Accueil > idées/culture | Par Françoise Amossé | 1er février 2000

Attention ! Une lutte de classe peut en cacher une autre...

Les difficultés de nos concitoyens à se reconnaître comme appartenant à une classe sociale, préférant se déclarer membres de cette anonyme et énorme "classe moyenne", n’effacent pas pour autant la réalité des classes sociales. Ni même celle de la lutte des classes. Encore faut-il voir ce qui relève de la crise de la représentation, de la lutte et ce qui émerge.

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L’idée a germé dès 1959 dans la tête d’un chercheur américain, Robert Nisbet (1) qui a eu, en exclusivité, la vision du "déclin et de la fin des classes". Nisbet avançait trois explications : une meilleure diffusion du pouvoir, dans la sphère politique, allait modifier les comportements ; l’extension du secteur tertiaire annihilerait les références sociales du passé sans en créer de nouvelles ; l’élévation du niveau de vie gommerait les antagonismes créant, avant toute autre distinction, une population de "consommateurs". La mort des classes était ainsi programmée. Mais, surtout, elle devait engendrer la fin de la gênante "lutte des classes". Le processus fut soigneusement entretenu Outre-Atlantique, relayé en France et en fanfare par Giscard, puis par Jacques Delors. Il n’en finit pas de finir. En 1999, Lionel Jospin reprend à son compte le concept de "classe moyenne", comme classe identitaire unificatrice, les communistes utilisaient, eux, volontiers l’expression de "classe ouvrière élargie". Mais à schématiser le présent ou s’arc-bouter sur le passé, ne risque-t-on pas de passer à côté de ce qui bouge dans la société ?

L’érosion du sentiment d’appartenance à une classe, depuis vingt ans, est réelle, il a même augmenté : en 1966, 21 % des personnes interrogées disaient appartenir à "la classe moyenne" pour 38 % en 1996 même si, deux ans auparavant, il restait encore 22 % de personnes à se déclarer membres de la classe ouvrière. Plutôt que d’en conclure à la fin des classes, nombre de chercheurs conviennent d’un effet de "brouillage" et de "manque de visibilité" des évolutions de la société. Auquel il convient d’ajouter une difficulté supérieure, et non des moindres : à quoi la question peut-elle correspondre pour un jeune de vingt ans, non socialisé politiquement ou sans emploi ? Toute appréciation du sentiment d’appartenance à une classe sociale doit donc être lue avec précautions, historique et politique. La perception de ce sentiment, en particulier chez les jeunes, serait plutôt vécue, compte tenu de l’importance de l’idéal républicain de l’égalité des chances, comme l’estimation par la personne de ses potentialités d’évolution dans la vie sociale, une sorte d’anticipation de son "destin social". Il existe bien une conscience individuelle d’un statut partagé, comme il existe également la conscience d’un destin commun. Autant de sentiments qui recouvrent "un ensemble de données cognitives permettant de concevoir des interprétations, des jugements de valeur et des normes de conduite à partir de la vie quotidienne" (2).

Dans une société en perpétuelle évolution, positive et négative, la crise de la représentation n’est pas étonnante. Elle est nourrie de quatre raisons qui s’imbriquent les unes aux autres : la fin de l’hégémonie de la classe ouvrière ; les modifications liées à la modernisation technologique ; les déréglementations, dans l’entreprise, de la représentation sociale collective et traditionnelle ; l’extension de la précarité et du chômage.

Les destructurations-restructurations industrielles, comme les délocalisations, ont modifié la structure de l’emploi dans les entreprises en même temps qu’elles changeaient la nature du travail industriel en France. La réduction progressive de la main-d’oeuvre ouvrière devait signer la fin de l’hégémonie de la classe sociale phare au profit des employés du secteur tertiaire et la montée en ligne des "cols blancs". Première perte d’un repère classique. Mais c’est Mai-1968, initié par la jeunesse estudiantine, qui donne, sur le plan politique, un aperçu, souvent mal interprété, des profondes transformations en cours : la classe ouvrière, qui ne fut pas acteur privilégié dans le déclenchement de ce mouvement, peut continuer à tirer les bénéfices des changements sociaux qui paraissent engagés dans la voie du progrès social, mais n’est plus le centre de gravité de ce processus historique (3).

Autre changement bien réel et autre perte de repères : les mutations du travail. Elles ont deux origines. Sur le plan social, au clivage inégalitaire habituel entre "le haut" et "le bas" de l’échelle sociale se substitue une somme de nouvelles disparités entre les différentes catégories de salariés. Les inégalités de revenus demeurent, accroissant encore la subordination des plus mal lotis. Dans le même temps, de nouvelles inégalités se sont creusées entre tous. Le statut de nombreuses catégories salariales va être soumis aux mêmes dérèglements, aux mêmes processus de dégradation. Les groupes sociaux se vivent moins homogènes. Dans l’entreprise, plusieurs "âges" vont continuer à cohabiter. Mais des chaînes automobiles aux bureaux, les transformations dues à l’introduction des nouvelles technologies et de nouvelles formes d’organisation vont rendre l’approche de la représentation que l’on a de sa place, de sa classe sociale, particulièrement difficile à formuler (4).

Ces organisations du travail, mises en place dans les vingt dernières années, n’ont pas seulement contribué à l’extension de la précarité. Elles ont concouru à faire jouer les salariés entre eux sur le mode concurrentiel contre ce qu’ils avaient en commun. Les politiques salariales ont largement structuré ce mouvement par le biais de l’individualisation des salaires. Elles s’appuient maintenant sur la logique de la rente qui a l’avantage pour le patronat de déconnecter salaires et qualifications tout en tentant d’intégrer le salarié aux objectifs de l’entreprise capitaliste (5). La dilution du sentiment d’appartenance à une classe sociale doit donc beaucoup au patient travail de sape mené au coeur de l’entreprise par le patronat qui s’est attaqué à tous les repères collectifs (6). Alors que la critique sociale a connu sa traversée du désert, tétanisée par cet autre changement : le chômage massif, notamment celui des jeunes. Ceux-ci sont devenus (7), "le symptôme social de cet homme amputé, entravé, désoeuvré, qui est sans doute la pire des violences qu’on puisse endurer quand le travail est l’activité la plus humaine qui soit".

Les mutations, l’atomisation des situations dans la société contemporaine confèrent un intérêt d’autant plus grand aux luttes communes de notre temps, bel exemple de résistance. Car la conscience de classe, la contestation anticapitaliste est loin de s’être éteinte. Elle n’est pas non plus restée enfermée dans l’atelier ou l’usine. L’histoire de l’articulation entre conflits du travail et lutte politique est riche et chaotique. Elle se nourrit d’expériences à caractère délégataire, à forte culture étatique, entretenant le mythe du Grand Soir, vouant aux gémonies l’intervention directe des salariés dans la gestion des entreprises ou de tout espace public. Si elle n’est manifestement plus ce qu’elle était, la contestation anticapitaliste ne fait pas que se "décomposer". Elle se régénère sur les bases inédites de nouvelles formes de luttes des classes, de l’hiver 95 à Seattle, en passant par le combat pour la parité, le PACS, un toit ou des papiers pour tous. Si ces mouvements sont encore tâtonnants, disparates parfois contradictoires, ils ne sont en tout cas plus subordonnés à l’action gouvernementale ou à la politique étatique (8). Faut-il regretter ces évolutions quand la conscience "d’appartenir à un monde divisé est montée : la Bourse ou la vie. (...) La conscience sociale se précise, se cristallise lentement autour et contre la logique des comportements financiers, à propos de la morale de l’argent qui est profondément hostile à la vie" (7) ? Reste à trouver une transcription politique à l’image de ces mutations.

1. Louis Chauvel, le Destin des générations, PUF, 1998.

2. Laurent Mucchielli, Actuel Marx, n° 26.

3. Robert Castel, Actuel Marx, n°26, les Métamorphoses de la question sociale, Fayard 1995, Gallimard Folio essais, 1999.

4. Entretien avec Yves Clot, p. 6.

5. Article de Nasser Mansouri-Guilani, p. 4.

6. Luc Boltanski, le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard Essais, 1999.

7. Yves Clot.

8. Jean Lojkine, Actuel Marx, n° 26.

Rayon livres

Le Monde du travail, La Découverte, Texte à l’appui, sous la direction de Jacques Kergoat, fév. 1999.

Le Travail, quel avenir, Folio Actuel, Gallimard, 1997.

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