Accueil > N° 3 - octobre 2010 | Par Marion Rousset | 18 octobre 2010

Désobéir (4) - Désobéir en démocratie ?

Quand la désobéissance monte. La désobéissance n’est plus seulement le fait des faucheurs volontaires. Postiers, profs, électriciens ou simples citoyens résistent, individuellement ou collectivement. Retour, en 5 volets, sur une pratique ancienne qui fait soudainement irruption dans le débat politique

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Le sociologue Albert Ogien montre le lien indissociable entre démocratie et désobéissance. Cette forme d’action politique vise à s’opposer à l’Etat en demandant à être sanctionné par la justice pour prouver l’absurdité d’une loi. Entretien .

La désobéissance civile, c’est simplement dire non  ?

Albert Ogien  : Désobéir, ça ne se résume pas au refus d’appliquer une loi ou un règlement. C’est une forme d’action politique, le simple fait de dire non ne relève pas de la désobéissance civile. S’immoler sur la place publique ou rendre sa légion d’honneur ne sont pas des actes de désobéissance. Jeûner, comme le fait un prêtre en ce moment pour protester contre la situation des Roms, non plus. En revanche, ne pas aller à la guerre et se faire poursuivre pour cette raison- là, c’en est un. Un acte de désobéissance civile consiste à se mettre délibérément en infraction avec une loi ou un règlement en demandant publiquement à être sanctionné par la justice, de telle sorte que cette loi ou ce règlement jugé illégitime ou injuste soit condamné. Une question qui a cessé d’exister dans le domaine politique est ainsi transférée à la justice qui doit trancher. Il existe toutes sortes de moyens de faire taire un acte de désobéissance civile. Si des citoyens décident de commettre une infraction et que l’Etat ne les sanctionne pas, cela n’aura servi à rien. Leur acte aura perdu son sens. Par exemple, durant la guerre du Vietnam, qui a marqué l’histoire de la désobéissance civile, des jeunes américains ont refusé l’enrôlement. Aujourd’hui, la conscription a été supprimée au profit d’une armée de métier. Du coup, il n’y a plus de raison de désobéir puisque la cause a disparu. On peut mesurer la différence avec la contestation face à la guerre en Irak.

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Désobéir, en démocratie, ne va pas de soi  ?

A.O . : Dans un régime démocratique, une large gamme de droits civiques, politiques et sociaux s’offre aux citoyens. Ces derniers ont toute latitude pour s’opposer à une mesure qu’ils jugent injuste, par des moyens plus conventionnels que la désobéissance. Le respect des droits de l’Homme et des minorités est garanti ; et même si la démocratie sociale est quelque peu bafouée ces derniers temps, beaucoup de ses rouages permettent de contester des dispositions injustes. Comme on le voit aujourd’hui, un Etat peut être condamné pour discrimination. Evidemment, la procédure prend du temps et ses résultats ne sont pas toujours sûrs... Désobéir, de ce point de vue, est un acte qui ne va pas de soi. D’autant que si on n’accepte pas la règle commune qui régit une démocratie, en refusant d’appliquer des lois votées par la majorité au prétexte qu’elles déplaisent à une minorité, on risque d’ouvrir la porte au fascisme.

Mais il arrive que les démocraties soient porteuses de dérives autoritaires ...

A.O . : Oui, parfois une loi porte en elle-même une menace grave pour la démocratie. D’ailleurs, une partie de ceux qui désobéissent aujourd’hui le font en réaction à ce qu’ils perçoivent comme un exercice autoritaire de la démocratie. C’est un exercice qui ne prend pas le temps de la démocratie parce qu’il croit connaître à l’avance les meilleures solutions. C’est cela que dénoncent les désobéisseurs, mais pas frontalement, juste en refusant : de manière très locale : de faire ce qu’on leur demande. Un prof, par exemple, dira : «  Je n’appliquerai pas la directive du rectorat . » Il ne dira pas : «  Je veux changer de gouvernement ou de système . » C’est pour cette raison qu’une partie de la gauche considère que la désobéissance civile relève juste d’une action individuelle dénuée de sens politique.

Pour Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson, la désobéissance est au fondement de la démocratie ...

A.O . : Il y a dans la désobéissance une dimension très radicale qui défend le principe même de la démocratie, ce lieu où des individus acceptent de renoncer à une part de leur liberté pour entrer dans un système collectif de droits et d’obligations réciproques. Cette adhésion doit, en principe, être volontaire. Dans une démocratie, un individu a-t-il le droit de se retirer de sa nation quand son gouvernement se retourne contre lui et lui impose des choses qui l’oppressent ? Défendre le principe d’une démocratie radicale à la Thoreau ou Emerson, c’est admettre que chacun en a le droit absolu. Ce n’est pas vraiment un droit qui fonde un régime de démocratie représentative.

Qu’en est-il des personnes auxquelles on n’a pas demandé leur consentement, les sans-papiers par exemple  ?

A.O . : Aucun Etat ne s’est jamais constitué sur des adhésions volontaires. Le consentement est une fiction que Thoreau a prise au pied de la lettre. Lorsqu’il a déclaré refuser de s’acquitter de la part de ses impôts destinée à financer la guerre au Mexique à laquelle il était opposé, il a été emprisonné. Hubertine Auclert a utilisé le même argument. Elle refusait de payer des impôts à un Etat qui ne la représentait pas puisque, comme femme, elle n’avait pas le droit de vote. Quant aux sans-papiers, ils ne sont pas en situation de désobéir : il faut être citoyen d’une démocratie pour avoir cette possibilité. Les désobéisseurs sont ceux qui les parrainent, les hébergent, rechargent leur téléphone portable, agissent au nom de la dignité et de l’humanité. L’aide aux clandestins représente sans doute la dernière héritière des grandes causes qui ont donné ses lettres de noblesse à la désobéissance civile. Les atteintes graves aux droits de l’Homme sont, dans nos démocraties avancées, derrière nous. Un des enjeux, aujourd’hui, c’est de savoir comment les démocraties vont faire évoluer le droit des étrangers.

La logique du résultat ne touche-t-elle pas implicitement, à la dignité des personnes  ?

A.O . : C’est mon argument. La logique du résultat constitue une menace potentielle contre la démocratie. Elle exclut la voix des citoyens dans la délibération politique, car les chiffres prédéterminent les décisions qui sont élaborées sous une modalité technique par ceux qui réduisent le politique à la production d’objectifs chiffrés et d’indicateurs de performance. A l’hôpital, à l’école, dans la justice ou dans la police, les professionnels expriment la même hargne contre cette manière de gouverner qui consiste à forcer l’obtention de résultats. Il me semble pourtant qu’ils n’arrivent pas à donner un sens politique général à cette hargne. Très peu connectent ce qui leur arrive à ce qui arrive à leur voisin. Pourtant, ces revendications ne sont pas purement catégorielles. C’est de dépossession dont il est question. Juges, policiers, enseignants, chercheurs, sont dépossédés de leur métier, de leur voix et de leur langue. Avec l’évaluation, la définition de leur activité professionnelle leur échappe pour devenir l’apanage d’une administration, sur la base de critères de quantification qui ne sont pas les leurs. Par ailleurs, la langue dans laquelle ils envisageaient leur travail a changé, elle est désormais contrainte d’emprunter au lexique du management. Enfin, leur expression propre n’est plus prise en considération, elle s’est perdue dans l’agrégation de données générales.

Face à ces motifs de mécontentement, pourquoi ne pas faire la grève  ?

A.O . : Les gens qui désobéissent le font parce qu’ils ont le sentiment que la logique du résultat qu’on leur impose est une question politique, mais ils constatent que les syndicats ou les partis ne la prennent pas en considération. Il faut imaginer ce que serait une grève nationale contre la production de grilles d’évaluation ou de tableaux de bords, contre la production d’objectifs chiffrés et d’indicateurs de performance...

Pour vous, ce n’est pas parce qu’un geste est individuel qu’il n’est pas politique ...

A.O . : Les citoyens exigent de plus en plus d’avoir un droit de regard sur les hommes politiques, leur travail et leurs décisions. Dans le même temps, le pouvoir a tendance à réduire ce droit de regard. Or, dans les cas dont nous parlons, quand un individu exprime aujourd’hui une revendication en son nom propre, ce n’est pas en tant que personne mais en tant que citoyen d’une démocratie. Son geste inclut donc la collectivité. C’est pourquoi, en général, ce n’est pas un acte individualiste.

Le philosophe Etienne Balibar se refuse à qualifier de politique un acte qui ne porte pas une critique d’ensemble ...

A.O . : Etienne Balibar a une conception restreinte de la politique : sa définition repose sur l’idée que la politique sert à lutter contre les rapports de domination. De ce point de vue, un acte politique s’inscrit nécessairement dans un affrontement entre droite et gauche. Mais on peut aussi considérer que toute réaction d’un individu aux mesures prises en son nom est de nature politique - même lorsqu’elle n’entre pas dans les canons de ce qu’on conçoit comme acte politique : car elle exprime sa conception du rapport d’un citoyen à l’Etat.

Mais tout de même, n’y a-t-il pas une faiblesse intrinsèque à la désobéissance  ?

A.O . : Elle possède à la fois une grandeur et une faiblesse. Protester de manière spontanée contre une atteinte aux droits, c’est se mettre en danger, ce qui force l’admiration. Et il arrive que cela porte ses fruits. Les profs qui refusaient de donner des heures de soutien scolaire, par exemple, ont obtenu gain de cause auprès du tribunal administratif. Mais qu’ont-ils gagné ? Le fait d’être dispensé de ces deux heures de soutien... Le reste de la réforme est toujours en place ! Mais si un parti d’opposition s’empare de cette revendication, alors elle devient un argument dans le jeu politique. C’est à la fois une réussite et un échec.

Propos recueillis par Marion Rousset

Albert Ogien est directeur de recherche au CNRS et enseignant à l’EHESS.

A lire**, ** Pourquoi désobéir en démocratie  ?, de Albert Ogien et Sandra Laugier, éd. La Découverte, 211 p., 20 ?

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