Avec la publication, en 1962, du Carnet d’or, traduit en France en 1976, Doris Lessing est devenue, malgré elle, une figure emblématique pour les féministes. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne leur a pas rendu la pareille. En témoignent les propos iconoclastes qu’elle a tenus lors du Festival du livre d’Edimbourg en 2001. Ils avaient suscité une telle polémique que le Guardian en avait fait sa une. « Je suis de plus en plus choquée par la manière automatique et inconsidérée de rabaisser les hommes. C’est devenu à ce point une part de notre culture qu’on n’y fait même plus attention », avait-elle déclaré. « Le féminisme a accompli de grandes choses (...) Mais qu’est-il arrivé aux hommes ? (...) Des femmes stupides, ignorantes et méchantes peuvent déprécier les hommes les plus doux, les plus gentils et les plus intelligents qui soient » (1. Le Monde, 11septembre 2001.). Pointant son « anti-idéologisme », le magazine Lire l’a présentée, à juste titre, comme « plus proche sans doute d’une Colette que d’une Beauvoir ». Car c’est sa liberté à elle que la Britannique, nobélisée sur le tard, à 88 ans, relate dans ses livres. Plus qu’un combat collectif, c’est sa propre révolution qu’elle fait partager aux lecteurs. Modèle ou repoussoir, sa personnalité ne laisse pas indifférent. M.R.]]
Benoît Groult : « Elle ne parle que du droit à être soi-même. C’est une libertaire anarchiste ».
Que représente Doris Lessing pour l’écrivaine et la féministe que vous êtes ?** **Benoîte Groult. Doris Lessing a quelque chose d’unique : elle n’est ni un homme, ni une femme, ni surtout une féministe. Elle a écrit des livres féministes sans l’être pour autant, ne s’inclut dans aucun cadre. Elle a suivi le conseil de Virginia Woolf qui m’a beaucoup impressionnée quand j’étais une jeune fille bourgeoise : pour devenir écrivain, une femme doit tuer en elle l’ange du foyer. Mais elle a aussi eu le culot de tuer en elle la mère de famille. Elle a laissé deux de ses enfants en Afrique du Sud pour partir avec le troisième parce qu’il était trop petit. Elle ne s’est pas sentie coupable de ne pas retourner les voir. C’était un besoin profond. Elle a eu ses enfants comme moi dans la décennie 1945-1955. A l’époque, on ne choisissait pas de les avoir. Cette obligation d’élever des enfants qu’on n’avait pas désirés, elle n’a pas voulu la supporter. Elle s’est libérée de ce qu’il existait de plus « sacré ». Elle est une espèce d’extraterrestre, d’ovni. Je ne peux même pas dire que c’était du courage, c’était une nécessité. Elle a dépassé nos querelles de féministes en étant ce qu’elle est, en prenant une liberté totale, ce qui est encore un problème aujourd’hui pour la plupart des femmes. J’ai une crainte révérencielle vis-à-vis d’elle.
Une crainte ?** **B.G. Elle n’est sûrement pas sympathique. Elle ne doit pas faire passer ses sentiments avant ses besoins profonds, ses théories intellectuelles. Elle est assez sauvage, dure, elle ne se raccroche à personne et à rien. Doris Lessing met son élégance à tout réinventer, en somme. Rebelle aux classements, elle veut parler de son lieu intérieur à elle.
Elle critique beaucoup le féminisme des années 1960-1970. Vous qui êtes de la même génération, comprenez-vous ses attaques ?** **B.G. Pas du tout. Je suis née avec 1968. Jusque-là, j’étais une jeune fille rangée, une dame comme il faut, j’avais trois enfants. Je n’ai pas eu le droit de vote avant vingt-six ans. J’étais une femme classique et soumise des années 1940. Le mot féminisme n’existait pas. Il n’existe toujours pas pour Doris Lessing. Elle ne nous a pas aidées, sauf par son exemple. Parce que j’ai un esprit militant, je me suis coulée dans le moule des théories féministes, de la parité à l’Assemblée, du droit à l’IVG... Elle ne parle que du droit à être soi-même. C’est une libertaire anarchiste. Je trouve très antipathique qu’elle se soit désolidarisée des féministes, qu’elle ait refusé de leur servir de troupe d’appoint. Il y avait plus urgent que d’attaquer les féministes à un moment où elles sont encore très décriées. Les esclaves ont dû pour exister attaquer les colonialistes, les théories des blancs, le mépris. Les femmes ont fait la même chose. Elles étaient des esclaves. Quelle libération n’est pas accompagnée d’excès ? Doris Lessing ne se pique ni de pitié ni de solidarité. Il y a chez elle un monstrueux égoïsme. Mais pour une fois qu’une femme exerce cette vertu !
Vous avez écrit La touche étoile, un livre sur la vieillesse. Que vous inspirent Les carnets de Jane Somers (Journal d’une voisine et Si vieillesse pouvait) écrits par Doris Lessing sous un faux nom ?** **B.G. C’est un livre remarquable mais complètement à contre-courant. Elle parle de vieilles gens pauvres, pas des SDF, mais de petites gens qui vivent en silence une vie diminuée, abandonnée. Ce livre m’a profondément marquée car cette fois-ci, elle s’est montrée solidaire de la vieillesse, de la défaite individuelle, qui guette tout le monde. Le tabou sur la vieillesse, elle l’a franchi il y a longtemps.
Parmi les ouvrages de Doris Lessing, lequel retenez-vous ?** **B.G. La Terroriste. C’est l’histoire d’une dame comme il faut qui reçoit sa nièce en perdition. Doris Lessing a essayé de comprendre pourquoi on devenait terroriste, pourquoi on était prêt à tuer. Elle l’a fait avec une grande ouverture d’esprit, mais sans défendre pour autant les pays qui recourent au terrorisme, comme si chaque sujet existait en lui-même et qu’elle ne voulait surtout pas s’inféoder dans un combat. J’admire de loin : je ne suis pas du tout comme ça ! : parce que c’est peu féminin d’avoir cette indépendance vis-à-vis des causes dont on parle, y compris celle de ses sœurs.
Recueilli par M.R.
Paru dans Regards n°47, Janvier 2008