Qu’en est-il de la dégradation de la biodiversité sur la planète aujourd’hui ?
On a souvent tendance à résumer l’érosion de la biodiversité à la disparition d’espèces vivantes. Or la principale préoccupation actuellement, c’est l’accélération de la disparition des espèces et des milieux naturels : 100 à 1 000 fois plus rapide : on ne sait mesurer avec plus de précision : qu’elle ne l’a jamais été dans le bruit de fond historique. On a déjà connu des extinctions mais jamais à cette vitesse. Et chaque espèce qui disparaît, c’est un nombre inconnu d’interactions qui disparaît avec elle. A partir de quand, de quel moment, le tissu de la biodiversité est menacé, ce tissu dont l’un des fils est l’humanité ? On ne le sait pas. J’utilise parfois l’image du mikado : on enlève les baguettes une par une sans savoir à quel moment cela va entraîner l’écroulement de l’édifice mais tout en sachant bien que l’une des baguettes qui va finir par vaciller et tomber, c’est nous. Il existe un système vivant planétaire, un seul, celui de l’ADN et de l’ARN, qui s’est toujours adapté à toutes les conditions, à tous les milieux. Pour s’adapter, ce système vivant produit des choses, qu’après coup, on appelle des espèces. Il pourrait s’adapter au changement de climat, c’est certain. Mais peut-il le faire à la vitesse où ce changement a lieu ? On ne laisse pas assez de temps au vivant pour s’adapter et ce d’autant moins que l’on appauvrit sans cesse les milieux terrestres et marins.
Face à cette menace, où en est l’action politique ?
Au sommet de Johannesburg en 2002, les gouvernements s’étaient fixé comme objectif d’arrêter l’accroissement de l’érosion de la biodiversité à l’horizon 2010. Cet objectif n’est pas atteint. Cependant, les incantations de Johannesburg ont au moins eu le mérite d’accélérer la recherche car les administrations ont dû montrer qu’elles débloquaient des moyens. On a donc avancé : aujourd’hui on est mieux capable de documenter le sujet ! Une avancée concrète se répand depuis quelques années, ce sont les PSE. On parle de « paiement des services environnementaux » pour les enjeux globaux et de « paiement des services écologiques » pour des enjeux plus locaux. Ces nouveaux mécanismes de financement fleurissent aujourd’hui de tous les côtés. L’un des plus fameux concerne la non-déforestation. L’idée est simple : les forêts tropicales garantissent un énorme stockage de carbone et, en plus, jouent un rôle de filtre dans l’atmosphère par leur respiration. C’est ce que l’on appelle des services environnementaux. Partant de là, il apparaît légitime que les pays riches, très gros émetteurs de CO2, financent des pays pauvres afin que ceux-ci ne dégradent pas les forêts sur leur territoire. Exemple : on a récemment découvert en Equateur un important gisement de pétrole situé dans le Parc national Yasuni, considéré comme l’un des lieux ayant une des plus grandes biodiversités de la planète. Rafael Correa, le président équatorien s’est donc tourné vers les pays riches en leur disant : si vous me verser la moitié des bénéfices que l’exploitation de ce gisement aurait pu rapporter au pays, je suis prêt à renoncer à son exploitation afin de ne pas détruire le parc. Ce type de financement basé sur la maintenance et / ou l’amélioration de la biodiversité va devenir une monnaie d’échange courante, y compris entre public et privé, dans les années à venir.
Justement, comment se positionne le secteur privé dans ce débat ?
Les entreprises comprennent de mieux en mieux qu’elles sont dépendantes du monde vivant. C’est une réalité : plus de 50 % des matières premières proviennent du monde vivant et plus de 30 % de la technologie provient de la diversité du vivant. Partant de ça, un bon manager d’entreprise a tôt fait de comprendre qu’en minimisant les impacts de son activité sur le tissu vivant, au bout de la chaîne, il augmente ses profits. Même sur une base strictement économiste, les entreprises ont intérêt à en tenir compte, et c’est aujourd’hui le cas. Par ailleurs, les gens commencent à comprendre qu’en ne respectant pas la biodiversité, on ne scie pas seulement la branche sur laquelle on est assis, on met aussi le feu à une colossale bibliothèque où sont rangées 4 milliards d’années d’innovation dans tous les domaines... C’est pourquoi on assiste aujourd’hui au développement du biomimétisme (2).
Le vivant a un prix ?
On ne peut pas donner une valeur monétaire au vivant. Mais il est devenu vital de faire en sorte que la nature puisse continuer à nous rendre des services. Aujourd’hui, lorsqu’une entreprise s’attaque à la nature par l’un de ses projets, elle est censée limiter son agression ou la compenser. Nous préconisons autre chose : que le coût de la maintenance de ces services (environnementaux et / ou écologiques) soit intégré dans leur projet. Le pari c’est qu’en additionnant le coût initial du projet et celui de la maintenance de la disponibilité des services, ils trouvent cela un peu trop cher et décident de monter des projets moins néfastes...
Quels sont les enjeux de la Conférence de Nagoya ?
Il y en a trois. Le premier, que l’on devrait atteindre, est de se fixer de nouveaux objectifs à l’horizon 2020. Le deuxième est d’avancer sur l’intégration du coût de la maintenance de la disponibilité mais, là, on n’y est pas encore. Le troisième est la mise en place de l’Ipbes (3), un groupe d’experts internationaux sur la question de la biodiversité, un peu sur le modèle du Groupe intergouvernemental sur l’évolution climatique (Giec). L’idée est de créer un mécanisme mettant en relation l’ensemble de l’expertise scientifique mondiale sur la diversité. Le principe de l’Ipbes a été approuvé et il devait être créé lors de l’AG de l’Onu en septembre. Sa version light, c’est la constitution d’un réseau des réseaux mais il faut viser plus haut : en faire un mécanisme où les scientifiques se saisiraient des questions de la biodiversité pour répondre efficacement à des problèmes de décisions publiques ou privées et faire des recommandations aux Etats.
Propos recueillis par Emmanuel Riondé