Accueil > idées/culture | Entretien par Marion Rousset | 25 janvier 2012

François Cusset : « Un peuple mondial »

En 2011, le peuple a fait un retour
tonitruant sur la scène publique.
Du Printemps arabe aux Indignés,
un peuple mondial a surgi devant des
situations vécues comme insupportables.
L’analyse de l’historien des idées François
Cusset.

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Regards.fr : Quelle vision du peuple se fait jour dans
les politiques menées en Europe et aux
États-Unis ?

François Cusset : Le peuple est devenu une variable d’ajustement,
un opérateur dans des équations comptables,
c’est ce qui n’existe pas, ce dont on se méfie, ce
qui a toujours tort. Cet automne, dans trois ou
quatre endroits du monde, les élites technocratiques
ont pointé simultanément leur regard vers
le peuple comme la cause de tous les maux. Ce
fut le cas en Grèce, à l’occasion du référendum
que Papandreou voulait organiser. Jamais depuis
la Deuxième Guerre mondiale l’idée de demander
son avis au peuple n’a suscité une telle levée de
boucliers, une telle unanimité contre la sauvagerie,
la barbarie, l’ignorance. Comme s’il s’agissait
de laisser un continent entier, noble et civilisé, à
une horde de gens désargentés, flemmards…
En même temps, les élections de l’Assemblée
constituante en Tunisie se sont soldées par une
victoire des islamistes modérés qui ont obtenu
une majorité relative et par des remarques des
éditorialistes du type : « C’est sympathique la
démocratie, mais si on laisse les peuples arabes
décider, ils élisent la charia.
 » À cette époque, le
mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis,
qui avait un gros capital de sympathie dans l’opinion,
connaissait un début d’enlisement. Il commençait
à être critiqué pour des faits-divers mis
en avant par les médias et les politiques. Dans
les centres-villes, des gangs venaient détrousser
les campeurs. Il y a aussi eu un suicidé dont on
a retrouvé le cadavre dans sa tente quatre jours
après. Quand le peuple campe, il est putrescent
et pouilleux, quand il vote, c’est pour élire des
islamistes et quand il décide, c’est pour aller
contre les intérêts de l’Europe.

Regards.fr : Du printemps arabe aux Indignés, l’année
2011 a été marquée par la constitution
d’une force populaire nouvelle. Cela constitue-t-il un tournant ?

François Cusset : Nous avons connu le surgissement presque
mécanique d’un peuple mondial, comme conséquence
logique de trois crises systémiques
majeures. Une crise financière d’une ampleur
sans précédent depuis les années 1930, une
crise politique liée à une délégitimation des
régimes démocratiques libéraux d’une part, et
aux soulèvements contre les dictatures d’autre
part, et enfin une crise écologique inédite depuis
Tchernobyl, avec la marée noire en Louisiane et
Fukushima au Japon. Un autre déclic est à l’origine
de ce processus d’émergence d’un peuple
en lutte : 2011 est l’année où l’État est nu.
Menteur éhonté au Japon, dictature sanglante
dans les pays arabes, son rôle de « fondé de
pouvoir du capital » est désormais transparent
dans les démocraties néolibérales. L’État représentait jusqu’alors un horizon lointain qui bordait le désastre et empêchait les peuples de
bouger. Quand l’incrédulité prend le dessus, face
à l’évidence, des soulèvements se déclenchent.
Mais si nous avons vécu un tournant, c’est surtout
lié aux modes opératoires employés par ces
mouvements plutôt qu’à leur ampleur. Ils font
table rase de la politique organisée, refusent les
échéances et les hiérarchies, s’installent dans
le temps long, contestent la double injonction
du pouvoir parfaitement relayée par les médias :
pour exister, il faut un programme constructif
et un représentant. Les « Occupy Wall Street »
refusent de mettre en avant la moindre revendication
précise et quand ils ont vraiment besoin d’un
chef pour que le maire accepte de les aider, ils
élisent un chien, comme cela s’est fait à Denver.

Regards.fr : Existe-t-il un lien de nature entre les soulèvements
du Printemps arabe et les
Indignés ?

François Cusset : Un soulèvement contre l’inégalité sociale ou
la spéculation financière n’est pas le renversement
d’une dictature. Toutefois ce lien existe,
les acteurs le font d’eux-mêmes. Si 2011 est
une année exceptionnelle, c’est en raison d’une
convergence des luttes inédite depuis 1968,
du temps du Printemps de Prague, de la Révolution
culturelle, des mouvements étudiants.
Mais l’articulation est aussi structurelle. Occupy
Wall Street a réuni, pendant plusieurs mois, des
dizaines de milliers de personnes dans toutes
les villes moyennes et grandes américaines. Les
campements étaient équipés d’un centre de
communication avec écran géant qui les reliait
par Skype, en continu, avec la place Tahrir, le
Chiapas, le Chili, la Puerta del Sol… Cette mondialité
effective n’est plus du tout celle de Porto
Alegre, ponctuelle, symbolique et bien-pensante.
La référence aux mouvements arabes pour se
mobiliser contre un système économique prouve
que le seuil du supportable a été franchi chez
« nous », en termes socio-économiques et même
existentiels, de même qu’il a été franchi dans les
pays arabes en termes politiques. Donc la différence
de nature que le pouvoir nous imposait
entre démocratie et dictature ne tient plus. Les
articulations, convergences, échos réciproques
entre soulèvement de la rue arabe contre des dictatures
militaires et de la rue occidentale contre
un pouvoir démocratiquement élu à la solde de
la finance, ont mis à bas un discours qui dominait
idéologiquement depuis la Deuxième Guerre
mondiale et la chute des régimes communistes.
La différence n’est plus de nature, mais de degré.

Regards.fr : Ce surgissement du peuple intervient
alors même que le mot avait disparu…

François Cusset : La déconnexion sans précédent entre la politique,
structure bureaucratique au service du
pouvoir économique, et le peuple, multitude
non organisée, anomique, éclatée, remonte à
loin. Jacques Rancière pointe souvent la perte
du mot. À quel moment a-t-il disparu ? Au milieu
du xxe siècle, le marxisme orthodoxe dominant
a substitué au mot « peuple » d’autres vocables
comme les « masses », la « classe ouvrière », le
« prolétariat ». Autant d’objets politiques constitués
d’en haut. La crise interne du marxisme liée
à 1968 a ouvert une période courte où l’on a vu
le surgissement d’un peuple-sujet, un collectif
en train de se constituer, très hétérogène mais
avec pour sentiment commun celui de la plèbe,
une plèbe revendiquée, comme dans la formule
de Hegel : « Il y a de la plèbe dans toutes les
classes.
 » Dans chaque groupe social, il y a de
l’inintégrable, de l’inassimilable, qui n’entre ni
dans les logiques de classes ni dans les catégories
politiques du marxisme. Cela n’a plus de
sens de limiter le peuple à une définition socioéconomique,
le déclassement étant le phénomène
majeur du Premier monde depuis les
trente dernières années. À part l’élite de l’élite,
la bourgeoisie d’un jour est toujours menacée de ne plus en être le lendemain. Dans la foulée de
1968, un espace d’invention s’est ouvert, dans
les marges, qui a fait exploser le concept de prolétariat,
pour lui substituer un sujet irréductible
aux identifications politiques prédéfinies. Mais
dès la fin des années 1970, avec le tournant
néolibéral à l’échelle mondiale et l’arrivée de Mitterrand
au pouvoir en France, la gauche perd le
peuple, le signifiant comme le référent, laissé aux
forces réactionnaires. À la fin des années 1990,
on se met à employer d’autres termes : c’est la
grande vogue de la notion de « multitude » et
le retour du terme « prolétariat » pour désigner
des situations sans rapport, le surdiplômé sans
emploi ou le subalterne du tiers-monde. On était
depuis lors dans un flou définitionnel, jusqu’à
cette année 2011.

Regards.fr : Les mouvements récents redessinent un
peuple mondial. A-t-il encore besoin du
cadre national ?

François Cusset : Au XIXe siècle, la constitution du peuple comme
concept et sujet politique s’est faite en parallèle
avec la construction des États-nations européens
modernes. Ce cadre est aujourd’hui en
partie obsolète du fait de la mondialisation économique
et des solidarités transversales, auxquelles
s’ajoutent les liens rendus possibles par
Facebook et les nouveaux outils de communication.
Les Indignés se sentent aussi proches de la
rue arabe en lutte, des chômeurs de Madrid ou
même des grévistes de Corée du Sud que de
leurs compatriotes au travail. Il y a parmi eux des
activistes dont c’est le mode de pensée depuis
longtemps, mais pas seulement. Il faut noter la
communauté de stratégies et d’action spontanée
entre les Indignés d’Europe du sud, les campeurs
de New York ou de la cathédrale de Londres, les
grévistes plus ou moins invisibles en Chine ou
en Corée et la rue arabe dont le soulèvement a
débuté par des manifestations de surdiplômés
sans emploi…

Regards.fr : Quel est le lien qui les unit ? La précarité ?

François Cusset : On retrouve dans les campements d’Occupy
toutes les minorités côte à côte, aucune ne mettant
en avant son agenda prioritaire, des Noirs
aux féministes, prêts ensemble à porter des
questions communes. Un commun en négatif,
lié en effet à l’extrême précarité qui rapproche
toutes les conditions, minoritaires et majoritaires,
et efface les barrières culturelles et identitaires
artificiellement placées entre les groupes sociaux.
Cette précarité doit être comprise dans
un sens socio-économique, mais aussi existentiel,
voire esthétique. Les gens sont seuls, n’ont
plus aucun cadre collectif d’existence. Comme
en un dernier moment de lucidité avant la fin, ils
comprennent qu’ils ne se sortiront qu’ensemble
d’une situation aussi désespérée. Le mouvement
comporte aussi une dimension esthétique, une réaction à la laideur de lieux de vie désaffectés, quittés pour la Puerta del Sol ou Wall street.

Regards.fr : Pourquoi le mouvement est-il resté marginal
en France ?

François Cusset : Une année électorale est toujours mauvaise pour
les mobilisations. La France conserve par ailleurs
un filet de protection sociale qui, même déchiré,
reste un peu plus serré que dans d’autres pays.
Une autre cause est peut-être la mainmise des
grandes organisations syndicales et politiques,
peu favorables à un soulèvement aléatoire et
chaotique. Enfin, les Indignés français ont choisi
le quartier de La Défense, un bon choix symbolique
mais un très mauvais choix stratégique car
c’est un lieu de passage, de flux, sans résident…

Regards.fr : Les indignés ne défilent pas, ils occupent
l’espace. Cette immobilité est-elle une
force ?

François Cusset : Leur force de résistance, leur puissance d’agir,
c’est de ne pas bouger. C’est le paradoxe poétique
d’un « mouvement immobile ». C’est le
geste le plus radical, le plus insoumis qu’on
puisse opposer à un néolibéralisme qui accapare
depuis trente ans le discours du changement. La
seule résistance viable est celle de l’inertie et du
refus, la force de l’animal de trait, revêche, qui
refuse l’adaptation, la flexibilité, le nomadisme,
la réforme… Les Indignés possèdent le même
rapport à l’espace que les émeutes urbaines qui
s’inscrivent au sein même des ghettos et des
banlieues. C’est l’inverse de la manif’ République-
Bastille à heure fixe ou des soulèvements ponctuels
comme les contre-sommets altermondialistes
des années 1990. La force des sans-forces
est le pouvoir du temps, et l’inertie sur place.

Regards.fr : Que peut-on attendre de 2012 ?

François Cusset : Le "peuple" qui surgit dans de telles circonstances
peut prendre la forme d’Occupy Wall
Street ou de la place Tahrir, mais il peut aussi se
retrouver dans les 20 à 30 % de potentiel électoral
pour l’extrême droite à travers l’Europe des
27. Nul ne sait si ce refus transversal et radical
va déboucher sur la constitution d’un peuple organisé,
autour de formes politiques nouvelles et
pérennes, s’il va s’effilocher ou se généraliser, ou
si à la première aggravation de la crise, il sera récupéré
par les populismes de droite. On est dans
une phase d’esquisse, intuitive et spontanée. Ce
peuple sans direction politique peut déboucher
aujourd’hui sur le meilleur comme sur le pire.

François Cusset, historien
des idées, a publié
La décennie. Le grand
cauchemar des années 1980

(éd. La Découverte)
et French Theory
(éd. La Découverte).

Peuple, qui es-tu ?

Le peuple avait disparu du vocable politique.
On lui préférait « l’opinion », « les gens », « les électeurs
 ». Même à gauche, le « vivre-ensemble »
avait remplacé la « lutte des classes », concept
disparu dans les limbes depuis la chute du mur
de Berlin. Mais de la place Tahrir à Occupy
Wall Street, le peuple a repris des couleurs. Et
les politiques s’adressent de nouveau à lui. Lui ?
Mais de qui parle-t-on ?

C’est quoi pour vous le peuple ?

Pierre, pâtissier, 25 ans :

« Le peuple désigne tous
les gens du monde.
Aujourd’hui,
le peuple est divisé,
chacun vit dans son
coin.
Il n’y a pas de peuple
fraternel, juste quelques
communautés. Il y a
le petit peuple, les
soumis, les travailleurs
aux fins de mois
difficiles, qui ne sont
pas entendus pas les
dirigeants. Et puis il y
a justement le peuple
des dirigeants,
complètement
corrompu. Il faut
changer ça. Quand
il n’y aura plus rien à
manger dans la
gamelle, le peuple
s’unira à nouveau. Moi,
je fais
partie du petit peuple. »

Clichés

Le peuple n’est pas très futé
et vote comme un con

« J’appelle peuple (...) tout ce qui pense bassement et communément : la Cour
en est remplie
 » (Sainte Beuve, Causeries du lundi, 1851).

« Je crois qu’il faut expliquer aujourd’hui que si nous avions voté oui en 2005,
nous aurions une gouvernance plus efficace et nous ne traverserions peut-être
pas les difficultés incroyables d’aujourd’hui
 » (Laurence Parisot, présidente
du Medef, octobre 2011 sur le plateau de l’émission « C Politique »).

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