.
On connaît le mot de George Bernard Shaw : quand un homme me dit qu’il n’y a pas de différence entre la gauche et la droite, je sais qu’il est de droite. Le constat vaut pour la différence entre théâtre public et privé : dès que quelqu’un vous dit que cette frontière n’existe plus, que ce sont là des clivages surannés, qu’il y a de bonnes choses partout, etc., vous pouvez être assurés que vous avez devant vous un spectateur amateur des productions du privé, ou de ce qu’il a de privé dans le public. Nous poserons ici deux hypothèses : 1) au théâtre, privé et public ne produisent radicalement pas les mêmes objets ; 2) la tendance actuelle est à une privatisation du public, selon des modes d’appropriation qui demeurent néanmoins bien spécifiques.
La boulevardisation du théâtre public
Le théâtre public actuel est mû par une obsession : remplir (ses salles), ce qui, dans la situation concrète d’un maillage territorial de grandes salles, exige la proposition de spectacles à même, moins de remplir, que d’en fournir la promesse.
La conjoncture actuelle qui préside aux programmations dans les théâtres publics obéit ainsi, il me semble, à trois données : 1) On répète beaucoup combien l’époque des années 1980 fut celle du metteur en scène roi et de ses frasques et caprices. On dit moins que la période 1970-1980 fut celle de l’ouverture de salles aux jauges importantes qui, si elles sont aujourd’hui pensées, non comme capacité d’accueil mais comme injonction à être pleines, corrompent complètement la réflexion nécessaire à la programmation ; 2) Calqué sur le modèle de la représentation aujourd’hui dominante de la démocratie, qui veut qu’elle soit le pouvoir de la majorité : et non, par exemple, l’égalité d’accès au pouvoir de tous :, le théâtre public ne se sent légitime qu’au prorata de son taux de remplissage ; 3) Aussi les directeurs de théâtre sont-ils conduits à penser leurs programmations dans les termes mêmes du « risque », c’est-à-dire dans ceux du libéralisme : prendre ou pas des risques, c’est programmer ce qui promet de plaire ou pas.
Le résultat de cette triple conjonction est la montée de plus en plus évidente dans les salles publiques du boulevard, genre type du théâtre privé. Le parcours d’Alain Françon est à ce titre exemplaire : arrivé à la tête du théâtre national de la Colline en 1996 avec un projet qui résonnait comme un manifeste, proclamant le droit du théâtre à se préoccuper du monde et de ses catastrophes (avec un auteur comme Edward Bond), il a en partie terminé sa direction avec un Feydeau successfull en 2007.
Quel théâtre public aujourd’hui n’accueille pas son Feydeau, son Labiche, dans le meilleur des cas son Pirandello tardif ou son Marivaux bien enlevé ? Toâ de Guitry s’ouvre et se ferme sur la nécessité de divertir les gens de leurs tracas quotidiens, ou, pour le dire brutalement, comment la culture est de plus en plus assignée à sa fonction de lubrifiant de l’aliénation. C’est à la lumière de cette double et désormais banale injonction, remplir les salles et apporter son remède à la crise, qu’il faut cadrer la présence de deux grosses productions à partir de pièces de Guitry cette rentrée, l’une dans un théâtre privé Nono ), l’autre public Toâ ).
C’est juste rien
Sacha Guitry : de son nom complet Alexandre Georges-Pierre Guitry, homme de théâtre et de cinéma français prolifique, né à la fin du XIXe siècle et mort en 1957, connu comme figure archétypale de l’homme de lettres brillant aux attributs classiques, les femmes, les bons mots, le savoir mondain. De lui cette saison sont mis en scène Nono , par Michel Fau au Théâtre de la Madeleine à Paris avec Julie Depardieu, et Toâ , par Thomas Jolly et sa compagnie La Piccola Familia, vu récemment au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis mais en tournée depuis l’an dernier.
Il est difficile de parler du premier parce que d’une certaine façon, ce n’est rien. Non pas que cela ne ressemble à rien, ce qui serait un compliment paradoxal adressé à ce que l’on n’a jamais vu jusqu’alors. Nono précisément ressemble à tout ce que l’on sait déjà de ce genre de spectacles sans les avoir vus : luxuriance des costumes chics, qui emporte l’idée d’une sorte d’âge puéril du théâtre où jouer c’est essentiellement être déguisé, c’est jouer à la princesse(1) ; désérotisation des corps, pris dans la répétition des gestes et des intonations de ce dont on connaît d’avance les effets comiques ; kitsch des décors qui sur-signifient la tradition du genre théâtral convoqué. Tout est à sa place, sans surprise. Assurément Nono n’est ni raté ni mauvais, ce n’est rien, ou comme on dit aujourd’hui, c’est « juste » rien.
Toâ est un autre type d’objet, d’abord parce que les deux pièces sont différentes : Nono , créée en 1905, est une des premières pièces de Guitry (il a alors 20 ans), Toâ , réécriture en 1949 d’un texte de 1939, est une des dernières. Nono est une histoire d’adultère pleine de bons mots autour d’une figure de poète sans grand succès ; Toâ est une histoire d’adultère pleine de bons mots autour d’un acteur et auteur dramatique célèbre, enchâssé dans un dispositif de mise en abyme où Guitry justifie ses choix d’auteur. Mais joue surtout la différence des points de départ : Thomas Jolly et sa compagnie sont dans un rapport au théâtre qui entend penser son art, à la différence du privé qui ne se soutient que d’être plein. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette pièce, j’en développerai rapidement deux. La Piccola Familia est une jeune compagnie : tous les comédiens sont nés dans les années 1980, formés pour certains au Théâtre national de Bretagne. Quelque chose se joue dans ce spectacle autour de la question de la transmission, qui est la dimension la plus substantielle de cette mise en scène (le spectacle se termine sur un montage sonore avec la voix de Guitry donnant aux jeunes gens des conseils de métier). Transmission signifie aussi appropriation, et c’est sur ce fond de déplacement et de réassignation des codes du genre, sur-codé par excellence, qu’est le boulevard que travaille ce spectacle. D’où peut-être ce choix d’une esthétique de pub, qui affirme une jeunesse, du moins une sorte de nouvelle donne générationnelle dans l’histoire du genre.
Le syndrome blockbuster
En somme, Nono répète les codes du boulevard, ses toiles peintes, ses postures, là où Toâ cherche à produire de la différence à l’intérieur du genre, notamment en matière de jeu d’acteur. Ce qui pose plus largement la question de savoir ce que le théâtre gagne à se penser lui-même dans une tradition, question ouverte à l’occasion de ce Toâ ...
Le second point sur lequel Toâ peut nous intéresser est la question du rythme ou ce que j’appellerai le syndrome blockbuster. On peut être frappé par l’extrême rapidité avec laquelle les éléments dramatiques sont donnés dans les grosses productions du cinéma américain actuel, ce qui exige du spectateur une attention soutenue. Je renvoie à Inception , au dernier James Bond ou à Salt , où la narration est soumise à un abattage qui transforme tout signe en pure information. Devant ces films, je n’ai pas le temps de (com) prendre, de penser avec ce qui se passe, je n’ai le temps que d’enregistrer. L’objet est soumis à une telle pression : ne pas s’ennuyer ! :, que tout interstice, où quelque chose comme de la pensée au sens le plus flou pourrait s’infiltrer, est écrasé. Ainsi ne sont produits que des objets pleins comme des oeufs, denses comme des pierres, où ne subsiste plus un seul temps de respiration.
Toâ produit cet effet d’apnée mentale, notamment au début, dans un souci d’accroche du spectateur. Or le metteur en scène explique qu’il veut laisser le champ libre à la pensée, mais le spectacle est rattrapé par l’injonction de l’époque à fabriquer des machines de guerre contre l’angoisse que toute forme de silence apparemment suscite. A ce titre, le rythme est un des paramètres politico-artistiques fondamentaux, c’est le lieu du débat.
Diane Scott
[1]