« Devoir de réserve. » Cette restriction
quant à la liberté d’expression
imposée aux agents de
la fonction publique n’est pas
un vain mot. Tâter le pouls des
fonctionnaires s’avère même un parcours du
combattant. Cergy-Pontoise, agglomération
du Val d’Oise riche de douze communes et de
192 000 âmes, n’échappe pas à la règle même
si après moult contacts, la persévérance finit
par payer. Reste une impression de malaise.
Pour Luc Rouban, directeur de recherches
au CNRS (Cevipof) et auteur de La fonction
publique (éd. La Découverte), l’explication du
refus de témoigner est toute trouvée : « Un climat
de peur s’est développé dans la fonction
publique… Il y a un fort sentiment de crainte
dans les services et de vulnérabilité. C’est du
jamais vu. »
Cergy a par ailleurs été le théâtre d’un mouvement
de grève d’une journée en mai 2011…
mené par plus de 200 agents municipaux pour
dénoncer leurs conditions de travail. Fait suffisamment
rare pour marquer les esprits. Dani,
responsable du service accueil à la mairie, est
l’une des personnes à l’origine du conflit. Elle
relate : « Le mouvement, c’était l’expression
d’un ras-le-bol général, on avait le sentiment
de ne pas être écoutés. Or nous devions
faire face à de grosses surcharges de travail.
Que ceux qui disent que les fonctionnaires
ne font rien viennent nous voir. On n’arrête
pas de la journée. »
Car Dani prend son rôle très à cœur, soucieuse
de répondre à toutes les demandes d’un public
qu’elle dit aimer. « Mon slogan, c’est le service
public avant tout. En faisant grève, on a
défendu la qualité de service qui rime avec
écoute et patience. » Et la hiérarchie a bien
entendu le message. Depuis, selon Dani, tout
va beaucoup mieux : les supérieurs impliquent
les agents dans la réorganisation du service,
des titularisations ont eu lieu… Bref, ça valait
le coup de manifester.
Des valeurs en souffrance
Comme Dani, Sandrine, fonctionnaire territoriale
(en catégorie A) sur différentes communes
de l’agglomération depuis quinze ans, porte
haut les fondements du service public. Nous la
rencontrons sur la dalle de Cergy, à deux pas
de la préfecture du Val d’Oise, dont le bâtiment
inauguré en 1970 fut le premier de la ville
nouvelle à sortir de terre. Pour elle, travailler
dans la fonction publique, c’est : « être proche
de mes valeurs que sont l’équité, l’égalité de
traitement, mais aussi l’adaptation à l’évolution
de la société et à ses besoins. Et, avec le
temps, cette notion de service pour tous n’a
fait que se renforcer ; elle est du reste partagée
aussi bien par le gardien d’un gymnase
que par un responsable d’une structure culturelle
». Et c’est bien cela qui la met en colère,
Sandrine : cet énorme décalage entre l’image
véhiculée par les médias et certains politiques
et ce qu’elle vit au quotidien. « Nicolas Sarkozy
nous accuse de dépenser sans compter, de ne
pas faire d’efforts pour économiser, contrairement
à l’État qui via la RGPP (Révision générale
des politiques publiques, votée dès 2007)
impose de ne pas remplacer un fonctionnaire
sur deux partant à la retraite… Il faut savoir
que l’État a aussi transféré des compétences
sur les collectivités territoriales et les agents,
souvent très dévoués, doivent faire face à
une demande accrue du public. » Luc Rouban
abonde : « Les fonctionnaires sont très mal car
ils sont dans une situation infernale. Depuis
2008, ils subissent les coupes sombres dans
le budget qui engagent leur capacité à mettre
en application l’État de droit, à assurer l’égalité… »
Et le malaise semble toucher l’ensemble des fonctions publiques d’État, territoriale et
hospitalière. Delphine est infirmière à l’hôpital
de Pontoise, le plus gros employeur public de
l’agglomération, depuis quinze ans. Devenue
infirmière par vocation, elle a choisi la fonction
publique par conviction. « Pour moi, travailler à
l’hôpital, cela voulait dire soigner tout le monde
quels que soient les revenus. C’était vrai, mais
la situation se dégrade, c’est même de pire
en pire en raison de la baisse de moyens et
de personnel. Je m’interroge aujourd’hui sur
le fait de continuer à exercer dans le secteur
public. Pour avoir de meilleures conditions de
travail – je me suis épuisée à assurer une qualité
de soins à tous les usagers alors que la
politique actuelle va dans le sens contraire –,
je suis prête à postuler dans le privé », confie
Delphine, à regret.
Mais au-delà de son histoire personnelle,
l’infirmière pointe une évolution globale de
la société française qu’elle juge inquiétante :
« Toutes les instances publiques se dégradent.
Et cela a des conséquences graves, notamment
sur les plus démunis. Je me demande
ce qu’ils vont devenir. À quoi vont avoir droit
leurs enfants ? Ce qui me désespère, c’est que
les usagers ne semblent pas avoir conscience
de nos difficultés, ils sont même de plus
en plus exigeants… »
Vers la libéralisation des services publics ?
Entre colère et désespérance, ce qui effraie
tient en un mot : la libéralisation des services
publics. Un processus qui pour les personnes
interviewées porte un nom, Nicolas Sarkozy,
accusé par ailleurs de n’avoir pas tenu ses promesses
quant à l’augmentation du point d’indice
qui n’a pas bougé depuis trois ans. Mais
pour autant, chez les fonctionnaires, la gauche
représente de moins en moins l’espoir d’un
changement radical de politique. Jean-Charles
enseigne l’anglais dans un lycée de Vauréal. Il
est par ailleurs secrétaire départemental de la
FSU ; c’est du reste à la maison des syndicats
de Cergy que nous le rencontrons. « En tant
que professeur, je trouve positif que François
Hollande propose la création de 60 000 postes
dans l’Éducation nationale. Mais comme ce
sont des postes créés au détriment d’autres
administrations, en tant que fonctionnaire, je ne
m’en réjouis pas car tous les services publics
ont des besoins en personnel. Le PS n’est
en fait pas très différent de l’UMP ; eux aussi
sont dans la recherche d’économies… pas de
moyens », regrette-t-il. Avant d’ajouter : « Il y a
parmi les collègues un grand doute personnel
– ils sont nombreux à vouloir faire autre chose
car pour eux leur métier n’a plus de sens, et un grand désarroi. On subit une politique qui
vise à casser les services publics, à les faire passer
dans la sphère privée, mais pour autant on a
du mal à mobiliser en interne. »
Même son de cloche chez son voisin de bureau,
Alexis Pomérat, instituteur dans le Val d’Oise et
secrétaire départemental du SNUipp 95 (Syndicat
national unitaire des instituteurs professeurs
des écoles et PEGC), affilié à la FSU. Lui parle
de la culpabilisation des fonctionnaires qui sévit
surtout depuis cinq ans (longues vacances,
emploi assuré, etc.), et qui a pour conséquence
chez beaucoup d’entre eux « de ressentir un
manque de reconnaissance de la part des institutions
mais aussi de la société. Les enquêtes
montrent que les Français sont plutôt satisfaits
de leurs services publics, mais ce n’est pas cette
image-là qu’on nous renvoie ». À cela s’ajoute
une angoisse vis-à-vis de l’avenir qui n’appelle
pas à l’optimisme : « Avec la politique menée, on
a en effet dégraissé le mammouth, sauf qu’on a
atteint l’os. Nicolas Sarkozy réélu, on va poursuivre
le démantèlement du service public. Et on
se demande si ce ne sera pas aussi le cas s’il y a
une alternance politique. » À cette interrogation,
Baptiste Talbot, de la CGT des services publics,
a une réponse : « Il y a encore un clivage gauche-droite
sur la question des services publics, ce
qui n’est pas le cas pour la politique de rigueur
qui fait davantage consensus. Les fonctionnaires
rejettent massivement Nicolas Sarkozy et ils attendent
l’échéance électorale pour l’exprimer. On
va se venger dans les urnes. »
Peut-on réformer ?
De fait, la campagne présidentielle représente
pour tous ces fonctionnaires un enjeu majeur,
celui de la défense de leur statut. Un statut mis
à mal par l’embauche de plus en plus fréquente
de contractuels. Pour Philippe Damoiseau, secrétaire
fédéral adjoint de Sud collectivités territoriales
: « seuls les concours garantissent la
neutralité et l’indépendance des fonctionnaires.
Un maire ou un président de conseil général ou
régional qui embauche en CDI peut très bien peser
sur ses agents au moment de sa réélection…
Le risque, c’est qu’ils deviennent des agents
électoraux et non plus des agents du service public ». Et Jean-Charles Fernandez de regretter
« une perte de mémoire de l’origine du statut et
de ce qu’il garantit. Les acquis que cela confère
aux citoyens sont devenus des situations de fait,
qui font partie du paysage… Difficile dans ce cas
de les mobiliser sur nos problématiques ».
Conserver le statut, c’est une chose. Pour autant,
les questions de réforme, voire même d’économies
budgétaires, ne sont pas taboues pour tout
le monde. Laurent Dumond, élu communiste,
vice-président de la communauté d’agglomération,
évoque la mutualisation de services ou
de matériel entre plusieurs communes qui commence
à devenir réalité au sein de l’agglomération.
Il commente : « On peut travailler sur une
harmonisation des différentes administrations.
Il y a du reste chez les agents une acceptation
globale de la modernisation de la fonction publique
territoriale qui a déjà su évoluer et gagner
en technicités multiples pour s’adapter à leurs
nouvelles compétences. » Sandrine va même
encore plus loin : « Il ne s’agit pas de dire que
le statut ne pose pas de problème : même si
elles sont mineures, il y a des dérives. Je suis
donc d’accord pour rationaliser et engager des
réformes mais pas d’une façon aussi brutale, en
divisant de surcroît les fonctions publiques entre
elles et en entretenant le clivage public-privé. »
Un clivage que, selon Luc Rouban, la France ne
peut pas se payer : « La société française est
fragile, conflictuelle. Retirez-lui ses services publics
et vous retrouverez une société mafieuse,
moyenâgeuse et communautariste soumise aux
groupes de pression. La France n’est pas faite
pour le libéralisme. Le service public, c’est son
filet de sécurité. »