par Emmanuel Riondé et Chakri Belaïd
Comment le Liban sortira-t-il de la crise qu’il traverse ? L’opposition et le Hezbollah comptent leurs forces mais prônent le dialogue. La Syrie devrait mettre fin à trente ans de présence militaire. Les Etats-Unis poursuivent leur tentative de remodelage du Proche-Orient et la France entend bien continuer de jouer un rôle de premier plan. Etat des lieux.
L e 13 avril 1975, à Beyrouth, un autobus transportant des Palestiniens était mitraillé dans une zone tenue par les phalangistes. En quelques jours, le Liban s’enflammait.
Trente ans après cet événement considéré comme l’élément déclencheur de la guerre civile libanaise, le pays est-il en passe de renouer avec les démons qui lui ont valu quinze ans de déchirements fratricides ? Depuis l’attentat ayant coûté la vie à l’ex-premier ministre Rafic Hariri, le 14 février dernier à Beyrouth, le Liban est plongé dans une crise politique dont il était toujours délicat, fin mars, de prévoir l’issue avec certitude.
Deux forces se trouvent en présence dans ce petit territoire (10 400 km2) où le confessionnalisme reste la principale règle du jeu politique, même si les accords de Taëf ont laissé entrevoir la possibilité d’y mettre un terme (lire encadré).
Les forces en présence
D’un côté, une vaste « coalition » d’organisations politiques et de personnalités où se côtoient les communautés chrétienne, druze (avec le Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt) et sunnite, dont était issu Rafic Hariri. Présenté un peu vite comme une opposition homogène au pouvoir pro-syrien en place, cet ensemble : qui semble avoir surfé, plus qu’il ne l’a provoqué, sur un authentique mouvement populaire de contestation : s’est retrouvé autour de deux exigences : le retrait des troupes syriennes installées dans le pays depuis 1976 et l’ouverture d’une enquête internationale sur la mort de Rafic Hariri.
De l’autre côté, le Hezbollah, parti issu de la communauté chiite du Liban et jouissant auprès des opinions publiques libanaise et arabe d’une grande estime pour sa résistance aux troupes israéliennes d’occupation au Sud-Liban. Le Hezbollah, soutenu par la Syrie et l’Iran (lire l’entretien avec Gérard D. Khoury), peut s’attribuer l’une des rares vraies déconvenues militaires infligées à l’armée israélienne depuis 1948. Acteur essentiel de la vie politique libanaise, le mouvement dirigé par Hasan Nasrallah est classé organisation terroriste par Washington, ce que se refuse à faire l’Union européenne (1). Se considérant toujours en charge de la sécurité du territoire sud-libanais, le Hezbollah refuse d’obtempérer à la résolution 1559 qui demande « que toutes les milices libanaises et non libanaises soient dissoutes et désarmées ».
Depuis la mort de Rafic Hariri et la crise qui en a découlé, ces deux parties ont tour à tour pris la rue pour y étaler sinon leur force, à tout le moins leur ancrage populaire. Pour Nahla Chahal, politologue franco-libanaise spécialiste du monde arabe, il faut rapidement passer à autre chose : « Nous sommes dans un cadre où chacun veut prouver sa représentativité, souligne-t-elle. Dans les deux cas, elle est réelle : personne ne peut prétendre que l’autre est marginal et on le sait désormais. A priori, l’état psychologique et économique du Liban ne le dispose pas à l’explosion d’une guerre civile : la population est exténuée par quinze ans de guerre et par un projet très libéral de reconstruction, largement conduit par Rafic Hariri, dont le pays sort lourdement endetté (2). Mais mieux vaut ne pas risquer l’étincelle et sortir au plus vite de cette polarisation crispée. » Une issue pacifique semble plausible : depuis le général Aoun exilé en France jusqu’au Hezbollah, en passant par les opposants Samir Frangié, Walid Joumblatt et Bahia Hariri, la grande majorité des acteurs ont publiquement appelé au calme et à la concertation des forces politiques.
Les deux pôles restent en désaccord, entre autres, sur la nature du gouvernement de transition qui pourrait mener le pays aux élections législatives espérées au printemps : l’opposition réclame un gouvernement « neutre » (c’est-à-dire composé de technocrates sans attaches partisanes), le Hezbollah et la Syrie préfèrent un gouvernement « d’union nationale ».
La donne syro-libanaise
La Syrie est la troisième donnée de l’équation libanaise. Le 12 mars à Alep, Bachar Al-Assad s’est engagé devant l’émissaire de l’ONU, Terje Roed Larsen, à ce que ses troupes militaires, services de renseignements et polices secrètes quittent rapidement le Liban. Dans un Proche-Orient où tous les pays ne sont pas sommés avec la même fermeté de respecter les résolutions du Conseil de sécurité, Damas serait donc prêt à quitter, enfin, le pays du Cèdre. Des troupes se sont déjà redéployées. La prudence reste de mise mais si un retrait total et définitif se confirme, il signera la fin d’une occupation datant de la guerre civile.
« Tout le monde au Liban déteste les Syriens, assure Nahla Chahal. C’est un régime dur, violent et corrompu, mafieux, qui s’est comporté en rapace. Ils ne sont pas défendables. » Faut-il pour autant imputer leur départ à la seule force de la contestation populaire et l’inscrire dans un supposé « printemps arabe » très célébré en ce moment ? « C’est au prisme de l’offensive américaine visant à remodeler à leur convenance le « Grand Moyen-Orient » qu’il faut lire ce départ brutal », corrige la politologue. Si elles se sont faites très pressantes après la mort de Hariri (mort dont les responsables sont certainement plus à chercher dans les courants qui traversent l’appareil d’Etat syrien qu’au sommet même du pouvoir), les menaces adressées à Damas ne datent pas d’hier (3). Dès novembre 2003, le Congrès avait autorisé l’administration Bush à user de sanctions contre la Syrie. La reconduction brutale du mandat du président Emile Lahoud par la seule volonté de Bachar Al- Assad en septembre dernier a donné aux Etats-Unis et à la France l’occasion de faire adopter une résolution 1559 qui n’a pas été rédigée dans l’heure... Lâché de toute part, y compris par des alliés traditionnels, telle l’Arabie Saoudite (4), la Syrie n’a plus vraiment le choix. Elle devrait quitter le Liban et, de la même façon qu’on ne peut objectivement regretter Saddam Hussein, personne ne pleurera les militaires syriens en territoire libanais.
Cette nouvelle donne syro-libanaise vient cependant s’inscrire dans une région très agitée où l’Irak est toujours en proie à la violence politique, où l’Iran apparaît dans le viseur de Washington (5) et où le gouvernement israélien continue de réclamer haut et fort la sécurité tout en poursuivant la « bantoustanisation » des territoires palestiniens. « Il y a à la fois de la désagrégation et de la maturation au Proche-Orient en ce moment. Et tout cela peut créer des marges de désordre et de manœuvre dont il est difficile de dire qui pourra en tirer quoi, résume prudemment Nahla Chahal. C’est pourquoi le Liban doit urgemment trouver la voie du dialogue interne et du consensus. » E.R.
Des accords de Taëf à la résolution 1559
Signés le 22 octobre 1989 et ratifiés le
5 novembre suivant par le Parlement libanais, les accords de Taëf constituent l’aboutissement des négociations de 62 députés libanais (31 chrétiens et 31 musulmans), réunis pendant presque un mois dans cette ville d’Arabie Saoudite où les avait convoqués la Ligue arabe. Ils mettent fin à la guerre civile débutée en 1975 et relancée en 1982. Ces accords rééquilibrent, sans le remettre totalement en question, le confessionnalisme qui régit la vie politique du Liban. Ce système d’attribution des responsabilités publiques et politiques aux différentes communautés religieuses est profondément ancré dans l’histoire du pays. Et peut s’appuyer sur la Constitution de 1926 et sur le pacte national de novembre 1943 (date de l’indépendance) qui précise que le président de la République doit être chrétien maronite, le premier ministre, musulman sunnite et le président du Parlement, musulman chiite (les druzes apparaissent les moins bien lotis et les chrétiens grecs orthodoxes obtiennent la vice-présidence du Parlement). Les accords de Taëf maintiennent cette répartition des postes mais accordent un nombre égal de députés aux communautés musulmanes et chrétiennes et renforcent le rôle du premier ministre.
L’accord indique également que les forces syriennes entrées au Liban en 1976 doivent se redéployer dans les deux ans, mais ne donne aucune date butoir à un retrait définitif. Moins de deux ans plus tard, le 22 mai 1991, un traité « de fraternité et de coopération » entre les deux pays sera signé, confirmant que la Syrie (qui a rejoint la coalition américaine durant la guerre du Golfe de 1991) n’envisage absolument pas de se retirer du Liban.
C’est bien pour exiger ce départ que la résolution 1559 a, elle, été adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU, le 2 septembre 2004. Très clairement, mais sans pour autant nommer Damas, la résolution « demande à nouveau que soient strictement respectées la souveraineté, l’intégrité territoriale, l’unité et l’indépendance politique du Liban, placé sous l’autorité exclusive du Gouvernement libanais s’exerçant sur l’ensemble du territoire libanais » et « demande instamment à toutes les forces étrangères qui y sont encore de se retirer du Liban ». Depuis le départ, en mai 2000, de l’armée israélienne du Sud-Liban (où elle occupe encore les fermes de Chebaa), l’armée syrienne est la seule « force étrangère » présente sur le territoire libanais. E.R.
Gérard D. Khoury « Renoncer aux soutiens étrangers pour bâtir
l’unité nationale »
*Gérard D. Khoury,
écrivain, historien, chercheur associé à l’Iremam
(Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman) d’Aix-en-Provence.
Les relations franco-
libanaises sont-elles mises à mal par la situation actuelle au Liban ?
Gérard D. Khoury. Les relations entre les deux pays sont ancrées dans la longue durée. Jusqu’à aujourd’hui, la France jouit de relations privilégiées auprès notamment des chrétiens d’Orient, sa clientèle traditionnelle, mais aussi de toutes les composantes de la société libanaise. La France a favorisé à la fin du XIXe siècle un mouvement autonomiste au Mont-Liban, composé à l’époque de chrétiens majoritairement, de druzes, de sunnites et de chiites. Ce Mont-Liban a été en avance, avec l’appui de Napoléon III, pour la constitution d’une semi-démocratie, avec un Conseil représentatif des communautés religieuses qui a permis l’émergence d’un début d’Etat-nation, fondateur du Liban contemporain, en 1920. Elle a soutenu durant la période mandataire (1920-1943) (1) l’équilibre des rapports de force entre toutes les communautés minoritaires pour contrer le nationalisme arabe, notamment en donnant un certain nombre d’institutions à la communauté chiite dont le Conseil supérieur chiite.
Aujourd’hui, la France se joint aux Etats-Unis pour exiger, à travers la résolution 1559, le désarmement du Hezbollah. Cette demande s’explique tant sur la scène libanaise que sur la scène régionale : il s’agit en fait d’affaiblir le rôle de l’Iran, son bailleur de fonds, et celui de la Syrie, fournisseur d’armes de la milice. Ces trois acteurs sont de nature à défier l’ordre occidental au Proche-Orient. Le but final des Etats-Unis et de la France est d’arriver, soit par la diplomatie, soit par les frappes militaires, à empêcher que l’Iran devienne une puissance nucléaire.
Pour l’heure, la France a choisi d’opter pour la voie diplomatique avec l’Iran et le Hezbollah. Par ailleurs, alors que les Américains voient ce dernier comme un groupe terroriste, les Français le considèrent comme un groupe de résistance. C’est pourquoi, bien qu’elle se soit étonnée des positions de Paris, la milice chiite reste modérée à l’égard de la France qui, n’ayant jamais coupé les ponts avec aucune communauté, garde un pouvoir de négociation avec tous les partenaires libanais.
Le désarmement du Hezbollah est-il une condition pour la paix au Liban ?
Gérard D. Khoury. C’est une des conditions, mais il faut auparavant réinstaurer la confiance entre les différentes oppositions et créer une unité nationale. Pour cela, il faudrait procéder à la refondation d’un nouveau pacte national dans le même esprit que celui de 1943, au moment de l’indépendance. Les chrétiens avaient alors renoncé à la protection de la France et les musulmans à leur intégration dans les mouvements du nationalisme arabe.
D’autre part, pour constituer une nouvelle unité, le Hezbollah et le Amal (autre milice chiite) doivent renoncer à la protection de l’Iran et de la Syrie : parmi les chiites, beaucoup sont favorables au départ des Syriens : en contrepartie d’une réelle participation au pouvoir, qu’ils ont déjà, mais qui n’est pas proportionnelle à leur poids démographique. Ils n’ont que douze députés alors que le chiisme est devenu une communauté majoritaire. Il faut que le Hezbollah soit convaincu qu’il y a un réel partage du pouvoir, qu’un nouveau rôle politique lui est attribué. En face, le camp de l’opposition actuelle (chrétiens, druzes et sunnites) doit renoncer aux protections occidentales. Il faut éviter que l’opposition apparaisse comme le reflet d’une nouvelle dépendance à l’égard des puissances.
En clair, il faut que ces deux parties renoncent aux soutiens qui constituent leur force, et cela pour le bénéfice de l’unité libanaise. Après, il faudra voir comment la milice chiite pourra gérer ce qui lui est demandé par la résolution 1559, à savoir son désarmement et son intégration dans l’armée libanaise. C’est un problème épineux qui risque de soulever de nombreuses difficultés. Car, en fait, il s’agit de désolidariser la question libanaise de la question du Proche-Orient. Est-ce vraiment possible après trente ans de guerre, de drame, d’exaction et d’invasion ?
La France peut-elle être une force de médiation dans ce règlement ?
Gérard D. Khoury. Les médiations ne peuvent se faire qu’entre Libanais. La France ne peut pas être juge et partie. Elle ne peut exiger avec les Américains le départ des Syriens et le désarmement du Hezbollah et jouer les bons offices. Les Libanais ne doivent pas avoir le sentiment qu’on remplace un protectorat syrien par un protectorat masqué américano-français. Si on veut que l’unité et l’indépendance libanaises se retrouvent après le départ de la Syrie, les Occidentaux ne doivent pas interférer dans les affaires intérieures du Liban. La France a déjà beaucoup œuvré pour que la Syrie se retire avec ses services de renseignement et pour des élections libres. Si elle continue de s’ingérer, cela peut compromette la négociation entre les différentes parties de l’opposition.
Le monde occidental a l’image d’un Liban chrétien et proche des pays occidentaux, en raison de ses liens traditionnels avec la France. Les Américains y sont très sensibles. La récente visite du patriarche maronite Sfeir à la Maison Blanche en témoigne. Mais ce serait un cadeau empoisonné à l’égard des chrétiens d’Orient si on appuyait leur revendication chrétienne d’une manière inégalitaire. Ce serait une erreur et, de plus, ils finiraient par le payer un jour. Il faut que le jeu s’équilibre entre tous les partenaires de la scène politique libanaise, d’une manière réellement démocratique. A ce moment-là, le rôle de tous les acteurs pourra être reconnu, y compris celui du Hezbollah.
Propos recueillis par Ch.B.
1. Après la Première Guerre mondiale, le Grand Liban et la Syrie sont placés sous mandat français.