Regards.fr : Vladimir Poutine peut-il perdre l’élection
présidentielle en mars ?
Tania Rakhmanova : Théoriquement, oui. S’il n’est pas élu dès le premier
tour, comme ce fut le cas lors des précédentes
élections, il se retrouvera face au candidat
communiste Ziouganov. Celui-ci peut réaliser
un bon score. Plus personne en Russie n’a peur
du Parti communiste, c’est devenu un parti
« comme les autres ». Du coup, le PC est assuré
de recueillir au minimum entre 15 et 20 % des
suffrages. Auxquels s’ajouteraient tous ceux qui
ne veulent plus de Poutine. Un récent sondage
commandé par une radio libérale, peu suspecte
de rouler pour Ziouganov, a montré qu’en cas
de second tour, ce dernier pourrait l’emporter…
Mais ils ne laisseront pas advenir cette situation.
Regards.fr : Qui sont ces « ils » ? Dans votre ouvrage,
vous parlez de la « Famille » constituée
autour de Boris Elstine, puis de « la Corporation
» qui entoure aujourd’hui Vladimir
Poutine…
Tania Rakhmanova : Ce que l’on a appelé la « Famille », réunie autour
de Boris Eltsine, c’était un cercle composé de
membres de sa famille réelle, sa fille et son gendre
notamment, et d’oligarques qui, pour beaucoup
d’entre eux, se sont enrichis lors de l’opération
« prêts contre actions » [1]. Ces oligarques qui
entouraient Eltsine étaient indépendants du
pouvoir mais intervenaient directement dans le
champ politique, donnaient leur avis, pesaient
dans les décisions concernant la vie publique. Ils
possédaient des médias. L’action du gouvernement
dépendait en partie d’eux. Cela a disparu
avec l’arrivée de Vladimir Poutine au sommet
de l’État fin 1999. Les oligarques sont toujours
dans l’entourage présidentiel mais ils ne jouent
plus le même rôle. Ceux qui étaient aux côtés
d’Eltsine et sont toujours là ont accepté de faire
allégeance à son successeur. Ils doivent leurs fortunes
en grande partie aux contrats passés avec
l’État et dépendent donc directement de Poutine.
Mais lui ne veut pas les voir faire irruption dans
le domaine politique. Et il leur a clairement signifié
avec le sort réservé à Khodorkovski [2] que,
désormais, il suffisait de pas grand-chose pour
se retrouver en prison… Le message a été très
bien reçu et ceux qui sont dans l’entourage du
Kremlin aujourd’hui n’interviennent plus en politique.
D’ailleurs, il est inexact de continuer à les
qualifier d’oligarques : ce sont des milliardaires
proches du pouvoir.
Ils font néanmoins partie de la « Corporation
», l’entourage direct du président, essentiellement composé d’anciens du KGB et de vieux amis de Saint-Pétersbourg où il a travaillé
au début des années 1990. Oui, on peut
dire qu’au Kremlin, la Corporation a remplacé
la Famille.
Regards.fr : Vous citez une étude publiée en 2003,
trois ans après l’arrivée de Poutine au
Kremlin, indiquant que « 78 % des principaux
responsables politiques russes
étaient des anciens du KGB ou du FSB ».
Est-ce toujours le cas ?
Tania Rakhmanova : Medvedev a un peu éloigné du pouvoir quelques
anciens du KGB ces dernières années mais leur
présence dans les premiers cercles reste très
importante. Ils ont un véritable pouvoir politique,
ils pèsent sur des décisions, sur le législatif. Ce
n’était pas le cas sous le régime soviétique. Le
KGB contrôlait bien la vie des gens simples
mais il ne contrôlait pas le pouvoir. Au contraire,
même, il prenait ses ordres du Politburo et les
appliquait. Aujourd’hui, on peut à l’inverse se demander
qui contrôle vraiment ces gens…
Regards.fr : Comment qualifiez-vous le régime russe
actuel ?
Tania Rakhmanova : Eux-mêmes l’appellent la démocratie dirigée. On
parle aussi de « démocrature »… Il y a bien des
élections en Russie mais elles sont truquées, il
n’y a pas vraiment de choix libre. Et quand bien
même, une démocratie, ce n’est pas seulement la
possibilité de voter, ce sont aussi des instances
de contrôle, notamment des médias indépendants,
et une opposition politique effective, ce
qui n’existe pas vraiment actuellement. Même si
la contestation des dernières semaines comporte
de ce point de vue un espoir.
Regards.fr : Il y a quelque chose de paradoxal dans la
description que vous faites de « l’empire
Poutine » : il serait le maître redouté d’un
système qu’il est pourtant loin de contrôler
dans sa totalité…
Tania Rakhmanova : Oui, de fait, la Russie est un immense pays et
le Kremlin ne le dirige pas totalement. C’est un
pays riche de nombreuses ressources et de gens
qui, quoi qu’il advienne, travaillent, produisent,
construisent. Par ailleurs, au sommet du pouvoir,
une sorte d’interdépendance existe entre Poutine
et son entourage. Comme je l’ai expliqué, il leur
fait peur avec cette méthode brutale qui lui est
propre : taper fort, de manière très spectaculaire,
mais sans rien construire derrière. On l’a vu avec
Khodorkovski : pour écarter l’homme, il n’a pas
hésité à éclater son activité économique. Il est
donc craint mais, en même temps, s’il décidait,
ce qui est très improbable, de se retirer de la vie
politique et renonçait à l’exercice du pouvoir, ces
mêmes oligarques, ceux de la Corporation, ne le
laisseraient pas faire. Trop de gens dépendent de
lui, le pouvoir dont ils disposent, ils le doivent à sa
présence au sommet de l’État. Et ils n’entendent
pas y renoncer. Ils se tiennent donc mutuellement.
Regards.fr : Cette situation ne complique-t-elle pas
l’une des tâches à laquelle Vladimir Poutine
semble très attaché, à savoir faire
entendre la voix de la Russie dans le jeu
des relations internationales ?
Tania Rakhmanova : Effectivement, Vladimir Poutine est un nationaliste
amoureux de la grande Russie, celle
vantée par le cinéma des années 1970, et il
aimerait voir son pays jouer un rôle important
sur la scène internationale. Mais si on peut
parfois avoir le sentiment que Moscou est toujours
écouté et respecté à l’étranger, en fait,
c’est surtout parce qu’ il y fait entendre une
voix discordante ! Le comportement actuel de
la diplomatie russe sur la question syrienne, par
exemple, n’est dicté ni par une position morale
ni par la crainte d’une supposée « contamination
régionale » mais par la seule volonté d’exister
dans le débat. Mais si demain l’Occident
décide d’y aller, les Russes s’y plieront. Comme
ils l’ont fait pour la Libye.
La réalité, c’est que malgré la présence de la
Russie au Conseil de sécurité de l’ONU, Vladimir
Poutine n’a pas vraiment les moyens
de ses ambitions. Il compense avec des
effets d’annonce mais comme de surcroît
sa vision politique des choses reste figée
dans le passé, la Russie n’a pas aujourd’hui
de stratégie véritablement lisible dans les
relations internationales.