Accueil > Résistances | Reportage par Sara Millot | 6 avril 2012

Grèce, berceau de l’innovation contestataire

Faisant face à une situation politique sans précédent, subissant
l’austérité imposée par un gouvernement non élu, les Grecs, au-delà
des mobilisations et des rassemblements, expérimentent une autre
manière de s’organiser et de résister. Reportage à Athènes.

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Des silhouettes
masquées
lançant des
cocktails Molotofs
sur le
Parlement, des scènes d’affrontements
entre policiers et
manifestants, des banques
brûlées et des vitrines brisées.
Mais aussi les files d’attente
devant les lieux de distribution
de nourriture et les sansabri
dans les rues de la ville.
Voici les images d’Athènes
que la grande majorité de la
presse européenne a diffusées
ces dernières semaines pour
rendre compte de ce qui agit
et agite la Grèce depuis des
mois. Des images qui pourtant
ne traduisent qu’un aspect
de cette crise et tendent à
en donner une représentation
simpliste, oscillant entre la menace
du chaos et celle d’une
pauvreté grandissante. Deux
dimensions qui traversent la
société grecque aujourd’hui
mais qui ne sauraient pour
autant la résumer.

Derrière le paysage d’une
dégradation généralisée, qui
laisse son empreinte sur la ville
(la multitude des bâtiments
abandonnés, des entreprises
à louer et des constructions
inachevées témoigne en effet
partout d’une économie arrêtée),
se composent et s’inventent,
dans l’urgence, des
alternatives face à la crise.

En cette fin d’hiver, les
kiosques d’Athènes affichent
le premier numéro d’un quotidien
dont tous les exemplaires
seront vendus à la mi-journée.
Il s’agit de l’édition de grève
d’un des principaux journaux
du pays apparus après la chute
de la dictature, Eleftherotypia
(« liberté de la presse » en
grec). Depuis le mois d’août,
les huit cents salariés du
journal ne sont plus payés.
Aucun licenciement n’a été
prononcé, la propriétaire ayant
simplement déclaré qu’elle ne
pouvait plus rémunérer ses
employés. Une situation que
rencontrent de plus en plus
de salariés aujourd’hui en
Grèce, tombant sous le coup
de l’article 99 qui place au
même niveau les créanciers
et les travailleurs en cas de
faillite. Salariés sans salaire
ni indemnités de licenciement
puisqu’ils ne sont pas considérés
comme chômeurs, les
Grecs se retrouvent donc dans
un vide juridique. Et s’emparent
du coup de la grève pour
signifier leur refus.

Depuis le 22 décembre, les
salariés d’Eleftherotypia occupent
l’immeuble qui héberge
leur journal. Au sixième étage,
faisant face à l’Acropole, ils
reportage berceau de l’innovation contestataire sont aujourd’hui réunis lors
d’une assemblée générale
pour voter la reconduction de
la grève et la poursuite de la
publication du journal.

«  Le syndicat a permis de financer
le premier exemplaire
, explique
Moissis Litsis, membre
du comité éditorial, en payant
l’imprimerie et la distribution.
Le suivant sera financé par les
recettes du précédent. Une
centaine de journalistes, maquettistes
et secrétaires de rédaction
vont travailler sans salaire,
mais avec la conscience
que cette publication est à
la fois un levier face à notre
employeur et une manière
d’exercer la liberté d’expression.
La presse grecque est en
effet aujourd’hui globalement
pro-gouvernementale et coupée
de ce que vit le peuple.
Cet espace vacant,
Eleftherotypia
peut le prendre. » « Avant
la grève, il y avait un manque
de relation entre nous
, ajoute
le journaliste Tassos Kostopoulos,
et une méconnaissance
mutuelle par exemple entre
la rédaction et les ouvriers de
l’emballage. Nous avons appris
progressivement à nous
connaître et le consensus entre
nous est aujourd’hui plus fort
que je ne pouvais l’espérer il y
a encore quelques semaines.
Les rapports de force évoluent
constamment : le fait d’élire un
comité de rédaction (composé
de six personnes au lieu d’un
seul rédacteur en chef) a déjà
changé les choses. Quoi qu’il
se passe pour l’avenir du journal,
nous ne pourrons plus travailler
de la même manière.
 »

« Je ne paie pas  »

À quelques kilomètres de là,
des salariés d’Alter, une télévision
privée, occupent aussi
leur lieu de travail depuis la
cessation de paiement de leurs salaires il y a un an. La situation
financière est ici plus critique
même si les syndicats contribuent
à alimenter la caisse
de grève. Concernés par le
même article 99, les salariés
ont saisi la justice sans
certitude pour autant sur
l’échéance du jugement.

Pendant trois mois, de décembre
à février, cette chaîne
de télévision plutôt connue
pour ses programmes de flux
mêlant divertissement et sensationnel
(où se succédaient
les émissions sur les stars, les
crimes et la corruption, les jeux
et les plateaux où des experts
volaient au secours des familles)
a ouvert son antenne à
ceux et celles qui ne trouvaient
pas d’écho dans les médias
grecs. En quelques semaines,
les grévistes mais aussi les
associations et les habitants
d’Athènes ont afflué sur le plateau
du direct. Les journalistes
entraient désormais dans les
usines occupées, filmaient les
hôpitaux autogérés et donnaient
une image du pays très
différente de celle qui était
alors médiatisée. Plus combative,
organisée et en lutte.

Une enquête d’audimat révéla
qu’Alter devenait la chaîne la
plus regardée en Grèce. Son
émetteur fut aussitôt coupé.
« Nous diffusons aujourd’hui
des informations depuis notre
blog mais nous espérons parvenir
à récupérer la transmission
,
souligne Vasilis Tzimtsos,
journaliste membre du comité
de grève. Mais lorsque nous
aurons obtenu nos indemnités
de licenciement, nous
cesserons probablement
d’émettre. Cette médiatisation
des grèves reste pour nous
essentiellement un moyen
de pression face au patron.
Nous ne savons pas ce qui
peut arriver : certains veulent
quitter le pays ou changer
de profession. Nous vivons
tous au jour le jour.
 »

Depuis deux ans, le pays a
connu quinze grèves générales.
Partout l’exaspération est
saisissable. Dans les bureaux
des administrations et des entreprises,
dans les cafés et les
assemblées de quartier. Elle
s’affiche sur les murs de la ville,
sur les espaces publicitaires
désertés par les annonceurs,
sur les murs des écoles (dont
le budget a été réduit de 50 %)
et sur les façades des banques
où est proclamé le refus. Le
refus de subir les mesures d’un
gouvernement illégitime, qui se
manifeste de manière active
et se déploie dans plusieurs
strates de la société grecque :
du ticket de métro que beaucoup
n’achètent plus (les
quelques contrôleurs osant
s’aventurer dans les rames
sont régulièrement invectivés
par les voyageurs) aux loyers
impayés, de l’hébergement
de sans-papiers dans les
sous-sols de l’Université au
vol de nourriture dans les supermarchés par des Robins
des Bois urbains qui la redistribuent
à la sortie aux passants.
Des initiatives qui se
sont développées et partiellement
structurées sur le plan
national autour du mouvement
« Je ne paie pas ».

De manière moins visible, c’est
aussi le refus par les personnels
administratifs des ministères
d’appliquer les directives
gouvernementales. Ainsi, le
service des impôts et celui
de la santé n’encaissent plus
depuis quelques mois certains
paiements, tandis que
celui de l’électricité n’opère
plus toutes les coupures
de courant coercitives.

Repolitisation

Derrière «  l’incompétence du
gouvernement à mettre en
œuvre les mesures d’austérité

 », que déplorent le FMI, la
Banque centrale européenne et
la Commission européenne, se
dessine en fait une forte résistance
à les accepter. Et une
mobilisation qui pointe l’injustice
de ce memorandum qui
fait peser l’effort sur les classes
populaires tout en épargnant
les plus riches. « Le bilan comptable
d’
Eleftherotypia révèle
que 95 millions d’euros ont été
transférés aux actionnaires il y
a quelques mois
, pointe Tassos.
Certains restent à l’abri
de la crise, en particulier les
armateurs et les constructeurs
qui font partie de la classe dirigeante
du pays et qui possèdent
aussi une partie des médias
et du secteur bancaire.
 »

Alors que tous les budgets
ministériels sont amputés et
les salaires diminués, la flotte
marchande et l’église orthodoxe
échappent en effet à toute
contribution. Les armateurs
grecs bénéficient de plus d’une
cinquantaine de niches fiscales tandis que l’orthodoxie,
qui a le statut de religion officielle
non séparée de l’État, est
exemptée de taxes foncières
et reçoit près de 230 millions
d’euros par an du gouvernement.
Ces injustices et le sentiment
d’une démocratie volée sont de
toutes les discussions. Dans les
jardins publics et les cinémas,
dans les écoles et les universités
s’organisent des assemblées
populaires de quartier. Indignés,
anarchistes, syndiqués,
militants de la gauche radicale
et anticapitaliste, mais aussi
simples citoyens et habitants
se retrouvent régulièrement
dans des groupes distincts
pour envisager des actions
précises : la visite d’une entreprise
en grève, la distribution
de couvertures pour les sansabri,
la préparation d’un repas
de quartier ou d’une collecte de
nourriture, l’organisation d’une
manif, l’ouverture d’un squat…
Les sujets diffèrent selon les
collectifs et les affinités politiques,
mais partout, la volonté
de dire et d’agir est palpable.
« Des gens qui n’étaient pas
politisés viennent aujourd’hui
à notre rencontre
, souligne
Tania Vrizaki, militante d’Antarsya,
un mouvement regroupant
plusieurs organisations de la
gauche anticapitaliste. La classe
moyenne en particulier, très
endettée, fait partie des plus
enragée de Syntagma. Mais audelà
de la rue, elle se mobilise
de plus en plus sur les lieux de
travail et adopte les moyens de
lutte de la classe ouvrière pour
se faire entendre.
 »

Depuis quelques mois, la crise
touche en effet plus fortement
cette catégorie sociale,
poussant les ingénieurs et les
avocats à entrer aussi en grève.
Dans le quartier de Psyri, le
théâtre Embros abandonné
depuis plusieurs années est occupé depuis le 11 novembre
par un collectif de metteurs en
scène. Pourtant peu enclins
à l’illégalité et au squat, les
membres de Mavili ont décidé
de radicaliser leur action face
aux échecs répétés des tentatives
de dialogue avec le ministère
de la Culture. Aujourd’hui,
le lieu accueille gratuitement
des compagnies en résidence
et propose deux soirs par semaine
des pièces, achevées
ou en cours, des performances
et des projections à prix libre.
« L’accueil de la presse et des
habitants a été très positif
, souligne
Vassilis Noulas, un des
membres du collectif. Depuis
novembre, ni la police ni le
ministère ne se sont manifestés.
Cette occupation, que
l’on envisageait initialement
comme temporaire, perdure
du fait de la désorganisation
généralisée de la société. Du
coup, on s’interroge sur l’avenir
et sur la manière dont on
peut investir le lieu : se posent
les questions de l’institution
et de la légalité, de l’organisation
et d’une autre manière de
travailler, de programmer et d’être
en lien avec le public dans
une période de crise.
 »

De manière diverse, éparse et
multiple, les initiatives pour se
réapproprier un espace de parole
et d’action se succèdent.
Sans modèle et sans perspective
évidente. Dans l’urgence
et par à-coups. Une manière
de signifier dans ce pays qui
a vu naître la démocratie que
si les élections ont été dérobées,
la politique quant à elle
se pratique et s’invente avec
le peuple grec.

Hôpital sous contrôle

Depuis le début du mois de
février, les agents de l’hôpital
public de Kilkis, en Macédoine
centrale, occupent leur lieu de
travail. Face à la multiplication
des mesures d’austérité,
ils ont décidé de prendre le
contrôle de l’hôpital et publié
une tribune dans laquelle ils
déclarent que, dorénavant,
toutes les décisions seront
prises en assemblée générale.
Pour eux, les problèmes de
l’ESY (le système national
de santé) sont « le fruit d’une
politique gouvernementale antipopulaire
et du néolibéralisme
mondial
 ».

Tout en revendiquant
la réévaluation de leurs
salaires, sérieusement revus
à la baisse par la troïka, les
agents hospitaliers continuent
de prodiguer gratuitement
des soins, jusqu’à « ce que le
gouvernement prenne ses
responsabilités et qu’il renonce à
sa cruauté sociale immodérée
 ».

Aline Pénitot

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