Accueil > Société | Par Pierre Buisseret, Stéphane Hergueta | 1er juillet 2000

Eloge de la souplesse

La plasticité du cerveau permet de comprendre la construction de l’individu comme son vieillissement. Une idée accréditée par les découvertes les plus récentes qui montrent l’influence réciproque des gènes et de l’environnement. Quelques connexions.

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

La plasticité cérébrale est un concept clé des neurosciences de la fin du XXe siècle. Elle recouvre l’ensemble des phénomènes par lesquels les réseaux de neurones (cellules du système nerveux) modifient leurs connexions et leur organisation en fonction des expériences vécues par l’organisme. Elle intervient donc dans la construction de l’organisme au cours du développement pré et post-natal, pendant l’apprentissage précoce du jeune individu après la naissance, mais aussi lors des apprentissages chez l’adulte de certaines espèces.

Doit-on parler de gènes de plasticité ?

Paradoxalement, ce concept de plasticité appliquée au système nerveux est ancien. Santiago Ramon y Cajal, inventeur de la théorie du neurone, proposait dans la conclusion de son ouvrage Histologie du système nerveux de l’Homme et des Vertébrés (1911) une hypothèse explicative des phénomènes d’apprentissage post-natal par la modification des contacts entre neurones : "(...) il faut, n’est-il pas vrai, de nombreuses années de gymnastique mentale et musculaire pour devenir un pianiste, un orateur, un mathématicien, un penseur. Comment concevoir cette transformation et cette lenteur ? En admettant tout d’abord que les voies organiques préexistantes sont renforcées par l’exercice ; en supposant ensuite que de nouvelles voies s’établissent, grâce à une ramification et une croissance de plus en plus grande des arborisations dendritiques et cylindre-axiles (1). S’il en est ainsi, on ne peut acquérir de talents qu’à la condition primordiale de créer par l’exercice, dans les centres mnémoniques primaires et secondaires, des rapports multiples et compliqués entre des groupes cellulaires qui sont peu ou pas connexionnés chez les individus incultes." On découvre déjà dans ces quelques phrases toutes les grandes idées actuelles liées aux processus neuronaux de l’apprentissage et de la mémoire chez le jeune et l’adulte.

Dès les années 60, de nombreuses études avaient démontré la nécessité de l’expérience visuelle pour qu’un chaton devienne capable de voir. Alors même que des réseaux de neurones sont déjà constitués dans les aires visuelles du cortex ils acquièrent grâce à l’expérience visuelle une configuration qui leur confère une variété de réponses spécifiques, adaptées aux différentes composantes des stimulations visuelles. Chaque neurone du cortex visuel "apprend" à répondre à des caractéristiques spécifiques de l’environnement visuel, une direction de déplacement et une vitesse, un contraste, une orientation etc. Ces analyses précises et ce partage des tâches entre les différents neurones permet l’interprétation des éléments d’une image (forme, mouvement, couleur etc.). Les intégrations de ces éléments à ceux d’autres sources sensorielles et motrices, conduisent à la construction d’images mentales de la nature des objets, de leur environnement, de leur situation dans l’espace...

Dans les années 70, les bases cellulaires de la plasticité neuronale sont démontrés : modifications des connexions dans le réseau de neurones d’un réflexe chez l’Aplysie (Mollusque marin) expliquant le conditionnement de ce réflexe ; production saisonnière de nouveaux neurones dans une zone liée à l’apprentissage et la production du chant chez le canari et nombre d’autres oiseaux chanteurs.Les années 80 ont apporté des preuves de l’existence de changements rapides de l’organisation des neurones par modification de leur activité et de leur réactivité d’ensemble (potentiation ou dépression à long terme dans l’hippocampe de la souris lors d’apprentissages par exemple). L’autre découverte importante est celle des gènes de développement et de leur intervention dans le contrôle de l’individualisation des différentes parties du corps (tête et différents segments du corps et des membres) chez la Drosophile d’abord, puis chez la souris et de nombreux autres Vertébrés.

Un processus d’interaction génome-environnement

La fin des années 90 est marquée par deux autres découvertes étonnantes : ces gènes de développement s’expriment également chez l’adulte, et ce de manière d’autant plus intense que l’individu est en situation d’apprentissage. Et l’expression de ces gènes de développement : ou doit-on dire gène de plasticité ? : semble diminuer avec l’âge, possible explication de la diminution des capacités de mémorisation liée au vieillissement. Dans le même temps, les progrès de la génétique ont dans une très large mesure repoussé au second plan ces avancées et mis en avant, par une très large diffusion médiatique, le dogme principal de la génétique du début du siècle : "l’individu est le produit de la réalisation de son programme génétique." La médiatisation de ce concept a rencontré un très vif succès auprès du grand public qui l’a largement adopté. Beaucoup de choses pourraient être dites à ce sujet, mais nous nous limiterons à une simple constatation. Jusqu’à ces dernières années, seuls des travaux visant à expliquer les différences de comportement par le biais du tout génétique ont trouvé écho dans la grande presse. Qui ne se souvient de l’agressivité expliquée par un trop fort taux d’un neurotransmetteur (dopamine), donc d’un défaut génétique ? Ou bien des différences morphologiques entre le cerveau d’un homosexuel et celui d’un hétérosexuel, et là encore d’une cause génétique !

Au delà du clonage, thérapie génique et maladies génétiques

Pourtant, J.-P. Changeux avait écrit dès 1984 "l’aphorisme de Beadle et Tatum « un gène-une enzyme (2) » ne devient en aucune façon « un gène-une synapse »", ce qui ne laisse aucun doute sur la nécessité d’un processus d’interactions génome-environnement pour la spécification et la mise en place de ces synapses (connexions) entre neurones qui aboutissent à des réseaux efficaces. Ce processus, appelé épigenèse, est une plasticité neuronale. Des processus similaires offrent des explications simples à l’apprentissage et la mémorisation. A notre sens, cette phrase ouvrait la porte à l’émergence d’une nouvelle approche de la construction de l’individu et de ses comportements. C’est ce qui se passe effectivement dans la communauté scientifique, sans pour autant déborder dans la grande presse obnubilée par le clonage, la thérapie génique et les maladies génétiques, chevaux de bataille du tout génétique.

Les premiers résultats du séquençage du génome humain

Les premiers résultats du projet international de séquençage du génome humain pourraient tout changer : il y a beaucoup moins de gènes dans le génome humain que ce à quoi l’on s’attendait ; malgré son gigantesque ADN, l’homme aurait moins de gènes que la mouche drosophile ! De larges parties de l’ADN humain n’ont aucune fonction connue et pourraient jouer le rôle de récepteurs pour un certain nombre de facteurs extérieurs au génome, lui permettant d’adapter son fonctionnement aux conditions de l’environnement de la cellule, et, pourquoi pas, de l’individu... n P.B. ET S.H.

*Commissaire scientifique général de l’exposition "Pas si bêtes ! Mille cerveaux, mille mondes", professeur au Museum et commissaire scientifique adjoint, muséologue à la Grande Galerie de l’Evolution.

1. C’est-à-dire aux dendrites et aux axones, respectivement prolongements secondaires et principaux des neurones.

2. Substance protéique qui accélère une réaction biochimique.

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

Vos réactions

Forum sur abonnement

Pour poster un commentaire, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d'indiquer ci-dessous l'identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n'êtes pas encore enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?