D’un mouvement
vif, l’index agite
la poudre noire
contenue dans
la paume de
la main. « Ces petits points
blancs, ce sont les aromates.
Et… on ne les sent pas !
Pour les reconnaître, il faut
les goûter, et là, c’est agressif
au palais. » Yves Baroni, casquette,
tatouage grimpant sur
le cou, esquisse une moue
de dégoût et d’incompréhension.
Pour cet ouvrier « opérateur
de mélange », rien de
plus affligeant que ces bidons
arborant deux signalétiques :
une pour dire que le contenu
est inflammable, l’autre, qu’il
est dangereux pour l’environnement.
Le contenu, ce sont
pourtant les aromates (citron,
vanille, etc.) de votre sachet de
thé Lipton, si gracieux depuis
qu’il vous est vendu sous forme
de petite pyramide blanche.
Le marketing sait parfois faire
preuve d’un exotisme délicieux,
n’est-il pas ? Charge aux machines
d’assurer l’efficacité : « À
l’époque, pour sortir 400 kg de
produit aromatisé, il fallait trois
quarts d’heure d’un bout de la
chaîne à l’autre, raconte Yves.
Maintenant, il faut sept minutes.
C’est sûr, ça va plus vite, mais,
avant, avec notre système
d’aromatisation humide, les
saveurs étaient enserrées dans
les feuilles de thé. Et je peux
vous dire qu’on embaumait
l’usine et les alentours… » À
l’époque ? Il n’y a même pas dix
ans. Arrivaient des cartons de
gousses de vanille, d’écorces
de fruits, d’amandes râpées ; le
tilleul et la verveine en branches
qu’il fallait dépiauter. Le travail,
dans l’atelier matière première,
s’apparentait à « de la cuisine ».
« On était fier de travailler ici. »
Et cette fierté, les salariés de
Fralib aimeraient la retrouver.
Succès judiciaire
Le 28 septembre 2010, la
direction apprenait aux 182
salariés du site de Gémenos, à
proximité d’Aubagne, que leur
usine allait fermer. Fin annoncée
d’une longue histoire ?
L’Éléphant, PME spécialisée
dans les thés et infusions,
est née en 1896 à Marseille.
En 1972, elle passe dans les
mains d’Unilever qui, quelques
années plus tard, en la fusionnant
avec son autre société
de thés, Lipton, crée sa filiale
Fralib (Française d’alimentation
et de boissons). En 1989,
l’usine s’implante à Gémenos.
Après les fermetures des sites
du Havre (1998) et de Poitiers
(2001), elle est aujourd’hui
l’une des quatre du groupe
en Europe avec celles de
Bruxelles, Katowice (Pologne)
et Trafford Park (Grande-Bretagne).
La seule, pour l’instant,
dont la direction veut se
débarrasser. En cause, selon
elle : « Les difficultés structurelles
d’Unilever sur le marché
en Europe de l’Ouest. En
6 ans, Unilever a perdu 20 % de ses parts de marché.
Ce manque de compétitivité
s’explique notamment par la
situation de surcapacité industrielle
d’Unilever : les besoins
des consommateurs en thés
et en infusions pourraient être
satisfaits par les productions
de trois usines, alors que le
groupe en fait fonctionner
quatre en Europe. L’usine [de
Gémenos] représente à elle
seule 27 % des coûts pour
5,1 % des volumes de production
européens. »
Presque un an après, le 1er septembre
dernier, 134 employés
ont reçu leur lettre de licenciement.
Le lendemain, l’occupation
de l’usine débutait, votée
par 98 salariés sur les 100
présents. Depuis, ils tournent
en 3/8, se relayant nuit et jour
sur le site par équipe de dix
ou quinze, « pour ne pas qu’ils
nous prennent les machines »,
dit Olivier Leberquier, secrétaire
du syndicat CGT.
Cette occupation est la dernière
action en date d’une
année ponctuée de quelques
victoires. La plus importante, le
4 février 2011, quand le tribunal
de grande instance (TGI) de
Marseille a cassé la procédure
de fermeture du site, considérant
que les arguments donnés
par la direction ne la justifiaient
pas. Dès le 10 mars suivant, la
direction a entamé une nouvelle
procédure. « Ils ont gardé exactement
le même argumentaire
mais ont un peu retouché le
plan social », explique Olivier
Leberquier. Mais cette fois, le
tribunal suit : l’usine devra fermer.
Le comité d’entreprise a
fait appel de cette décision et la
Cour d’appel d’Aix-en-Provence
rendra son verdict le 19 octobre
prochain.
Entre-temps, les salariés ont
remporté un autre succès judiciaire,
plus symbolique mais
révélateur de la volonté des dirigeants
de « pourrir » le conflit.
Accusés par Unilever d’avoir
« sali l’honneur » de la multinationale,
Olivier Leberquier,
Gérard Affagard et Gérard
Cazorla (délégués syndicaux
CGT, CGC, et secrétaire CGT
du CE) ont été lavés de ces
accusations par le tribunal
correctionnel de Nanterre qui,
le 6 septembre, a prononcé la
nullité de la citation et des poursuites.
La qualité d’abord
Parallèlement, les salariés ont
mené de nombreuses actions
au cours de la lutte, notamment
des réquisitions de produits
Unilever dans les supermarchés
de la région et le lancement
d’une campagne de boycott
de la marque Lipton. Et
surtout inscrit leur combat dans
la durée en façonnant un projet
de reprise alternative. Un projet
fondé sur la certitude que Fralib,
sa marque historique l’Éléphant
et les compétences de ses ouvriers,
ont un avenir. « Quand la
direction dit qu’elle peut faire
avec trois sites ce qu’elle fait
avec quatre, elle oublie juste
de donner le chiffre du profit,
s’indigne Olivier Leberquier.
Le marché français est le plus
gros d’Europe de l’Ouest sur
le thé vert, le thé aromatisé,
les infusions. Des produits sur
lesquels nous avons ici des
savoir-faire reconnus et une
partie de l’outil industriel nécessaire.
Puisqu’ils sont si
sûrs d’eux, qu’ils nous donnent
des éléments concrets. Sauf
que depuis le début, la direction
n’en a fourni aucun de
convaincant… », comme tend à
le prouver la décision du TGI de
Marseille du 4 février.
Les Fralib estiment être en capacité
de relancer la filière en
gagnant en qualité. Au cours
des dernières années, le procédé
d’aromatisation humide
a été fermé, le grammage des
sachets a été diminué, passant
de 2 grammes à 1,6 grammes.
De façon générale, déplore en
substance Yves Baroni, la tendance a été
à l’uniformisation des produits par le
bas alors que le
site de Gémenos était équipé
pour sortir des thés de qualité
supérieure. « On est censé être
dans la gamme au-dessus mais
en fait, ces dernières années,
on a fait du discount, s’insurge t-
il. On a le même process de
fabrication et on utilise les
mêmes produits que les discount…
C’est tout simplement
une trahison du consommateur
qui pense acheter une qualité
supérieure quand il achète du
thé Lipton. »
Jusqu’aux années 2000, l’usine
Fralib de Gémenos avait la maîtrise
de ses achats, notamment
des matières premières – tilleul,
verveine – dont une partie
venait de la production locale.
Puis, en janvier 2006, Unilever
a créé une société en Suisse,
Unilever Supply Chain Compagny
(USCC) où oeuvrent « environ
250 costard-cravates » qui
ont pris la main sur la chaîne en
amont (achat des matières premières,
des emballages, etc.)
et en aval (commercialisation).
L’usine est devenue un simple
outil de production, contraint
de transformer les « matières
premières de merde » qui lui
sont livrées, déplore Gérard
Cazorla.
Les salariés de Fralib
n’en veulent plus. Dans leur
projet de reprise, le retour à
une production de qualité
occupe une large part. Prônant
en particulier « la technologie
des sachets double chambre »
permettant une diffusion aromatique
plus naturelle, plutôt
que celle des « sachets pyramides,
plus chimique » ; et un
« approvisionnement solidaire
en matières premières » pour
« construire des relations nouvelles
de coopération avec les
pays en développement, pour
l’approvisionnement de l’usine
en thé ». Attachés à sauvegarder
et à restaurer le prestige
de la marque historique l’Éléphant,
qu’Unilever a essayé
de dissoudre dans Lipton, les
Fralib envisagent aussi une
relance du travail avec le Port
de Marseille pour raccourcir
les circuits d’approvisionnement.
Bref, comme l’a noté
une délégation des Alternatifs
en visite sur place au mois de
juin, « Fralib nous montre ce
que l’on a pu observer maintes
fois, notamment en Argentine.
En reprenant une unité de production,
les travailleurs s’interrogent
toujours sur la finalité de
leur production ».
Depuis le début, Unilever considère
avec dédain ce projet de
reprise. En 2001, ils avaient
cédé leur usine de Poitiers,
cinq ans de sous-traitance et
la marque Compagnie coloniale,
à l’entreprise Indar, pour
un franc symbolique. Les salariés
de Fralib s’appuient sur
ce précédent pour demander
aux dirigeants de « financer le
développement de l’usine de
Gémenos ». Et demandent aux
« pouvoirs publics et collectivités
locales de s’engager ». De
ce côté, une partie du chemin
est faite. Notamment avec le
conseil régional de Paca qui a
mis 27 000 € dans la balance pour accompagner et financer
une expertise du cabinet Progexa
visant à mettre ce projet
sur pied. Depuis un an, les politiques
défilent sur le site. Début
septembre, François Hollande
a reçu les salariés à Paris et
s’est engagé à intervenir auprès
des pouvoirs publics.
« Notre projet repose sur ce
que nous avons ici et sur la
perspective de tout récupérer.
On veut que cette valeur-là
appartienne aux salariés »,
explique Gérard Cazorla. « On
a l’exemple récent de la réparation
navale à Marseille, ajoute
Olivier Leberquier. Après la
liquidation de l’Union navale
Marseille (UNM), ils ont su tenir
suffisamment longtemps en
conservant l’outil de travail en
bon état et attirer un repreneur. »
SCOP, SCIC, la structure juridique
idéale n’est pas encore
choisie par les salariés, qui
restent ouverts à l’arrivée d’un
investisseur. « Il y a juste une
chose sur laquelle on ne reviendra
pas, résume Gérard
Cazorla, on veut désormais
pouvoir peser sur les choix
stratégiques de l’entreprise. »
Dans l’usine occupée où continuent
de défiler les journalistes
(les Fralib ont fait l’objet du
feuilleton hebdomadaire au
JT de 13 heures sur France
2), l’enjeu est désormais de
convaincre Unilever de céder
l’outil industriel et de financer la
relance du site. Pas gagné mais
loin d’être perdu : la majorité
des salariés restent très mobilisés
et à force de lutte, le mouvement
a acquis dans la région
un vrai soutien populaire. L’ouverture
de l’usine ? Yves Baroni
n’attend que ça : « Moi, si on
gagne avec ce projet, dès qu’on
rouvre les portes de l’usine, je
fonce à l’aromatisation ! » Pour
en finir, avec le mot d’ordre :
« production, production… » Et
renouer avec « ce qu’on faisait
à l’époque : qualité, qualité… »