Selon vous, avec le recul du temps,quel a été le rapport entre l’Union soviétique et le communisme ?
CLAUDE GINDIN
1917 a donné une nouvelle jeunesse à ce que Lénine appelait en décembre 1914 "la vieille dénomination marxiste de communistes". L’URSS a disparu sans (ou avant) que se concrétise la perspective mise par tant de gens dans le mot "communisme". Le "destin révolutionnaire du XXe siècle" a-t-il, "pour une part considérable" été "scellé" par une "manipulation idéologico-politique" faisant du socialisme une phase devant conduire au communisme alors que c’était une "alternative" tournant "carrément le dos" à celui-ci sur des questions cruciales (Lucien Sève, Commencer par les fins. La nouvelle question communiste, 1999, p. 48) ? C’est expliquer l’évolution de l’URSS essentiellement par les conceptions théoriques de ses dirigeants. Elles n’eurent qu’une part aux processus historiques réels.
L’Union soviétique a combiné des aspects de libération et d’aliénation. Elle a eu longtemps une réelle dynamique supportant un environnement hostile et les crimes et ravages du stalinisme. Mais, dans un monde transformé, elle n’a pas répondu aux problèmes nés de son développement même, avec l’ankylose de son appareil économique et de son système politique, avec l’arrivée de nouvelles générations ayant de nouvelles attentes et que l’évocation de la dureté héroïque des périodes précédentes ne mobilisait plus. Alors que l’idée de communisme ne pouvait plus motiver les individus sans de réels partages des pouvoirs, durablement la société ne les a pas exigés et les dirigeants ne les ont pas voulus.
JANETTE HABEL
Le rapport entre l’URSS et le "communisme" (avec des guillemets car le communisme n’était pas à l’ordre du jour dans la Russie arriérée) fut celui d’une Révolution et d’une contre-révolution. Ce siècle court vit la naissance de la première Révolution socialiste de l’histoire et son effondrement : une implosion qui ne résulte ni d’une agression impérialiste, ni d’un complot de la CIA.
La destruction du socialisme soviétique a commencé très tôt avec l’assassinat des bolcheviks, l’étranglement du léninisme. Ce sont les apparatchiks au pouvoir qui aspiraient à se transformer en bourgeoisie dirigeante qui ont détruit l’URSS. Ils font aujourd’hui l’admiration du Council on Foreign Relations américain : "Les transitions ont appris aux Etats-Unis que certains parmi les anciens serviteurs des anciens régimes, sont devenus des constructeurs crédibles des gouvernements et des sociétés démocratiques émergentes."Quelles que soient ses erreurs, en partie explicables par les agressions contre une Révolution isolée, dans un pays épuisé par la guerre, le parti bolchevik était porteur d’un projet d’émancipation sociale ; le stalinisme signifia sa mort non seulement par l’une des répressions de masse les plus féroces que l’humanité ait connues mais parce que ce terrorisme d’Etat s’est exercé au nom de la défense du socialisme et qu’ il a été avalisé par les partis communistes stalinisés du monde entier.
En 1991 il ne restait de l’insurrection d’octobre que les vestiges déformés de rapports de production non capitalistes et certains avantages sociaux : un plein emploi à faible productivité offrant de maigres revenus, une santé gratuite mais de mauvaise qualité, une éducation de masse appauvrie par l’enseignement d’un marxisme scholastique. La société soviétique, dépolitisée par l’absence de débats, sous la férule du Parti unique et d’une bureaucratie d’acier, sombrait dans le cynisme et l’alcoolisme. La mafia russe au pouvoir aujourd’hui est l’héritière de la Nomenklatura étatique forgée sous Staline. Le chef de bande a changé, la clique n’est plus la même mais les modalités de l’exercice du pouvoir sont semblables : corruption, répression des Tchéchènes au nom de ce nationalisme grand-russe que Lénine dénonça chez Staline...
BERNARD VASSEUR
Au-delà même de son histoire, avec ses pages glorieuses et ses monstruosités, l’Union soviétique connut un système associant une économie fondée sur la propriété étatique universelle des moyens de production, une planification centrale totale, un Etat omnipotent aux mains d’un parti unique mettant la société aux ordres d’une idéologie officielle, tout en prétendant parler en son nom. On pourrait donc dire : aucun rapport avec le combat pour le dépassement des grandes aliénations historiques que Marx concevait dans le mot de "communisme". Mais il est tout aussi vrai que ce socialisme-là a été mis en oeuvre par un parti communiste, au nom du "marxisme-léninisme". C’est donc un rapport d’étroite parenté, voire d’identité que l’on peut voir découler de l’histoire de ce siècle, ce qui en conduit beaucoup à conclure de l’effondrement de la première à l’inanité du second. Telle est bien la question politique de fond à affronter.
HENRI WEBER
J’ai longtemps pensé que, de l’idéal communiste, l’Union soviétique était la monstrueuse caricature. A la place de la démocratie directe des conseils ouvriers, la dictature totalitaire du Parti Etat. A la place de la "société sans classe", une nouvelle domination de classe. A la place de la création de l’Homme nouveau, l’émergence de l’homo-sovieticus, stade suprême de l’individu aliéné. Cette conviction m’a valu mon exclusion du PCF et de l’UEC en 1965 et un long retour au marxisme non stalinien : celui de Lénine et de Trotsky, de Rosa Luxembourg et de Gramsci, de Boukharine et de Jaurès...
Restait à expliquer comment la glorieuse Révolution d’octobre avait pu accoucher de ce monstre totalitaire, pourquoi Staline avait gagné. Les théories de la dégénérescence de la Révolution prolétarienne dans un environnement international hostile m’ont un temps donné satisfaction.
Mais la répétition du même processus, en Europe de l’Est, en Chine, en Corée, au Vietnam, à Cuba... a fini par éclairer ma lanterne. Le rapport entre le communisme et les "socialismes réellement existant" ne pouvait pas être pensé seulement sur le mode de la trahison du projet originel par sa réalisation pratique. Il y a dans le projet lui-même quelque chose qui induit ce résultat. La volonté de substituer la planification centrale au marché, de supprimer la liberté d’entreprendre, rendant les individus totalement dépendants de l’Etat, ne pouvait déboucher que sur un système autoritaire, comme l’ont bien vu Proudhon et Bakounine qui annonçaient déjà du vivant de Marx l’avènement d’un despotisme sans précédent ni égal, si les médecines du vieux Karl venaient à s’appliquer. La social-démocratie s’en est convaincue, progressivement, au long de ce siècle, et a procédé aux révisions nécessaires.
Idéal, projet, société, parti, mouvement, processus... comment peut-on concevoir le communisme maintenant ?
CLAUDE GINDIN
Depuis que le communisme est apparu comme courant politique de mise en cause radicale de l’oppression et de l’exploitation de l’homme par l’homme, ce qu’ont pu vouloir les hommes et les femmes qui s’y sont investis, en des temps et des lieux différents, a nécessairement été différent. A l’heure de la révolution informationnelle, peut-on concevoir un monde d’hommes et de femmes libres, associés et égaux : ce que j’entends par visée communiste : sans répondre au besoin d’un nouvel essor de la capacité d’intervention des êtres humains sur les décisions essentielles d’utilisation et de partage des ressources, des savoirs, des informations et des pouvoirs dans une perspective de développement durable ?
Cette poursuite novatrice et libérée de l’aventure humaine, que je n’imagine pas sans contradictions nouvelles, n’a de chances de s’opérer que si elle est l’oeuvre d’hommes et de femmes dont beaucoup ne se vivent pas et ne se vivront pas comme communistes, n’identifient pas et n’identifieront pas comme communiste la perspective libératrice dans laquelle ils inscrivent et inscriront leur action.La raison d’être en France d’un parti communiste agissant comme force politique organisée dans un pays déterminé est, en travaillant à une libération des énergies et des intelligences à la hauteur des urgences et des enjeux de l’époque, d’apporter sur tous les terrains où il peut intervenir une contribution à ce processus de longue haleine qui concerne l’humanité tout entière.
JANETTE HABEL
On ne peut répondre à votre deuxième question : comment concevoir le communisme ? : sans faire ce bilan sous peine de consacrer l’ultime victoire de la bourgeoisie et le triomphe posthume de Staline : faire croire à l’identité du stalinisme et du communisme. Nous savons ce que le socialisme ne doit pas être. Mais l’analyse historique du siècle est indispensable pour redonner une crédibilité qu’il n’a plus à ce projet émancipateur. Contrairement à beaucoup d’idées reçues, ce qui a caractérisé la politique internationale de Staline c’est un réformisme bureaucratique et conservateur. Seule l’Armée Rouge pouvait instaurer des démocraties dites populaires. Ce n’est pas un hasard si les Révolutions authentiques du XXe siècle se sont faites en dehors, voire contre Moscou. Opposés à tout mouvement social autonome, les partis communistes n’ont- ils pas eux aussi ramené dans le giron parlementaire les mouvements populaires échappant à leur contrôle ? Ne fut-ce pas le cas notamment du PCF en 1968 ? C’est pourquoi le "stalinisme démocratisé" évolue naturellement vers la social-démocratie.
L’alternative communiste à reconstruire ne peut être qu’un projet d’autogestion de la société par les citoyens eux-mêmes reconnaissant la séparation des pouvoirs, la diversité des partis, l’indépendance des syndicats dans le cadre d’un Etat de droit. La socialisation des grands moyens de production reste la condition d’une démocratie socialiste, tant il est vrai que l’économie de marché ne peut produire qu’une "société de marché" contrairement à ce que veut faire croire le gouvernement Jospin. .
BERNARD VASSEUR
Réduire le communisme à l’état "d’idéal" conduit à le borner au registre des "valeurs" et à l’opposer à la réalité vécue sur un tout autre registre : celui de l’actualité (avec ses questions à "elle" : le gouvernement, la gauche, le mouvement social,...). Du coup, le communisme échappe à la politique : ce n’est jamais le moment d’en "parler", il est toujours trop lointain et l’actualité toujours en deçà de ce qu’il promet. Paradoxe : les communistes français tiennent : et j’y tiens avec eux : à leur appellation de "communistes", mais ont dans leur histoire bien peu "parlé" du communisme en tant que tel. Or, s’il est vrai que les questions politiques d’aujourd’hui ont toutes en toile de fond des "questions de société", je crois qu’il faut "parler" du communisme en liant étroitement projet de société et action politique, visée d’avenir et chantiers du présent. Parce que le communisme se nourrit des blessures et des possibilités du réel d’aujourd’hui (et en ce sens, même si "l’ancien" n’avait pas échoué, il faudrait inventer un "nouveau communisme"). Parce qu’il convient de l’opposer clairement au libéralisme, qui n’est pas qu’une politique et des intérêts mais aussi un projet de société. Parce que l’approche social-démocrate n’est pas une vraie alternative. Parce qu’il est urgent, me semble-t-il, de donner à la politique le souffle d’une ambition, d’une volonté, autrement dit d’un projet.
HENRI WEBER
Il faut renoncer à l’utopie communiste de la "société parfaite". société sans classes, sans pénurie, sans Etat, sans guerre, sans marché... Qui ne voit aujourd’hui qu’il s’agit là d’une version profane du Paradis céleste des religions révélées ?Doit-on pour autant renoncer à toute utopie ? Certainement pas ! Renoncer à accoucher du meilleur des mondes ne nous dispense pas de travailler à l’avènement d’un monde meilleur. La gauche doit porter une "utopie réaliste", c’est-à-dire un projet historique ambitieux, mais non irréalisable.
Les lignes de force de ce projet sont données par les objectifs constants du mouvement socialiste : épanouir la démocratie politique en démocratie économique et sociale. Maîtriser notre avenir collectif, en instituant notamment de nouvelles formes de régulation de l’économie mondiale. Humaniser nos sociétés, en mettant l’économie et la technique au service des individus et non les individus au service de l’économie et de la technique. Substituer la négociation et la coopération internationales à la guerre. Faire l’Europe, et de l’Europe la première démocratie sociale du monde, creuset d’une nouvelle Renaissance.
Claude Gindin est membre du Comité national du Parti communiste français.
Janette Habel est membre de la Ligue communiste révolutionnaire.
Bernard Vasseur est membre du bureau national du PCF.
Henri Weber est secrétaire national du Parti socialiste.