En entrant dans la Nef du Grand Palais investie par Christian Boltanski pour ce Monumenta 2010, on est vite saisi. Cela tombe bien, c’est justement l’intention de l’artiste qui travaille le sensible. A mille lieues de l’atmosphère habituelle des musées, chaleureuse et feutrée, il y fait froid. L’accueil est un mur en ferraille. Les 13 500 m2 de la grande verrière sont transformés en un espace froid, abritant des tonnes de vêtements jetés à terre pour signifier les corps qui quittent la vie. Des néons, des morceaux de fer et une grue qui incarne la main de Dieu ou le hasard de la vie : « une puissance sans raison » : viennent compléter ce tableau lugubre, donnant à l’espace des airs d’usine. En fond sonore, des bruits de battements de cœur sont diffusés en continu. Le climat ainsi créé a quelque chose d’oppressant. L’artiste recherche notre sentiment de malaise face à l’image de la Shoah, à laquelle on pense immédiatement, et à tout ce qui transforme l’homme en chose, le corps en objet industriel. L’exposition : ou plutôt le « spectacle » pour reprendre le terme préféré par l’artiste : s’appelle « Personnes ». Le mot est au pluriel pour signifier ces personnes qui ne sont plus personne. La mort est mise en scène et le hasard interrogé, deux thèmes qui sont au cœur de toute l’œuvre de Boltanski, auxquels se rattachent l’enjeu de la mémoire et la question de ceux qui survivent.
SENSATION, ÉMOTION
Là où l’art contemporain est souvent très cérébral, comme s’il fallait d’abord passer par la tête, par l’intellect pour saisir la portée de telle ou telle œuvre, Boltanski joue la carte, plus grand public, de la sensation, de l’émotion. L’art pour lui, ce n’est pas la réalité mais faire ressentir la réalité. L’art sert à poser des questions. Boltanski se bat contre ce temps où l’on n’ose même plus arborer un signe de deuil, où l’on éloigne toujours plus la mort. Mais attention, précise-t-il : « Ce n’est pas une déploration des morts du tout, c’est un questionnement sur le hasard de la vie et le tragique de la vie qui se termine toujours par la mort. » L’interrogation sur la condition humaine est politique, et pas seulement métaphysique. Dans un livre d’entretiens avec Catherine Grenier intitulé La vie possible de Christian Boltanski , dont une nouvelle édition vient de paraître au Seuil, l’artiste explique que ce qui le différencie de son chat, c’est que son chat accepte sa destinée, contrairement à un humain qui transforme sa destinée. Les humains ont conscience qu’ils peuvent lutter contre le destin. « Chez l’humain, explique l’artiste, il y a le désir de vie, de construire, de comprendre. »
Sans doute est-ce cet amour de la vie, revendiqué, qui lui a donné l’envie de collectionner les cœurs, ou plus exactement les bruits de battements qu’il enregistre. Boltanski en a déjà récolté plus de 20 000 qui doivent prendre place sur une île quasi déserte au Japon, appelée à devenir de facto une « île de morts » avec tous ces battements de cœurs appelés à disparaître. Chacun peut sur place faire enregistrer son cœur et repartir ainsi catalogué, avec un numéro d’attribution en poche (du type 000 422), et même un CD de son bruit intime en souvenir. Et après ? « Après », c’est justement le titre de la suite du spectacle, volontairement situé en périphérie, au Mac/Val, un lieu que l’artiste affectionne particulièrement et qu’il entend ainsi faire connaître, même si l’accès est plus difficile. (Est-ce pour cette raison que les critiques se sont focalisées sur le Grand Palais au détriment du Mac/Val, donnant parfois le sentiment que l’œuvre de Boltanski n’était exposée qu’en un seul lieu ?)
LE CHOC
Là aussi, dans le musée d’art contemporain du Val-de-Marne, l’artiste vise le choc. Les visiteurs sont d’abord invités à traverser un rideau de fils blancs sur lequel sont projetées en accéléré des images de foule. Quand on passe, celles-ci s’arrêtent et nous pénétrons dans un univers sombre, pavé de sortes de tours noires. Les cœurs ne battent plus, l’atmosphère est calme. En déambulant dans cet espace qui a des airs de labyrinthe, nous croisons des personnages comme ceux de Prendre la parole (œuvre de Boltanski, 2005), vêtus de manteaux noirs percés de néons. En les approchant, ces derniers posent une question : « comment es-tu mort ? » , « as-tu laissé beaucoup d’amis derrière toi ? » , « as-tu beaucoup souffert ? » , etc. A l’étage, dans une autre salle d’exposition, des photos de visages anonymes sont accrochées au mur, comme pour symboliser à la fois la multitude et la singularité de l’humanité. Ici, Boltanski saisit le moment de bascule entre la vie et la mort. Mais l’interrogation métaphysique sur « l’après » reste entière. Là est sa question ?
C.A.
La double exposition
Monumenta 2010, « Personnes », Nef du Grand Palais à Paris, jusqu’au 21 février
« Après », Mac/Val, à Vitry-sur-Seine dans le Val-de-Marne, jusqu’au 28 mars
Le livre
Christian Boltanski, Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski , Fiction et Cie, Seuil, rééd. 2010.
Le DVD
Les vies possibles de Christian Boltanski. Portrait fantôme de l’artiste , un film de Heinz Peter Schwerfel, Arte Editions