« Je dépense pour eux à peu
près 600 dollars par mois.
Un promeneur de chiens
pour deux chiens tous les jours,
la nourriture, les gâteaux, les
gâteries, les jouets, etc. Ça
commence à faire, mais bon,
quand on les aime, on fait ce
qu’il faut ! » C’est ce que déclare
Linda, journaliste pour une chaîne
de télévision. Linda, propriétaire
de deux labradors, s’est installée
dans le South End, à Boston,
à la fin des années 1990. Elle
emménage dans ce quartier
plus abordable, séduite par la
« diversité » de sa population,
son ambiance « cool » et son
caractère « dog friendly ».
C’est déjà un quartier qui a
beaucoup changé. Considéré
comme le ghetto de Boston
après la Seconde Guerre
mondiale, le South End attire,
depuis les années 1960, de
jeunes diplômés blancs qui
achètent à bas prix des maisons
construites au xixe siècle, ou
plus récemment des lofts sortis
de terre dans l’ancienne zone
industrielle. Les restaurants
chics sont maintenant légion et
leurs terrasses accueillent pour
le brunch dominical une foule
qui déguste mimosas et bellinis,
ces boissons au champagne
et jus de fruit.
Accompagnant l’impitoyable
logique des marchés immobiliers
– et donc le départ progressif
des résidents à bas revenus –,
les logiques de la distinction
sociale donnent au quartier une
physionomie nouvelle, marquant
dans l’espace public les normes
et styles de vie des plus fortunés.
Les milliers d’immigrés logés en
hôtels meublés et clients assidus
de bars aujourd’hui fermés sont
partis, les résidents portoricains
se voient confinés dans l’espace
de leurs cités.
Mais dans ce quartier, les
façons de se distinguer se sont
multipliées au point d’englober
les animaux domestiques. Aux
labradors de Linda, se mêlent
des lévriers, des chiens de
Pyrénées ou Esquimaux, des
bouledogues français et de
minuscules yorkshire-terriers.
Plus élégants que les pittbuls
associés aux ghettos, ils coûtent
tous au moins 1 000 dollars.
Mais les chiens ont aussi été,
dans ces nouveaux quartiers,
les instruments d’une conquête
des espaces publics, comme
les grandes artères, aujourd’hui
transformées en promenades
chics et les jardins publics.
À Boston, mais aussi New
York ou San Francisco, des
espaces réservés se sont en
effet multipliés dans les jardins
publics : les parcs à chiens.
C’est un spectacle étonnant
qui s’y offre aux visiteurs venus
d’Europe. Alors que les animaux,
détachés de leur laisse, se
reniflent et se soulagent, les
maîtres ignorent la poussière
et les odeurs et admirent les
sauts et les mouvements des
animaux. À l’ombre des arbres
l’été, avant d’aller au café ou au
restaurant, des conversations se
nouent, des flirts commencent.
On lance les invitations aux
fêtes qui se tiennent sur les
terrasses des lofts.
Les parcs à chiens renforcent
les liens entre nouveaux
arrivants, parfois effrayés par la
mixité sociale qui règne dans
leur quartier. Linda y a d’ailleurs
rencontré son mari, agent
immobilier. Mais c’est aussi une
certaine vision de la diversité
qui y est célébrée : « Notre parc
est probablement le lieu le plus
mixte que vous ne verrez jamais :
des gays qui promènent leurs
chiens, des enfants hispaniques
en train de jouer au baseball,
des femmes asiatiques faisant
leur Tai chi, des blancs venus
des banlieues résidentielles en
train de planter des fleurs, des
bambins noirs culbutant dans
le bac à sable, des yuppies
qui jouent au basket, et des
sans-logis du quartier en train
de faire un somme sous les
arbres », déclare la présidente
de l’association qui gère le
parc à chiens.
De fait, comme en France, à
Belleville, à la Goutte d’Or, ou
à Montreuil par exemple, les
habitants ne cherchent pas à
expulser les moins riches et les
moins blancs, comme certains
le font sans scrupule dans les
banlieues traditionnelles ou
les communautés fermées qui
se développent aujourd’hui.
Ils goûtent la présence limitée
de populations « autres » : à
une condition toutefois, que
cette diversité culturelle soit
contenue dans des proportions
restreintes, et de façon point
trop visible. Dans les espaces
publics, ce sont eux qui donnent
progressivement le ton, une
laisse dans la main.
Dans les États-Unis des années
2000, la dérégulation libérale et
la financiarisation des marchés
ont fait exploser les revenus
des plus riches. Les prix de
l’immobilier dans les grandes
villes ont suivi, et de nombreuses
familles sont parties s’installer
ailleurs que dans les « beaux
quartiers ». Le racisme et la
relégation spatiale semblent
ainsi en retrait, au profit d’une
mixité sociale soigneusement
organisée et contrôlée. Mais,
comme les étudiants de ZEP
à Sciences Po ou encore
les « élus de la diversité » au
gouvernement, la présence
de quelques représentants
des minorités au contact des
privilégiés fait-elle vraiment
bouger les frontières ?