Un débat intéressant a eu lieu entre Alain Badiou et Daniel Bensaïd, sous l’égide de Libération (http://philosophie.blogs.liberation.fr). Badiou, qui plaide pour maintenir plus que jamais le parti pris communiste, explique que la révolution a fauté par obsession de l’Etat et fixation sur la « forme-parti » . Critique acharné du démocratisme, il demande que l’on aborde de front « un problème ouvert, expérimental » : bâtir « une discipline politique qui ne soit par calquée sur le militaire » . La pratique critique doit donc « avoir l’Etat dans son champ mais ne jamais en dépendre » . À partir de quoi il propose à l’action militante de ne plus se définir par rapport à l’Etat et de ne plus « jouer le jeu électoral » . Ce qui lui permet de souhaiter bon vent au NPA (pour « mettre un peu de désordre amusant dans le jeu parlementaire » ), de critiquer son projet (le « bon vieux Parti communiste d’il y a quarante ans » ) et d’annoncer qu’il ne votera pas davantage pour lui que pour qui que ce soit.
Bensaïd lui répond que l’expérience soviétique n’a pas échoué par excès de parti, mais par perversion de son usage avec la militarisation stalinienne. Il rappelle que, dans une société qui fonctionne à l’inégalité, à la distinction et à l’exclusion politique, le parti est la seule manière populaire de créer « un espace démocratique collectif de pensée et d’action » . Il plaide donc pour un retour à un centralisme démocratique « vrai » qui, selon lui, ne s’est jamais identifié à la discipline militaire. Au total, il redoute que « l’évitement de la politique » ne conduise à un « fétichisme du mouvement » qui n’est, à ses yeux, qu’un renoncement à « donner forme à un projet politique » . Je tiens pour ma part que Badiou et Bensaïd ont tout à la fois tort et raison, et que Bensaïd a bien tort de reléguer au placard l’inquiétude intellectuelle, pratiquement incertaine mais politiquement créatrice, dont témoigne Badiou.
1. Bensaïd a raison de dire que le centralisme de l’époque léninienne coexiste avec les débats les plus libres et, de ce fait, n’est pas contradictoire avec l’esprit démocratique le plus déclaré. Il n’en reste pas moins que, dans la pratique, ce qui s’impose très vite est la formule selon laquelle « le Parti communiste ne pourra remplir son rôle que s’il est organisé de la façon la plus centralisée, si une discipline de fer confinant à la discipline militaire y est admise » . Or cette formule ne date pas de la période stalinienne, mais de... 1920 : c’est la 12e condition d’admission à l’Internationale communiste.
Il en est du parti comme de l’Etat. Théoriquement, le marxisme « constituant » se défie tout autant du socialisme d’Etat, qui oublie que l’Etat n’est rien d’autre qu’une machine bourgeoise aliénante par essence, et de l’anarchisme, qui oublie que l’ignorance de l’Etat se traduit par une dépendance de fait des dominés à son égard. Sur le papier, l’analyse est dialectique ; dans la pratique, la « force des choses » (comme disait Saint-Just) a fait oublier le premier terme de la contradiction et a hypertrophié le second : anti-Etatiste par principe, le communisme politique est devenu ultra-Etatiste de fait. Le centralisme démocratique et la conquête de l’Etat visaient à libérer les dominés ; en pratique, ils n’ont fait qu’ajouter la sujétion à la domination. Dommage, mais c’est ainsi...
2. Bensaïd a raison de postuler que le stalinisme introduit une rupture avec le bolchevisme léninien. Deux hommes, deux pensées, deux pratiques, deux époques... Mais il est tout aussi vrai que le stalinisme s’appuie sur quelques points faibles : des failles mentales enchâssées dans la conception de la classe, de la révolution, du parti : dont il finit par faire ses fondements. Ainsi, la survalorisation de la politique et du parti peut nourrir l’idée que l’organisation politique est par essence supérieure à toutes les autres formes de l’action sociale. De même, la primauté accordée à l’action et à l’unité d’engagement qui fonde la discipline du parti peut conduire à une vision strictement militaire, contredisant la référence discursive à la démocratie interne.
Les failles s’élargissent dans le stalinisme, jusqu’à faire de lui un « avatar caricatural du léninisme » (Jean-Jacques Goblot) qui, loin de corriger les fragilités, les accentue jusqu’à l’outrance. Le devoir de lucidité se transforme en soupçon généralisé ; la métaphore de la dictature devient une apologie du despotisme ; l’extériorité présumée de la conscience révolutionnaire laisse la place à la toute-puissance du parti savant ; la place centrale du parti se métamorphose en religion de l’appareil « l’organisation décide de tout » ).
3. Bensaïd a donc raison de fuir les amalgames qui visent à discréditer a priori tout parti pris révolutionnaire, suspecté d’être par essence « alibéral » comme aurait dit feu François Furet. Mais il a cent fois tort de sous-estimer que la sortie définitive de l’antistalinisme ne passe plus désormais par un « retour à... » , quel qu’il soit. On ne reviendra ni au bolchevisme « pur » ni au « centralisme démocratique » tempéré. Le communisme du XXIe siècle sera post-bolchevique ou il ne sera pas. Le parti pris novateur de Badiou est sans doute flou dans ses conclusions pratiques. Il est pourtant le seul pertinent pour inventer : on ne trouve que si l’on cherche ; on ne cherche pas si l’on pense avoir déjà trouvé.
Bensaïd est pour une part victime de l’histoire de son courant de pensée. Le « trotskisme » vilipendé naguère par les staliniens et leurs héritiers a eu l’immense mérite d’être un antistalinisme fondateur. Cette antériorité ne le dispense pas d’un devoir communiste refondateur. L’histoire est cruelle : il ne suffit pas d’avoir été un prévenu pour échapper à tout jamais à la fonction de procureur. Si le communisme contemporain n’est pas capable de discerner ce qui a pu nourrir sa perversion meurtrière, dans ses fondements mêmes et non dans le seul usage qui en a été fait, il n’assumera pas sa fonction d’émancipation.
Je ne suis pas sûr d’apporter les mêmes réponses que lui au problème fondamental que soulève Badiou ; je lui sais gré de partir de son énoncé ; ce n’est pas le cas de Bensaïd.
4. Pour ce qui concerne la « forme-parti » , je considère que le plus raisonnable est de partir, non pas d’une affirmation, mais de deux : la « forme-parti » , calquée sur la verticalité hiérarchique de l’Etat, ne correspond plus aux formes actuelles de l’implication des personnes autonomes et « savantes » ; le parti politique, comme structure populaire d’implication politique, n’a pas été remplacé. Il ne s’agit pas de choisir entre les deux formules, mais de les assumer toutes les deux.
Il est absurde de faire comme si la méfiance à l’égard des formes partisanes était le seul fait de leurs dysfonctionnements. La verticalité partisane, en fait, fonctionne sur le même registre que la représentation : elle fait du parti, comme de l’Etat, une institution « séparée » qui opère selon les « compétences » et la délégation. Elle fonctionne à l’hétéronomie et non pas à l’autonomie ; à la limite, elle a pu produire une tension vers la libération collective ; elle ne stimulera pas un mouvement vers l’autonomie des individus libres et solidaires.
Tout cela a à voir avec la forme « bourgeoise » de la société : elle a de plus en plus séparé les « instances » , économiques, sociales, politiques. L’émancipation suppose de retisser les liens que la forme marchande exacerbée à distendus et de réarticuler l’économique, le social et le politique. Il ne s’agit pas de passer de la séparation fonctionnelle au grand tout indistinct : l’association, le syndicat et le parti ne sauraient se confondre. Mais le temps est venu de penser leur distinction sur un tout autre registre que celui de la séparation. On a eu tort de subordonner l’association au syndicat ou au parti ; mais si l’indépendance est un bien, la coupure est un mal. À la limite, elle renforce le parti dans son monopole exclusif. Elle évite la mainmise directe du parti ; elle renforce sa séparation d’avec les acteurs de la créativité sociale. C’est par cette rupture que se pervertit l’intérêt supposé « général » .
5. Comment gérer la contradiction ? Non pas en niant le parti, mais en cherchant à subvertir la « forme-parti » . En essayant de débarrasser le parti politique des formes hiérarchiques et délégataires qui, au final, aboutissent à la confiscation des pouvoirs par un petit groupe. En cessant de confondre spécificité fonctionnelle et monopole : le parti peut partager avec d’autres les fonctions de définition des choix et de sélection du personnel politique, que l’histoire institutionnelle lui a réservées. En ne pensant plus sa distinction sur le registre de la fermeture : l’écart entre le membre et le « non-membre » ne s’abolit pas nécessairement mais se relativise. L’appartenance exclusive elle-même devrait perdre la religiosité qui fut la sienne et qui a confondu l’agrégation à un groupe et la fusion dans un grand corps indistinct. En bref, le parti ne se confond pas avec les autres formes de l’association, mais doit préférer la porosité à l’étanchéité. L’esprit de parti doit tendre à viser avant tout ce qui rapproche et non ce qui distingue ; travailler la spécificité, mais ne pas cultiver la différence.
6. Difficile que tout cela ? Sans doute. Sur la base des combats anticapitalistes concrets, produire dès maintenant l’émancipation des personnes est plus complexe que de s’emparer de l’Etat pour en briser ultérieurement les rouages. Participer aux institutions pour en subvertir les formes aliénantes est plus difficile que de contester l’Etat existant, en attendant d’être soi-même l’Etat dominant. Contester l’hégémonie sociale-démocrate, pour construire dès aujourd’hui les fondements de majorités alternatives, est plus redoutable que de servir d’aiguillon minoritaire à des majorités vouées de toute éternité à l’hégémonie de l’esprit d’accommodement au capital. C’est moins simple... Mais si nous ne nous y attelons pas, nous laissons la main aux tenants de l’ordre dominant. Et à quoi sert alors le révolutionnaire si, malgré qu’il en ait, il participe à la reproduction en pratique des rapports confortant l’ordre qu’il entend contester ?
7. Bensaïd explique qu’il y a désormais deux conceptions entre lesquelles il faut choisir : un antilibéralisme résistant aux excès et abus de la mondialisation et un anticapitalisme renaissant qui remet en cause la logique même de l’accumulation du capital. Disons-le d’une autre manière : le choix entre antilibéralisme et anticapitalisme est pour lui l’équivalent de celui qui conduisait naguère à choisir entre réformisme et révolution. À vrai dire, je n’avais pas remarqué que l’antilibéralisme était désormais devenu dominant dans la gauche française, au point que l’essentiel serait désormais de trancher entre antilibéralisme et anticapitalisme...
Ce que l’on appelle depuis quelques années « l’antilibéralisme » est né avant tout du refus de voir la gauche s’accommoder d’une mondialisation qui entremêle de façon inextricable le choix capitaliste fondamental et le libéralisme échevelé de la « concurrence libre et non faussée » . Cet antilibéralisme est donc contradictoire avec le cours dominant d’un socialisme européen qui a préféré le social-libéralisme à la social-démocratie d’hier. Voilà qui permet donc de poser en termes de masse les contours d’un choix. Autour de quoi va-t-on rassembler la gauche ? Autour de l’idée qu’il faut bien s’accommoder de la mondialisation actuelle, soit pour l’accompagner, soit pour en corriger les abus les plus criants ? Ou bien autour de l’idée que le réalisme pousse aujourd’hui, dans un monde inégal et incertain, à rompre avec les logiques dominantes et à construire d’autres visées, d’autres critères et d’autres méthodes pour « faire société » ?
Tel est l’enjeu fondamental. Il n’oppose pas « antilibéralisme » et « anticapitalisme » (ce sont deux facettes du même parti pris), mais gauche d’adaptation et gauche de rupture-transformation, accommodement au capitalisme et dépassement-abolition du capitalisme. Antilibéraux et anticapitalistes n’ont pas vocation à se distinguer mais à se confondre, pour que s’impose la rupture-transformation.
Or, pour que celle-ci advienne, jusqu’à devenir majoritaire à gauche, il faut choisir entre deux méthodes. Depuis la Révolution française elle-même, on trouve certes, à gauche, la polarité qui sépare la passion révolutionnaire et la tentation du compromis, le désir de la rupture et le sens de l’adaptation, les « réformistes » et les « révolutionnaires » . Mais, à l’intérieur même du désir de rupture sociale, qui fonde le parti pris de la gauche la plus à gauche, coexistent et s’affrontent parfois les tenants de l’unité révolutionnaire et ceux qui préfèrent faire la différence entre le « vrai » révolutionnaire et le « tiède » . Que Bensaïd le veuille ou non, je redoute que la logique constitutive du NPA ne pousse vers la seconde culture plutôt que vers la première. La radicalité insuffisante vaut à mes yeux toujours davantage que l’engluement social-libéral. Mais si la gauche d’alternative, confondant souci de la clarté et obsession de la différence, renonçait à sa vocation majoritaire, le parti pris révolutionnaire des communistes ne vaudrait pas bien cher à la grande braderie de l’histoire.
En bref, rien n’est pire que le reniement. Mais rien n’est pire que la répétition, fût-ce en faisant valser les étiquettes. Roger Martelli
Paru dans Cerises.. n°27, http: www.communistesunitaires.net