Germain Julien. Votre dernier album, Regain de tension, tranche avec le précédent, Ombre sur la mesure. Il est beaucoup plus électronique. Est-ce le reflet d’une évolution profonde du groupe ?
Hamé. Nous avons préparé Regain de tension en pleine tournée, dans un contexte de mobilité permanente. Nous devions en même temps anticiper le procès que le ministère de l’Intérieur nous a intenté pour diffamation publique envers la police nationale (1) et nous dégager de l’emprise contractuelle de notre maison de disques. Nous étions dans un état d’esprit assez électrique. Alors que Ombre sur la mesure, très écrit, donne une place importante à la métaphore filée et recèle un sens poussé de la narration, Regain de tension est épidermique, spontané, sanguin. Ce sont des textes et des musiques jetés dans le ring de la tournée. Nous avons davantage mis en avant le premier degré qui prend plus directement au tympan ou à la gorge.
Emmanuel Faure. La Rumeur est programmée, au Pays basque, sur le festival Euskal Herria Zuzenean. Vous arrive-t-il d’hésiter à aller dans des espaces militants plutôt rock ?
Hamé. Au contraire. C’est un honneur pour nous d’être invités ! Les artistes qui se produisent sur Euskal Herria Zuzenean possèdent des partis pris politiques et alternatifs qui nous intéressent. Très vite, on s’est rendu compte qu’il y avait des appels d’air venant de la scène rock. On a participé à de nombreux festivals où La Rumeur était le seul groupe de rap programmé. Lors des trois premières parties de Noir Désir, au Zénith, on s’est retrouvé face à un public qui ne nous connaissait pas, qui n’aimait pas forcément le rap et qu’on frustrait de l’arrivée de ceux qu’ils étaient venus voir. La salle a eu l’air d’apprécier. Nos codes sont hip-hop, mais notre manière de les restituer permet à un public inhabituel d’entrer dans notre univers, ou au moins de comprendre la performance du groupe sur scène.
Arnaud Lopez. Vous êtes passés au 50e anniversaire du Monde diplomatique. Alors, réformistes à la Attac ou anticapitalistes révolutionnaires ? Comment qualifieriez-vous votre engagement politique ?
Hamé. On essaie de faire en sorte que notre pratique soit à la hauteur de notre discours, et réciproquement, avec nos petits bras et nos petites têtes. Mais on ne prétend pas donner de leçons politiques. On se contente de donner une vision de notre environnement direct et de la société en général, à partir de l’endroit où on se trouve : enfants de quartiers populaires, issus de l’immigration, dans la France post-coloniale de 2005. Nos sensibilités politiques sont tiers-mondistes et anti-impérialistes. C’est cohérent avec notre histoire. Nos familles sont le témoignage vivant de ce qu’ont été les guerres de libération, l’immigration, les luttes sociales et ouvrières des années 1970 dans des usines comme Renault. La matière sur laquelle on essaie de travailler, c’est l’histoire dont on hérite à l’échelle intime ou collective. Nos partis pris ne sont pas le fruit d’un savoir livresque, ils portent la marque de notre vécu. De l’injustice lisible dans le regard de son daron quand il se retrouve au chômage après trente-cinq ans de travail ouvrier, dans les yeux de son petit frère qui quitte le système scolaire à seize ans sans aucun diplôme, ayant tout juste eu le temps d’apprendre qu’il ne valait rien. Pourquoi est-ce toujours les mêmes qui morflent et paient l’addition ? On tente de retranscrire nos interrogations à travers des outils esthétiques : les mots et le hip-hop. Je n’ai aucune affinité avec les partis politiques traditionnels, fussent-ils d’extrême gauche. Mon expérience militante dans des petites associations étudiantes à la fac de Nanterre ou de la Sorbonne m’a beaucoup déçu. J’ai un vrai problème avec la tradition du paternalisme qui a le cuir épais. On la retrouve même chez ceux qui sont censés exprimer les intérêts des couches populaires.
Rachid Boulemsamer. Un des chanteurs du groupe dit : « On me demande d’aller voter et d’oublier toute forme de révolte. » Quelle est votre position par rapport au jeu électoral ?
Hamé. Je n’ai jamais voté, ni personne dans le groupe. J’ai ma carte d’électeur, je suis inscrit sur les listes mais je ne me suis jamais déplacé dans un bureau de vote. Pas même en 2002. Ce n’est ni bien ni mal, c’est un fait. Notre bulletin de vote, c’est ce qu’on essaie de construire. Je n’en fais pas une théorie mais je trouve un peu légers les discours citoyens. Comme si on ne pouvait rien imaginer en dehors des urnes. Et puis la tendance à culpabiliser les absentéistes depuis le 21 avril 2002 m’énerve. Ce serait à cause du pourcentage d’abstention et de vote blanc que Le Pen serait arrivé au second tour ! Je m’abstiens. Je ne sais pas si c’est par conviction mais en tout cas, je le fais en toute conscience. La politique, au sens noble du terme, nous intéresse beaucoup. Je pense même que des cours d’instruction politique à l’école, ou ailleurs, sont de première nécessité. C’est un outil indispensable pour tout individu qui souhaite décrypter ce qui l’entoure, comprendre à qui profite le crime et à quelle sauce on veut le bouffer, choper le virus de la critique et du doute, gratter, se situer et pourquoi pas changer les choses. Mais ça, ce n’est pas possible à une poignée.
Camille Plagnet. La Rumeur tente de réinsuffler du discours politique là où il est mal vu. De ce point de vue, le succès du rap « hardcore », Booba par exemple, n’est-il pas contre-productif ?
Hamé. Il ne faut pas demander au rap ce qui n’est en son pouvoir. D’autant que les rappeurs ne sont pas tous des révolutionnaires en puissance. Certains aspirent juste à vivre bien, consommer, se ranger et ne pas faire de vagues. D’autres préfèrent s’interroger, questionner le monde dans lequel ils vivent, offrir quelque chose de l’ordre de la résistance et du combat. Le rap est traversé par les mêmes contradictions que l’ensemble de la société. Le succès de groupes qui font l’apologie de l’industrie de la joaillerie ou des BMW reflète une réalité. Mais les gens ne sont pas bêtes, ils finissent juste par s’accoutumer à ce qu’ils entendent. On crée chez eux la demande. Nous sommes fiers d’être un des derniers groupes de notre génération à aller jouer dans les cités. Il y a une espèce de schizophrénie chez certains rappeurs qui courent après le crédit des quartiers et se prennent des caillasses quand ils y vont. Ils ont divorcé de leur base, se sont travestis pour vendre. Je ne fais pas le procès du rap français, simplement nous devons batailler deux fois plus pour faire savoir que la définition du rap que défend La Rumeur existe. Il faut refuser les sentiers battus. C’est le contre-message le plus productif qu’on puisse donner aux groupes que tu cites.
Camille Plagnet. Le rap insiste beaucoup sur la révolte, à ne pas confondre avec la révolution. Il joue sur une ambiguïté...
Hamé. C’est déjà pas mal d’exprimer une révolte. C’est même plutôt sain. Un jeune révolté, aujourd’hui, c’est quelqu’un qui possède une bonne santé mentale. Ceux qui sont résignés ou aigris, se contentant des rêves qu’on leur sert à longueur de TF1, sont dans un état plus préoccupant. Après, il existe mille manières d’extérioriser. Le fait de sublimer sa colère en créant, c’est déjà mettre à distance l’objet de cette révolte et être en mesure d’agir un minimum sur sa vie et ses astreintes.
Noémie Valin. Vous avez finalement été relaxés après le procès que vous a intenté le ministère de l’Intérieur pour diffamation publique envers la police nationale. C’est une victoire ?
Hamé. On a été relaxés mais le ministère de l’Intérieur a fait appel de la décision. Si on gagne à nouveau, on n’échappera pas à un autre appel. Donc on en a au moins pour un an, voire un an et demi de démêlés judiciaires et de frais d’avocats. De telles procédures sont usantes d’un point de vue financier.
Noémie Valin. Et psychologiquement ?
Ekoué. Oui et non. C’est beaucoup plus dur à vivre pour les familles qui ont perdu des proches. Dans leur cas, il s’agit de mort d’homme. On s’inscrit dans une dynamique intellectuelle. Notre article référencé développait un certain nombre d’idées et apportait des preuves. Ils ne sont pas d’accord avec le contenu, décident de nous attaquer. Pas question de sortir de ce contexte. C’est un débat sérieux, aussi inégalitaire soit-il : il y a quand même face à nous le ministère de l’Intérieur, les keufs et les RG qui viennent à nos concerts.
Hamé. Le système enterre deux fois la victime. Une première, par la mort, une seconde, par l’oubli judiciaire, le non-lieu, l’acquittement. C’est scandaleux. Et ça veut dire quoi ? Que la peau d’un Noir ou d’un Arabe ne vaut pas tout à fait celle d’un individu lambda dans ce pays ? Cette situation fait étrangement écho à des réalités que nos grands-parents ont connues. La police est une chose et son usage politique en est une autre. Quelles missions lui sont confiées ? Je ne parle pas des proclamations hypocrites sur les frontons des édifices. Garantir la sécurité, la liberté et l’égalité à des citoyens, c’est du pipeau. La police ne sert pas à ça. On sait que c’est une arme et entre quelles mains elle se trouve. Ce débat soulève un énorme tabou. A notre modeste échelle, on a mis le doigt dessus. Le fait d’avoir été relaxés une première fois prouve que notre manière de problématiser la question est audible si elle est appuyée d’arguments, de témoignages probants, de mises en perspective, d’éclairages sociologiques, historiques, militants et politiques. C’est ce qu’on a fait le jour du procès. Un débat de cinq heures a eu lieu. Maintenant, rebelote.
Grégori Delaplace. Quels arguments avez-vous fait valoir dans le cadre de votre procès en diffamation ?
Hamé. La liberté d’expression. On va d’ailleurs réitérer cet argument. La police française a un vrai passif. La décision de la juge qui nous a relaxés tenait aussi et surtout à la valeur des éléments fournis, prouvant que des centaines de frères se sont fait assassiner par les forces de l’ordre sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété. Avant l’appel, on était en passe de créer une jurisprudence.
Ekoué. On a recensé, en l’espace de deux semaines, à un mois d’intervalle, deux blessures mortelles et trois bavures. Sans parler des centres de rétention où plusieurs personnes croupissent dans l’attente d’être virées sous peu.
Hamé. Cette main-d’œuvre-là doit rester dans l’ombre, silencieuse, et se laisser exploiter. Elle est utile à l’économie française.
Jules Chiffard-Carricaburu. C’est ce qui se passe aussi aux Etats-Unis...
Hamé. Oui, avec l’immigration clandestine mexicaine. Ils laissent passer tacitement les immigrés en situation irrégulière parce que les économies locales le long de la frontière en ont besoin, tout en proclamant haut et fort lutter contre le travail clandestin. De temps en temps, ils procèdent à quelques coups de filet.
Rachid Boulemsamer. Vous dites dans un de vos morceaux : « Si putes si soumises et heureuses comme ça. » Quels griefs avez-vous contre les Ni putes ni soumises ?
Ekoué. Premièrement, on pratique l’autodérision sur nous, donc pourquoi pas sur les autres ? Deuxièmement, comme levier de communication, je trouve ça super faible et manichéen. La situation des femmes dans les quartiers et en règle générale est plus complexe. Troisièmement, je trouve que leurs investigations virent un peu au fanatisme. De fait, le problème de la condition de la femme est vieux comme le monde et les sociétés occidentales sont tout aussi machistes que les autres, le patriarcat est très présent dans les structures familiales, les femmes sont opprimées sur le plan du travail comme à tous points de vue. Il faut donc traiter le problème dans sa globalité. Je reproche aux Ni putes ni soumises de stigmatiser une certaine partie de la population, en brandissant le spectre de l’islam comme vecteur de régression sociale. Non seulement nous ne sommes pas d’accord, mais nous combattons ce genre d’initiatives pour la simple et bonne raison qu’il s’agit d’un débat laïque. Je ne vois pas ce que l’islam vient faire là-dedans, sauf nourrir les discours fachos et réactionnaires. Cela participe d’une politique qui consiste à diviser pour mieux régner. A la fin des années 90, on nous a fait comprendre que nos parents étaient de vulgaires irresponsables qui, en nous éduquant mal, avaient fabriqué des générations de laissés-pour-compte. Cette explication omettait juste les véritables causes sociales : celui qui habite à Aubervilliers a plus de difficultés à éduquer ses enfants dans le chemin du savoir et de l’instruction, il n’a pas les mêmes outils ni le même confort. La cité, comme vecteur d’oppression sociale, c’est super-violent. Il faut y vivre pour le croire. Aujourd’hui, tout le monde se gargarise des Ni putes ni soumises. On a trouvé l’ennemi intérieur : le mec de quartier.
Emmanuel Faure. Comment avez-vous perçu les incidents lors des manifs lycéennes et l’Appel pointant des « ratonnades anti-Blancs » (2) ?
Ekoué. Je ne me sens pas dépositaire de la connerie des actes de certains. La loi Fillon est détestable, elle va accroître le schisme entre les académies de Seine-Saint-Denis et du 16e arrondissement. Les lycéens ont raison de la combattre. Maintenant, ces mecs qui sont là pour taper des portables sont les précaires des précaires, ils viennent aux manifs parce qu’il y a du bruit, de l’ambiance et du business à faire.
Emmanuel Faure. Cet Appel ne contribue-t-il pas à stigmatiser encore plus une partie de la population ?
Hamé. Le racisme, je le vois à l’œuvre dans le regard de ceux qui ont initié l’Appel. Quand ils voient des casseurs et des lycéens se faire agresser, la seule chose qu’ils retiennent, c’est la couleur de l’agresseur qui se trouve être Renoi, Rebeu ou Portugais... Ils ont mis en place une campagne médiatique pour transformer ça en guerre de races. Ils jouent dangereusement avec le feu.
Ekoué. Aujourd’hui, le racisme est institutionnel. Il est inhérent au système dans lequel on vit. Au-delà des diplômes et des compétences, l’individu est indéniablement renvoyé à sa couleur de peau, son origine culturelle et religieuse.
Hamé. Le racisme anti-blanc est une thématique traditionnelle de l’extrême droite. Après l’hystérie sécuritaire, on vient de franchir une nouvelle étape. Pour cette dernière trouvaille, il faudrait payer des droits d’auteur à Mégret. Ce texte est presque concomitant à un autre Appel : celui des Indigènes de la République. Il relève donc d’une stratégie qui vise à couper l’herbe sous le pied à une politisation naissante, en lui retirant tout caractère légitime.
Emmanuel Faure. En créant votre propre label, cherchiez-vous à conquérir plus d’autonomie ?
Ekoué. Sincèrement, on ne voit pas trop la différence. On ne subit aucune forme de censure. Tant qu’un artiste rapporte des sous, il a toute latitude ! Mais on a fini par se sentir à l’étroit.
Camille Plagnet. Pouvez-vous nous dire deux mots sur les ateliers d’écriture ?
Hamé. On travaille sur la composition d’un texte en se gardant bien d’adopter une attitude professorale. Pendant ces forums de discussion et de création, qui donnent parfois lieu à une prestation sur scène, on essaie de capter l’attention des jeunes. Depuis les premiers ateliers d’écriture, certains ont fait du chemin.
Recueilli par Marion Rousset
1. Hamé a comparu pour avoir dénoncé dans un fanzine
« les humiliations policières régulières » infligées aux jeunes de banlieue et écrit que « les rapports du ministère de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété ».
2. L’appel, à l’initiative du mouvement de jeunesse sioniste
Hachomer Hatzaïr et de Radio Shalom, a été signé par
plusieurs personnalités dont A. Finkielkraut, B. Kouchner
et J. Julliard.
Paru dans Regards n° 17, mai 2005