Le rapport de l’homme au travail a changé avec l’évolution des technologies et de l’organisation dans les entreprises. Mais si la mobilisation intellectuelle et psychologique demeure importante, dans sa nouvelle réalité, le travail n’est plus le centre de la vie... tout en restant vital, dans tous les sens du terme.
Peut-on parler, en cette fin de millénaire, de transformation radicale du travail ?
Yves Clot : Il faut être nuancé. Il y a des transformations effectives du travail. Il ne faut pas faire la fine bouche devant ce qui se modifie. Ces transformations sont difficiles à mesurer car elles sont très fortes dans certains secteurs, et, en revanche, dans d’autres secteurs, il y a régression.Avec le post-taylorisme existent des organisations du travail qui sortent du taylorisme où les formes d’organisation et la prescription sur les actes du travail sont très fortes. Dans certains secteurs industriels, on note le recul de la prescription opératoire détaillée sur le comment faire. Dans les services, en revanche, cette prescription augmente. Il y a une taylorisation des services qui vient jeter un doute sur le post-taylorisme, d’autant que le taylorisme n’a pas disparu, loin s’en faut, de l’industrie. Le taylorisme a reculé pour partie dans ces grands laboratoires sociaux que sont l’automobile ou la métallurgie. Dans ces secteurs, la dé-prescription opératoire s’accompagne, avec les flux tendus, d’une tyrannie du court terme, d’une course aux délais. Le marché est dans l’usine. On peut bien avoir une dé- prescription opératoire sur les gestes puisque le travail est de plus en plus lié aux événements survenant dans la production, mais cela entre en contradiction avec l’accroissement de la prescription sur les délais, sur le respect des objectifs.Dans le même temps, s’est développée l’auto-prescription. On fait confiance aux salariés sur la réalisation des objectifs, mais pas sur comment les atteindre. La responsabilisation a augmenté. Il y a plus de responsabilité sur la manière de faire, mais moins de responsabilité sur les objectifs à atteindre. En fait, existe ce paradoxe : l’initiative est à la fois requise et interdite.Selon moi, ce n’est pas tout à fait la même chose que le taylorisme qui interdit quasiment toute initiative. Il y a prescription de la subjectivité engageant la disponibilité. Avec le taylorisme, la personnalité doit rester au vestiaire. Aujourd’hui, c’est l’âme du salarié qui entre dans l’atelier, le bureau, le service.
Vous dites que le travail est de plus en plus lié aux événements survenant dans la production. Pouvez-vous préciser ?
Yves Clot : Pierre Naville, le sociologue, disait, en 1963, que les outillages sont de plus en plus affectifs. Je dirais presque qu’ils sont lunatiques. On est toujours entre deux pannes. Le salarié est lié aux événements induits par les systèmes techniques automatisés et informatisés, aux productions en flux tendus. Tant sur le plan technique que sur le plan de la précarité du travail, l’aléatoire s’est développé. La personnalité des salariés est sollicitée face à des événements, aux aléas du réel. Par contre, elle est exclue drastiquement de la définition des objectifs.Pour revenir à votre première question sur la modification du travail, je dirais que la situation a changé en tendance et que tout changement n’est pas forcément un progrès. Mais on ne peut pas nier le changement, même s’il n’est pas un progrès. Il y a plus d’initiative convoquée, plus de responsabilité, mais, dans le même temps, moins de possibilité d’y faire face. Les ressources indispensables de tous ordres sont chichement mesurées aux salariés de qui, par ailleurs, on attend souvent des "miracles". En gros, les résistances du réel, souvent trop "compliqué" pour le management, sont abandonnées aux travailleurs de base qui, eux, ne peuvent pas s’y soustraire.
Qu’est-ce que cela modifie pour les salariés ?
Yves Clot : Du coup, pour travailler, il faut prendre sur soi. Les travailleurs sont renvoyés à eux-mê-mes pour faire face aux objectifs fixés de façon occulte et auxquels il leur faut répondre pour faire face. C’est vrai dans l’industrie, mais aussi très fort dans les services publics où les objectifs sont socialement définis en gros : pacification sociale, réponse à la violence : mais où les moyens pour les atteindre ne font pas l’objet d’élaboration publique et sociale.Les responsables ferment trop souvent les yeux sur le réel.L’équipe est littéralement convoquée par la transformation du travail. Or, globalement, on méprise cette vie collective, car l’on pense que le collectif de travail est une somme d’individus interchangeables, alors qu’au contraire ces collectifs forment une tradition, définissent une contenance professionnelle.En traitant les collectifs comme on les traite, on renvoie chacun à soi-même. Le collectif est un genre professionnel auquel chacun peut se tenir. C’est dans la défaillance de la vie collective au travail grâce à laquelle un milieu se donne des règles de vie partagées que la solitude progresse et, cela, même au milieu d’un groupe. C’est une des leçons principales qu’on peut tirer des études contemporaines en psychologie du travail.
Pourquoi cette contra-diction au sein de l’entreprise dont les dirigeants parlent sans cesse en terme d’efficacité ?
Yves Clot : Dans l’évolution contemporaine, il y a une contradiction dans la temporalité. Visiblement, le court terme et le moyen ou long terme sont en contradiction dans la gestion des événements. On peut avoir des objectifs sur le moyen et le long terme, mais on gère toujours pour le court terme. Il y a contradiction entre rentabilité immédiate et efficacité. On vise officiellement l’efficacité ou la qualité mais on économise sur le travail, on exclut le travail qui est leur véritable source. Le travail est trop souvent considéré comme du cholesterol, comme de la "mauvaise graisse".D’ailleurs, l’exclusion sociale, si l’on veut reprendre ce vocabulaire, est précisément liée à ce mécanisme interne à l’entreprise : l’exclusion du travail. C’est un mécanisme illusoire, comme si travailler de plus en plus intensément était indispensable pour faire fonctionner la société alors que, dans le même temps, on traite le travail comme superflu. Cela est relié au fait que le travail est considéré comme un coût alors que l’on constate, avec les événements dramatiques de la tempête qui a frappé la France, que le travail réapparaît, qu’il est révélé. C’est le cas avec les agents d’EDF oeuvrant, au sens plein du terme, à rétablir l’électricité. On remarque ce que ces professionnels sont capables de faire admirablement, car il existe des collectifs, une histoire, des liens entre régions, entre les hommes. C’est une sorte d’esprit des lieux qu’on découvre alors. On constate à quel point aujourd’hui cette utilité sociale pousse les gens, leur permet de retrouver leur dignité. Ils se reconnaissent alors et se sentent reconnus parce qu’ils peuvent sortir d’eux-mêmes, c’est-à-dire exercer une fonction sociale utile. C’est cela en quelque sorte, la fonction psychologique du travail. Travailler, c’est sortir de soi.
Avec la précarité d’une certaine façon, avec la réduction du temps de travail, peut-on encore parler de centralité du travail ?
Yves Clot : Il me semble que la question est mal posée entre les tenants de la centralité et ceux de la non-centralité du travail. J’avoue mal me retrouver dans cette dichotomie. Le travail, à mon sens, est à la fois moins et plus central qu’avant. Si on regarde sur l’histoire longue, le temps que passe l’individu au travail dans les sociétés développées se réduit en tendance.Les temps de vie des personnes se transforment. Les temps de vie sont pluralisés même si le travail représente encore beaucoup de temps quantitativement. Les temps de formation se sont considérablement développés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, y compris pour les enfants d’ouvriers. L’activité hors travail s’est développée. Le travail est moins au centre de l’existence personnelle, il n’est plus le temps unique de l’existence, même dans les couches populaires. Il y a maintenant une polyvalence et une hétérogénéité plus forte des temps de la vie, ce qui n’est pas rien. Pour les jeunes, le travail occupe une autre place. Et on peut espérer maintenant vivre plusieurs vies en une seule. Pour les générations qui arrivent, on peut dire, à la manière de Rimbaud, que plusieurs vies leur semblent dues. A la fin de ce XXe siècle, il n’y a pas de réticence à avoir devant de tels processus sociaux.
Alors, le travail, moins au centre ?
Yves Clot : Moins au centre et pourtant plus au centre psychologiquement, en même temps. Comment expliquer ce paradoxe ? Les salariés veulent pouvoir se réaliser au travail : cette nouvelle demande subjective qui a mûri ne vient pas que de l’intérieur du travail mais de tous les autres "compartiments" de vie. On sollicite les gens dans d’autres temps de vie. On leur demande, par exemple, hors de l’entreprise, de se considérer comme responsables du devenir de la planète, de prendre des responsabilités. Cela développe aussi les aspirations et les demandes subjectives au travail. Psychologiquement, en raison même de la diversification de l’existence que je soulignais à l’instant, nous attendons plus du travail, pas seulement de meilleurs salaires, mais aussi une réalisation de soi. Ils veulent que le travail soit l’occasion d’exister, de faire quelque chose de leur vie. Ils attendent un espace où grandir. Ce que j’appelle la fonction psychologique du travail se développe. On peut être citoyen à l’extérieur du travail, être sollicité dans sa civilité extérieure. D’où des contradictions entre être citoyen à l’extérieur et dominé à l’intérieur de l’entreprise. Les salariés transfèrent dans le travail les aspirations et les valeurs qu’ils éprouvent en dehors. Les exigences à l’égard du travail ont grandi. Il ne doit pas seulement permettre de vivre, mais aussi de faire quelque chose de sa vie. Ces aspirations montent et on impose pourtant dans l’entreprise et au chômage à trop de nos semblables d’être des sujets diminués, amputés. D’où la mal-vie, la souffrance, l’humiliation, les ressentiments.
Enfin, je pense que dans le monde du travail il faut oser transmettre l’héritage du travail et du travail transformé par l’action collective. C’est l’histoire des échecs endurés bien sûr, des défaites qu’il faut savoir regarder en face. C’est aussi celle des épreuves surmontées, des obstacles transformés en atout, des occasions saisies, des situations retournées. Il me semble que c’est cela qui peut intéresser les jeunes générations. Car c’est cela qui les rapproche des anciens. Un monde est à conquérir. L’histoire séculaire du monde du travail n’a pas été vécue pour rien. Elle a ses tragédies mais aussi ses intrigues. Pédagogie des impasses, elle peut être lue par ceux qui entrent en lice aujourd’hui comme un grand roman d’apprentissage. n
* Professeur de psychologie du travail au Conservatoire national des Arts et Métiers. Dernier livre paru : la Fonction psychologique du travail, aux Presses universitaires de France, Paris.