme, c’est la chose la plus imbécile et la plus inutile à laquelle aujourd’hui on puisse penser. Il ne s’agit pas de reconstruire les partis mais de construire une nouvelle forme économique et politique qui ait la capacité de pénétrer le terrain biopolitique, le terrain de la vie. La chute de l’empire soviétique est l’exemple de ce qui peut arriver quand on dissocie la liberté de la production, le parti, et la richesse. Mais les questions à résoudre sont énormes. Car face aux virtualités, potentialités de la richesse nouvelle créée par le commun, il y a à une pauvreté extrême. Et pour la résoudre, il ne faut pas seulement créer une pensée efficace, mais aussi une pratique vraie. » Propos recueillis par Emmanuelle Cosse
1. Les archives de Futur antérieur sont disponibles sur le site http://multitudes.samizdat.net
Patrice Cohen-Séat, avocat, membre du conseil national du PCF : « Une lecture fermée et figée de la pensée de Marx »
« Avant de parler d’échec il faut parler de l’effondrement d’une immense espérance. Les deux derniers siècles ont vu se dérouler de grands combats : contre l’absolutisme, pour la démocratie, pour la République. Le suivant : le combat pour le communisme, ou le socialisme : était porté par l’aspiration à l’égalité réelle, et non plus simplement « en droit », de tous les êtres humains. Il visait le partage des richesses, des savoirs, des pouvoirs. C’est cette « utopie », dans la forme historique et politique qui a été la sienne au XXe siècle, dont la chute du mur de Berlin symbolise l’effondrement. Le monde n’en est pas encore remis. De quel échec parle cet effondrement ? D’une conception politique. C’est en premier lieu celui de l’idée de « table rase », chantée par l’Internationale. Cette idée de la brusque rupture et du changement global est pour beaucoup dans les tragédies et les impasses de cette expérience historique. L’histoire nous a ainsi coûteusement appris qu’on ne construit jamais à partir de rien, on transforme le réel. La politique : a fortiori l’Etat : peut donner un sens à un mouvement de transformation sociale. Elle ne peut en aucun cas la « commander » d’en haut. Emblématique, la révolution de 1789 n’a pas peu contribué à créer l’illusion : on a confondu le basculement dans l’ordre institutionnel : brutal et immédiat : avec la réalité d’une transformation sociale qui a pris plusieurs siècles. Cette conception politique organisait en outre une confusion dramatique entre promotion de l’égalité et égalitarisme. La première vise à compenser les inégalités de fait pour rapprocher réellement les conditions de vie. La seconde revient à niveler la société par le bas en niant les différences objectives, en les « annulant » au mépris de la réalité. Ce qui revient à écraser l’individu en lui refusant ce qui fait sa singularité. Foncièrement attentatoire à la liberté, cette conception de l’égalité a également joué un rôle majeur dans l’échec économique et social de cette conception du socialisme : niant les différences, elle a rendu de plus en plus impossible l’apport propre de chacun au développement d’ensemble. C’est une lecture inversée de la pensée de Marx, pour qui le plein épanouissement de chacun est la condition du plein épanouissement de tous. On peut également souligner l’échec d’une conception opposant l’Etat à la démocratie. L’idée de « dictature du prolétariat », liée à celle de « rôle dirigeant de la classe ouvrière » et de « parti d’avant-garde » a indélébilement marqué cette conception de la transformation sociale. Au nom d’une « transition socialiste » vers le communisme, de la construction volontariste d’une « société nouvelle » et d’un « homme nouveau » on a remis de fait tous les pouvoirs à une poignée : voire à un seul. « Erreur » tragique. De l’objectif de « dépérissement de l’Etat », on est passé à celui de toute-puissance de l’Etat, d’un Etat « séparé de la société », comme disait Marx, qui aliène les êtres humains et les dépossède de la maîtrise de leur propre vie. L’inverse même de l’idée d’émancipation humaine. En dehors des abominations et des atteintes aux libertés, cette concentration des pouvoirs entre quel-ques mains joua un rôle clef dans la paralysie économique et de la société elle-même, et dans l’effondrement final. On pourrait poursuivre les exemples : collectivisme contre solidarités collectives, nationalisme contre l’idée progressiste de nation, etc. Une question taraude ceux qui ont adhéré à cette espérance : la faute à qui ? Staline ? Lénine ? Marx lui-même ? A coup sûr, à mes yeux, le « marxisme » est impliqué, c’est-à-dire une lecture fermée et figée de la pensée de Marx qui prétendait y trouver toutes les réponses et la transformait en dogme dénaturé et desséché. Mais la pensée même de Marx n’en sort pas indemne sur plusieurs plans. Notamment en ce qui concerne la notion de « dictature du prolétariat ». Les « mar-xistes » ont eu beau faire toutes les contorsions possibles pour justifier la formule et prétendre qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une « dictature » dans le sens courant du mot, il s’agissait quand même bien de ça. Marx a considéré, après la Commune, que la lutte des classes ne pouvait que passer par une phase de « guerre civile » qui ne se gagnerait par conséquent que par la lutte armée. Cette idée, déclinée dans les 21 conditions de l’adhésion à l’Internationale en 1920, structura une vision de la « transition socialiste » : conception du pouvoir, de l’Etat, du Parti, de l’action politique qui niait l’exigence démocratique, et même de la « politique ». Mais la chute du Mur ne renvoie pas seulement à ce qui s’est passé à l’Est. La disparition de la plupart des partis communistes et le profond déclin de ceux qui demeurent, comme le PCF, ont à voir avec l’effondrement de cette expérience. Lumineusement porté par le rayonnement universel de la Révolution d’Octobre, le mouvement communiste a subi de plein fouet les conséquences de son affaiblissement, puis de son effondrement. Comme le disait en substance Antoine Vitez, cette révolution fut comme une fusée montée au firmament, et dont la chute ouvrit sur Terre en s’écrasant un immense cratère de ruines. Pour des raisons qui demeurent pour les intéressés un problème politique majeur, les partis qui se réclamaient de cette expérience n’ont pas trouvé de chemin entre l’abandon de leur ambition communiste et le soutien longtemps aveugle, puis insuffisamment critique du système soviétique. En France, cela s’est traduit par l’affirmation du « bilan globalement positif » des régimes des pays de l’Est, qui a conduit finalement à soutenir l’insoutenable jusqu’au bout, y compris en se refusant en 1991 à reconnaître l’existence d’un coup d’Etat (1). Aujourd’hui le PCF devrait avoir l’audace de regarder ce passé en face. Cela implique non seulement de condamner le stalinisme et de critiquer le soviétisme : ce qu’il a très largement fait : mais aussi d’analyser les raisons profondes qui lui ont fait, malgré les critiques, soutenir « globalement » cette expérience jusqu’au bout. Et cela ne peut non plus se faire sans une profonde remise en cause des conceptions qui structuraient cette expérience : l’idée de révolution « table rase », l’égalitarisme, le collectivisme, l’étatisme, etc. Ce travail implique une véritable révolution culturelle pour le PCF, indispensable s’il veut pouvoir à nouveau être audible et porter un projet de société. A cette condition, et à cette condition seulement, nous pourrons donner corps à nouveau à l’espérance d’égalité qui est consubstantielle du combat communiste. » Propos recueillis par Sophie Labit
1. Contre Mikhaïl Gorbatchev.
Paru dans Regards n°66, novembre 2009