Démocratie, prise de pouvoir, révolution, communisme, projet de société, parti communiste, autant de conceptions fondamentales revisitées à la lumière des exigences d’aujourd’hui et des leçons de l’histoire. Une vaste et ambitieuse entreprise.
Selon vous, nous sommes entrés dans une "époque nouvelle"non seulement du point de vue de la base matérielle (révolution productive et scientifique) mais aussi en ce qui concerne les normes éthiques et morales, la démocratie et la place de l’individu. Comment articuler ces différents champs ?
Roger Martelli : Nous vivons depuis deux siècles environ sur le couple du capitalisme et de la démocratie représentative. Grosso modo, il a porté nos sociétés occidentales en avant et bouleversé l’histoire humaine. Cet équilibre est remis en question. Le capitalisme génère plus que jamais des inégalités dont le caractère explosif, à l’échelle planétaire, ne peut que nous inquiéter. Quant à la démocratie représentative, elle semble monter de réels signes d’essoufflement, dont la crise de la participation civique est un symptôme spectaculaire.Capitalisme et démocratie représentative fonctionnent tous deux à la séparation, du travailleur et de son travail, de la conception et de l’exécution, du dirigeant et du dirigé, du représentant et du représenté. Or, la modernité d’aujourd’hui n’est pas du côté de la séparation et de la délégation mais du côté de l’implication personnelle. Au fond, capitalisme et représentation butent sur les mêmes limites : ils dépossèdent l’individu de la maîtrise de ses choix ; ils l’aliènent au sens propre du terme. Ces limites doivent être dépassées pour produire de nouvelles avancées du développement humain. Le dépassement est affaire de société : il suppose des changements radicaux à la fois dans l’économique, le social, le culturel, l’éthique.
Le capitalisme a-t-il épuisé sa force propulsive ?
R.M. : Tout dépend de ce que l’on entend par "force propulsive". La concurrence reste un puissant facteur d’implication, de créativité et donc d’efficacité. Mais elle ne produit pas ce qui est aujourd’hui essentiel : le développement humain partagé. Nous n’en sommes plus au temps où, pour que Praxitèle sculpte et que Platon pense, il fallait que des millions d’esclaves peinent en silence. Notre époque conduit plutôt à affirmer le contraire : "le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous". Cette formule est de Marx, qui y voyait la quintessence du communisme. Le capitalisme vise la mise en concurrence de tous, et pas le libre déploiement des capacités de chacun. En cela, il ne me paraît pas réaliste d’en accepter les normes, ou même de chercher à s’y adapter en les corrigeant à la marge. La révolution reste un choix de bon sens.
Dans votre analyse de l’échec historique du communisme, vous insistez sur une conception de "la prise de pouvoir", considérée comme un but en soi. C’est décisif ?
R.M. : Il y a une part d’évidence dans le thème de la "prise du pouvoir" : comment changer la donne sociale si l’architecture des pouvoirs continue de travailler à la reproduire ? L’échec des révolutions du XIXe siècle a renforcé le trait, puisqu’elles se heurtèrent violemment à l’Etat. Se poser la question de l’Etat et du pouvoir reste primordial pour une stratégie de transformation sociale radicale. Mais la polarisation sur la conquête de l’Etat produisit aussi des oublis. Entre la négation radicale de l’anarchisme et la propension étatiste des Allemands et des Français, Marx et Engels proposaient une tension dialectique : pour réduire la réaction des anciennes classes possédantes, il fallait user d’une contrainte maximale, "dictatoriale", contre les anciens possédants, mais dans une perspective de bris des appareils étatiques et de "dépérissement de l’Etat".Lénine, avant Octobre 17, a eu la même préoccupation. Or la dialectique fut oubliée en pratique : on garda la contrainte d’Etat et l’on fit du provisoire de la "dictature" un fait de structure. A ce jeu, on reproduisit en pratique de la domination et de l’aliénation, quand on visait en théorie l’émancipation. Les communistes pensaient avoir "pris" l’Etat ; en réalité c’est l’Etat qui les a pris. S’intéresser au pouvoir, s’attacher à exercer des responsabilités institutionnelles, jusqu’au plus haut niveau de la sphère étatique, certes. Mais plus qu’à prendre ou à occuper les pouvoirs, il vaut mieux s’attacher à les subvertir : pour cela rendre le pouvoir à la société elle-même, c’est-à-dire aux citoyens.
Si "la révolution n’est plus ce qu’elle était", qu’est-elle aujourd’hui ?
R.M. : La révolution reste une exigence. S’accommoder des normes actuelles n’a pas grande efficacité. Encore faut-il savoir comment l’on passe d’une logique à une autre, d’une dominante à une autre. Ce qui pêchait dans la conception ancienne de la révolution n’était pas sa rapidité, mais sa verticalité descendante : même si la révolution fut un mouvement de masse : ce fut le cas en Russie : elle déboucha sur des délégations vers les sommets de l’Etat. La logique "conseilliste" ou "soviétiste" ne dura jamais au-delà de quelques mois. Pourquoi ? Parce que la définition des procédures de transformation sociale ne vint jamais de la société elle-même, mais de "l’extérieur", c’est-à-dire du parti dans la conception bolchevique de Lénine.Qu’est-ce qui est essentiel dans un processus révolutionnaire ? Non pas la préparation de la prise du pouvoir par une avant-garde consciente, mais la production par la société elle-même des axes d’une transformation radicale de l’ordre existant. La société est un objet à la fois complexe, diversifié et cohérent, sous "dominante". On ne change en profondeur la société, ni par un lent investissement de l’économique:c’était la vieille thèse menchevique:ni par le basculement brusque du pouvoir. On la change, dans ses racines, par un mouvement cohérent de réformes qui se conduisent à tous les niveaux de la vie sociale, l’économique, le politique et le "sociétal" entremêlés. Dans ce processus, il y a des moments plus importants que d’autres, où s’opèrent des effets de seuil et des ruptures. En cela, il n’y a pas de "gradualisme". Mais il n’y a pas de moment magique unique : non pas "la" rupture, mais "des" ruptures ; non pas "la" prise du pouvoir, mais des "conquêtes-transformations" des pouvoirs. Quant au moteur de ce mouvement, il n’est pas dans une avant-garde détentrice du savoir, mais dans une politisation populaire continue. Si un parti a une mission, c’est d’aider à cette politisation "d’en bas".
Vous définissez "quelques objectifs centraux, appuyés sur des valeurs fortes" pour un projet communiste moderne. Le communisme peut-il être identifié à un projet ? N’est-ce pas une démarche plutôt qu’une situation ou un état ? La question communiste, n’est-ce pas surtout comment y arriver ? Comment faire pour que le projet de société ne reste pas qu’un projet ?
R.M. : A proprement parler, le communisme n’est pas un projet, mais un point de vue ou un parti pris sur et dans l’histoire. Il est d’abord une question de sens : ce qu’on fait, on le fait pour quoi, pour qui et comment ? En même temps, il ne peut se passer de projet. Parce qu’il est une manière de se projeter dans un avenir à partir de la quotidienneté. Un communisme sans projet est comme une âme morte, qui ne sert à rien. Il faut toutefois s’entendre sur les mots. La conception d’un projet "clés en main" ou le programme exhaustif n’ont plus grand avenir, après un siècle de modélisation ratée. En déduira-t-on, comme c’est la mode, que mieux ne pas trop promettre pour être sûr de ne pas décevoir ? Non plus. Pensons donc un projet "méthode" qui insiste plutôt sur le "comment". Comment va-t-on s’y prendre, de façon précise et cohérente, pour changer les modes d’organisation de la société ? Pour faire des individus assujettis des acteurs de leur vie sociale ? Autour de quelles valeurs, de quelles normes, de quels critères, de quelles formes sociales, du bas en haut ? Le projet est quelque part entre les valeurs qui fondent la visée et le programme qui donne à voir les réformes possibles. C’est un peu un discours de la méthode qui devrait servir à valoriser une démarche ou un état d’esprit.
Vous établissez une critique convaincante de la vision sociologique du peuple déterminant la transformation sociale. Mais n’est-il pas très idéaliste de vouloir construire une communauté à partir d’un projet de société ? Ne sommes-nous pas pour le coup dans le tout-politique, dans la survalorisation du politique ?
R.M. : Si par "politique" on évoque la seule politique institutionnelle, alors l’insistance sur le projet risque effectivement de nous conduire vers les dérives du "tout politique". Nous ne serions pas très loin des formules ultra-volontaristes du stalinisme ("l’organisation décide de tout") ou du maoïsme ("la politique aux postes de commande"). Dans cette logique, autant dire : le parti décide de tout. Mais nous pourrions avoir une autre conception de la politique : les procédures collectives par lesquelles chaque individu peut décider de son avenir et de celui de la cité. Dans ce cas, le plus important est bien du côté de la visée et du projet. Pourquoi voulons-nous agir et dans quel cadre entendons-nous le faire ? C’est la clé de tout : du refus, car si l’on combat par exemple le capitalisme, c’est au nom de valeurs supérieures ; de la proposition, car la réforme ne vaut rien si elle n’a pas de sens, éthique et rationnel.
Vous mettez en évidence, à l’époque du Manifeste du parti communiste, la coexistence de conceptions différentes : "parti conscience" et "parti organisation". Quelles devraient être les principales caractéristiques d’un parti communiste d’aujourd’hui ?
R.M. : Je le rappelais tout à l’heure, il y avait dans la conception bolchevique du parti communiste, celle prônée par Lénine, un postulat qui a fait sa force et qui est devenu rédhibitoire : c’est de l’extérieur que la conscience révolutionnaire vient à la classe ouvrière, et l’extérieur. c’est le parti. Comment voulez-vous, avec cela, éviter la trop vieille coupure entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ? Or cette coupure est au coeur de la crise actuelle de la politique. Nous devons partir d’un autre postulat : notre société contient à la fois l’effet de domination du capital et sa contestation. Il y a dans la société elle-même, dans la dynamique de ce que l’on appelle le "mouvement social", un gisement formidable d’analyses, d’idées, de propositions qui nourrissent la perspective d’une alternative aux normes sociales de la dépendance et de l’aliénation. Ce qu’il convient de faire, c’est de travailler à la mise en cohérence de cet ensemble pour qu’il se situe sur le terrain de la société tout entière : ce qui est en jeu ce sont d’autres modes de mise en commun, de régulation des rapports entre les hommes, sans aliénation.La mission d’un parti communiste est d’aider à cette mise en commun politique, ce qui suppose un rapport d’intériorité et une capacité propre de travail et de mise en cohérence. Je dis bien : intériorité et mise en commun. Le parti n’est pas l’avant-garde qui apporte la conscience de l’extérieur, ni le guide qui mène le peuple vers la prise de pouvoir. C’est une formation politique qui doit servir de médiateur engagé entre mouvement social et construction institutionnelle : j’insiste sur "médiateur engagé" et non pas "relais" comme cela s’est dit parfois. La fonction d’animation, de synthèse, d’initiative politique l’emporte sur tout autre, par exemple la sélection des personnels politiques ou le contrôle de l’Etat.
Vous critiquez les formes du centralisme qui subordonnent l’individu aux intérêts supposés de l’organisation et la concentration des pouvoirs au sommet du PCF ; vous appelez à un dépassement des fonctions directionnelles mais vous semblez quand même admettre une certaine dose de "centralité". Pourquoi ?
R.M. : De même que la critique de l’étatisme n’est pas le dédain de l’Etat, le refus du centralisme ne contourne pas la question de la centralité. La société, est à la fois diversité et cohérence. Elle suppose donc de la mise en commun. Non pas de l’unique, mais du commun : l’unique estompe les différences ; le commun les maintient dans le mouvement même où il les transcende. L’ancien centralisme avait l’inconvénient de gommer les différences, au nom de la science, du modèle ou de la discipline. Nous devons apprendre à construire une centralité sans centralisme, du commun sans éradication des différences. Cela suppose de casser la verticalité, de raisonner en termes de réseaux et non en termes d’instances, de synergie des individus et non de fusion dans le groupe. Difficile ? Mais indispensable.
Vous dénoncez la professionnalisation de l’activité publique et singulièrement le poids des permanents au PCF. Peut-on y échapper et comment ?
R.M. : C’est effectivement la logique de la professionnalisation qui est en cause, plus que le poids d’un groupe qui ne manque pas par ailleurs de qualités. Comment réduire cette logique ? En réduisant la part des permanents dans les organes de direction ; en pratiquant la rotation des responsabilités ; en organisant la non-permanence des permanents, c’est-à-dire en préparant dès le début leur reconversion professionnelle future. n
* Historien, membre du comité national du PCF, vient de publier Communisme. Pour une nouvelle fondation, Editions Syllepse, 144 p., 70F.