Vous connaissiez les logiciels
libres, ces logiciels dont le code
source est disponible à tous, que
l’on peut dupliquer et modifier
comme bon nous semble ? Voilà
qu’après avoir influencé l’immatériel, la notion
du libre commence à se frayer son chemin
dans le monde de la matière. Un peu partout
s’ouvrent des Fablab, acronyme barbare pour
Fabbing Laboratory ou Fabrication Laboratory,
des hackerspaces, lieux dans lesquels des
gens de tous horizons se rencontrent pour
échanger des plans, des connaissances, pour
travailler en commun. Le concept de Fablab a
été lancé en 2002 par Neil Gershenfeld au sein
du Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Il s’agit de mettre à disposition du public des
moyens matériels afin de pouvoir fabriquer tout
ce dont on a besoin ou rêvé.
L’outil emblématique de cette révolution en
gestation est l’imprimante 3D. Nous avons tous
à notre disposition une imprimante qui reproduit
sur papier nos créations, textes ou graphiques.
Pourquoi n’aurions-nous pas un outil qui permet
de réaliser en dur, en plastique par exemple,
un objet, un volume que nous aurions conçu ?
C’est de là qu’est née l’imprimante 3D, outil
que l’on connecte à son ordinateur personnel
fonctionnant avec une buse d’injection plastique
qui réalise, couche après couche, l’objet que l’on
a conçu ou que quelqu’un d’autre a conçu à la
condition qu’il nous donne le « code source »
pour réaliser cet objet, d’où l’importance du
« libre ». On peut ainsi utiliser l’ordinateur pour
élaborer une pièce, puis « imprimer » celle-ci.
Les applications peuvent aller d’une oeuvre
artistique au composant d’un équipement : on
pourrait ainsi remplacer par exemple la coque
cassée d’un fer à repasser afin d’éviter de le
jeter et lui donner une nouvelle vie. La plus
célèbre imprimante 3D est la RepRap, outil autoréplicant
qui permet à partir d’une RepRap d’en
construire d’autres : les plans de celles-ci sont à
disposition du public. Comme dans le domaine
des logiciels libres, le développement est laissé
à la disposition de qui veut le reproduire ou le
faire évoluer. Ainsi, il existe déjà des dérivés : le
Replicator de Makerbot, une société qui vend le
produit assemblé ou en kit et dont les plans sont
toujours publics, ou l’Ultimaker, l’imprimante 3D
proposée par Protospace, le Fablab d’Utrecht.
Logiciel libre
Visite au Faclab à Genevilliers. Comme son
nom le laisse entendre il s’agit d’un Fablab
créé au sein d’une université, celle de Cergy-
Pontoise. Mais le lieu, comme dans tout Fablab,
est ouvert à tous et la mairie intègre déjà cette
structure dans le circuit de visite de la ville.
Emmanuelle Roux, sa fondatrice, vient du privé et
dirige une Web agency, une société qui réalise
des sites Web à base de logiciels libres. Elle
détaille l’équipement du Fablab : « Au-delà de
l’imprimante 3D, on a pris l’essentiel, c’est-à-dire tout le matos portatif de bricolage. On a
une découpe laser, une CNC (machine-outil à
commande numérique). On s’équipe au fur et à
mesure par rapport à la demande : par exemple,
on va installer des machines à coudre pour
pouvoir intégrer les textiles. » Ouvert tous les
après-midi depuis février 2012, ce Fablab affiche
déjà une fréquentation d’une moyenne de sept
à dix personnes par jour venant aussi bien de
l’université que de l’extérieur. « Pour l’instant, on a
un public hétéroclite, ce qui est l’esprit du projet.
En décloisonnant les spécialistes, on va créer
de l’innovation inattendue », déclare Emmanuelle
Roux. Un public essentiellement jeune. Peu de
retraités, quelques professionnels travaillant
dans la recherche ou les métiers artistiques et
beaucoup de jeunes : « On a un jeune de 12 ans,
très surprenant, qui vient ici tous les mercredis
après-midi et ramène même ses copains. C’est
notre meilleur démonstrateur ! »
L’association Entropie située à Grenoble s’inscrit
dans une démarche parallèle. Christophe André,
son fondateur et ingénieur de formation, est
parti d’un refus de l’obsolescence programmée,
procédé qui permet aux industriels de donner une
durée de vie limitée aux produits afin d’accélérer
le renouvellement du marché. Il envisage ainsi
« un autre modèle de société, une société qui
produit les objets dont elle a besoin et qui ne
met pas en danger son autonomie. Pour cela,
il faut mettre en accès libre, ce que j’appelle le
code source des objets, ce qui crée des rapports
démocratiques entre les gens. Une entreprise
classique va déposer un brevet. Le salarié qui
part n’a rien : le brevet appartient à l’entreprise.
En travaillant dans le libre, la personne qui décide
de partir du projet part avec ses connaissances
et peut reprendre le projet comme elle l’entend.
Cela crée une horizontalité au niveau des
rapports. » C’est ainsi que cette association a
réalisé un modèle de four solaire que l’on peut
faire soi-même à partir de plans téléchargeables
sur Internet, réaliser dans le cadre d’un stage
ou encore commander à l’association. Entropie
envisage de poursuivre sa démarche dans le
domaine des éoliennes et d’un habitat mobile à
haute capacité énergétique.
Financement
Mais en travaillant dans le libre, comment se
paye-t-on ? Et plus immédiatement, comment se
financent ces structures ? Le premier Fablab à
avoir ouvert en France en 2009, Artilekt, se situe
à Toulouse. Nicolas Lassabe, son fondateur a dû
démarrer petit : « On a répondu à des appels,
notamment dans le domaine artistique, ce qui
nous a permis d’avoir des fonds pour acheter
nos premières machines » Désormais, ce Fablab
voit les choses en grand et envisage d’ouvrir
un espace de 1 000 m2 en centre-ville, projet
financé par la communauté d’agglomération.
« On est financé aux deux-tiers par des fonds
publics et du mécénat. Des réponses à des
appels à projets, une activité très chronophage »,
avoue Christophe André. Situé dans des locaux
flambant neufs, le Faclab est la seule structure
de ce type financée par une université qui
assure l’hébergement et les salaires de deux
mi-temps. La fondation de l’université et la
division innovations d’Orange financent le
matériel. Emmanuelle Roux précise « Orange n’a jamais demandé une quelconque contrepartie
à ce financement ». Outre les subventions,
ces structures commencent à générer un peu
d’autofinancement en réalisant des stages de
formation et en ouvrant l’atelier à des structures
professionnelles. Le Fablab de Manchester,
l’un des plus gros existant actuellement, est
ainsi ouvert trois jours par semaine pour les
professionnels et deux jours pour les particuliers,
logique dans laquelle semble s’inscrire Nicolas
Lassabe : « Il y a deux Fablab en parallèle,
un open et un pro. » Une approche refusée
par Christophe André d’Entropie qui préfère
s’inscrire dans la logique des hackerspaces.
Hackerspaces, Fablab ? Pour ce dernier la
différence essentielle tient à la différence entre
l’open source et le libre : « Nous défendons le
libre. Vous pouvez aller dans un Fablab pour
fabriquer votre prototype et y déposer un brevet
dessus. Les Fablab ne sont pas positionnés
politiquement sur ce sujet. » Position que
confirme Nicolas Lassabe : « Un hackerspace
est plus politique. » En effet, ces derniers
rejettent la logique même du brevet. Il poursuit :
« Un particulier va plus facilement aller vers
un Fablab : ce qui est important, c’est que les
outils sont à disposition des gens, que les
gens puissent en faire ce qu’ils veulent. On ne
peut empêcher une personne de venir dans
un Fablab faire un morceau de son prototype
et de le breveter ». « On parle de Fablab, on
parle de hackerspace, nous, on dit que c’est
la même chose. Nous préférons d’ailleurs le
terme de Makerspace tant le terme hacker a
une connotation négative dans les médias »,
confie Emmanuelle Roux. Il est vrai qu’au-delà
de ces différences, tout ce petit monde s’est
récemment retrouvé au Toulouse Hackerspace
Factory, lors de conférences-ateliers qui se sont
déroulés du 25 au 27 mai 2012. « Hackerspace
ou fablab, on n’en discutera plus dans dix ans »,
pronostique-t-elle.
De cette philosophie du libre sont nés le système
d’exploitation Linux, la suite logicielle Open Office,
les principaux standards de l’Internet, le serveur
de site Web Apache et quasiment tous les logiciels avec lesquels les sites sont construits :
SPIP, Wordpress, Joomla, Drupal… Autrement
dit, sans les logiciels libres, le réseau Internet
n’aurait jamais existé. C’est dire l’influence que
cette notion a pu avoir sur nos vies, aussi bien en
terme d’utilisation de moyens de communication
que dans les relations que les entreprises
commerciales entretiennent désormais avec le
public. Qu’en sera-t-il à l’avenir maintenant que
la logique du libre s’étend au matériel ?
Réappropriation
Comme l’indique Emmanuelle Roux, « les
photocopieurs étaient des machines lourdes
qui ne se justifiaient que si on avait beaucoup
de copies à faire, puis on a mutualisé via des
centres de photocopies et aujourd’hui, c’est mon
imprimante qui fait des photos ». Et d’ajouter :
« Neil Gershenfeld dit qu’on est à 25 ans du
Replicator. » Sans doute sommes-nous avec les
Fablab dans la phase de mutualisation de ces
moyens. C’est d’ailleurs la démarche entreprise
par le Fablab de Barcelone : quatre nouveaux
espaces ont été ouverts en 2012. « L’idée, c’est
d’avoir des Fablab gérés par la population »,
commente Nicolas Lassabe, qui ambitionne de
transformer Artilekt, le Fablab de Toulouse en
Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC).
Toujours à Barcelone, ville européenne la
plus en pointe sur les Fablab, un Eco Fablab
a été créé travaillant sur le recyclage des
objets créés. « Leur philosophie est qu’il faut
faire bouger les idées et les informations
plutôt que les produits », complète Nicolas
Lassabe. L’écologie n’est pas absente de ce
mouvement : on commence d’ailleurs à voir
apparaître des imprimantes 3D qui travaillent
avec un film plastique thermoformable, ce qui
signifie qu’on peut refondre plusieurs fois des
objets. Plus politique, le projet Open Source
Ecology est un réseau de fermiers, d’ingénieurs
et de techniciens qui produisent des machines
industrielles en libre et à moindre coût, pour
aider le plus grand nombre à se réapproprier
les outils nécessaires à la vie moderne, dans
le respect de l’environnement et en s’opposant
ainsi au mode de production industriel.
Justement, si nous pouvons demain tout
fabriquer nous-même, allons-nous désormais
nous passer de l’industrie ? « Les imprimantes
3D évoluent et dès que l’on aura plus de
précision et la possibilité de fabriquer des objets
plus robustes, la porte sera ouverte sur tout »,
confirme Nicolas Lassabe qui tempère toutefois
en précisant que « le but des Fablab n’est pas
de faire moins cher et il y aura certainement
des objets de la vie courante qui seront faits
en série ». Christophe André d’Entropie à
Grenoble tient une position similaire : « On ne
peut pas se passer totalement de l’industrie : il y
a pour certains objets des économies d’échelle
en produisant en grande série. » Opérant
un distinguo entre production autonome et
hétéronome (intégrée), il ajoute « pour avoir
un projet de société, il va falloir maîtriser cette
production hétéronome ». Donc, ne plus être
dépendants des majors de l’industrie.
D’une certaine façon, la société italienne
Arduino n’ouvre-t-elle pas cette voie ? Fabricant
de cartes électroniques intégrées, cette société
publie en open source la totalité de ses plans.
Elle vend ses cartes mais n’interdit à personne
de reproduire celles-ci. Sans doute une voie
à imposer pour combattre l’obsolescence
programmée : il ne sera alors plus impossible
de réparer un objet industriel et de prolonger
sa durée de vie. Ce ne sera plus le capital
qui choisira de façon autonome sa rentabilité
mais la population qui contrôlera de facto ses
marges et interrogera le mode de production.
Ne serait-ce pas la fin du capital en tant que
rapport social ? Se réapproprier les moyens de
production, remettre en cause la division sociale
du travail. Karl Marx en rêvait. Ne sommes-nous
pas en train de le réaliser ?