Répression du mouvement lycéen au printemps 2005, provocations en chaîne et armada sécuritaire face aux révoltes de jeunes dans les banlieues, nouvelle mesure institutionnalisant un peu plus la précarité des moins de 26 ans... Le gouvernement aurait-il inventé un nouveau slogan, « De l’avenir, faisons table rase » ? A l’orée du XXIe siècle, les jeunes n’ont décidément pas bonne presse. Individualistes, délinquants en puissance, Nike aux pieds, cheeseburger dans la bouche, tenant les cages d’escaliers en bas des tours, décervelés par le Loft, avec la Star’Ac pour tout horizon culturel... Les stéréotypes vont bon train, signes d’un profond mépris social à l’égard des nouvelles générations. Le paradoxe est là : notre société cherche la recette miracle pour rester jeune, à coups de crèmes anti-rides et de viagra, mais peine à prendre en considération les jeunes, en chair et en os.
L’envers du décor donne une autre saveur aux stéréotypes, plus amère. Depuis les années 1970, le taux de pauvreté des moins de 30 ans a doublé, passant de 4,5 à 10,8 %. Nous sommes collectivement de plus en plus riches : si l’on suit l’évolution du PIB : mais les jeunes sont de plus en plus pauvres ! Alors que le taux de chômage de la population est d’environ 10 %, celui des jeunes tourne autour de... 23 %. Double ration de chômage donc, comme à la cantine. Dans certains quartiers, les pics atteignent même fréquemment 40 % à 50 %. Petit rappel : lorsque l’on parle du chômage des moins de 25 ans, il ne faut pas penser indemnisation et droits Assedic mais seulement inscription à l’ANPE car, en l’absence de cotisation antérieure, ce qui est souvent le cas, les jeunes ne perçoivent pas d’allocation. Quant au RMI, pour y avoir droit, il faut attendre la vingt-cinquième bougie... D’ici là, l’exercice d’équilibriste consiste à ne pas basculer dans la misère. De plus, l’entrée sur le marché du travail ne signifie évidemment pas stabilisation professionnelle et sociale. Pour qu’un jeune accède à un emploi stable, comptez en moyenne entre huit et onze ans. Au total, plus de 50 % des CDD et près de 60 % des contrats intérimaires sont occupés par des jeunes de moins de 29 ans. Tous ces chiffres disent l’état d’urgence sociale et économique dans lequel les jeunes générations se trouvent plongées. Dans ces conditions, être indépendant : quitter le foyer parental, avoir son propre toit, trouver sa voie... : devient mission impossible.
L’insécurité sociale
La voilà, l’autre facette de la « bof génération ». Derrière les clichés, se dessine le visage d’une jeunesse fragilisée, aux avant-postes de ce que Robert Castel a appelé « l’insécurité sociale ». Dans ce monde gorgé de richesses, c’est vrai, la précarité n’a pas d’âge. A plus de cinquante ans, il ne fait pas bon vivre non plus sur le marché du travail. Mais dans leur raideur statistique, les faits ne trompent pas : vingt ans n’est décidément pas le plus bel âge de la vie. Avec une proportion croissante d’hommes et de femmes cassés avant même d’être entrés dans leur vie d’adultes, quel avenir espérons-nous construire ? En guise de bonne année, Dominique de Villepin a pourtant fait un bras d’honneur économique aux jeunes en lançant le contrat première embauche (CPE), soit l’extension à toutes les entreprises du contrat nouvelles embauches (CNE) pour les salariés de moins de 26 ans. Une énième resucée du mode classique d’institutionnalisation de la précarité des jeunes actifs, oscillant depuis des années entre l’allégement de charges et le contrat aidé sans lendemain. Les technocrates s’en sont donné à cœur joie en inventant successivement les TUC, SIVP, CES, Civis, ou autres CIP, offrant aux employeurs une main-d’œuvre flexible et bon marché. L’impact de ces différents dispositifs sur les parcours des bénéficiaires n’a jamais été démontré. En revanche, les entreprises ont perçu l’effet d’aubaine et ne se sont pas privées. Fruit de l’audace des cabinets ministériels, voici donc le CPE. Le concept est simple : après l’emploi fictif, le contrat fictif. Pendant deux ans, le jeune embauché peut être licencié du jour au lendemain, sans que l’employeur ait à justifier sa décision. Un CDI plus précaire qu’un CDD, ça c’est créatif ! Le 16 janvier dernier, le Premier ministre a ouvert la conférence de presse sur sa mesure : qu’il qualifiait d’« avancée sociale majeure » : en affichant un objectif : « Faire entrer le marché du travail français dans la modernité » (sic). Traduction : dans le vocable libéral, « modernité » signifie reculs sociaux, justification de tous les renoncements. Chacun l’aura compris, les jeunes servent donc de cobayes : ils expérimentent les remises en cause du droit du travail qui ont vocation à s’appliquer très vite à l’ensemble des salariés. Pour preuve, quelques jours après le lancement du CPE, le cabinet de Dominique de Villepin annonçait réfléchir à la généralisation de la période d’essai de deux ans à tous les salariés. Public cible de la lutte contre le chômage, les jeunes sont les premiers servis. Au menu : salaires « light » et contrats « fast-food », à l’anglo-saxonne. L’objectif est de faire baisser la courbe du chômage en augmentant celle des travailleurs pauvres et précaires. Avec en ligne de mire, comme le suggère le Medef : l’enterrement du CDI. On comprend mieux pourquoi mouvements de jeunesse et syndicats ripostent de concert.
Jusqu’ici, les réponses gouvernementales aux différentes mobilisations furent sans appel. « On ne gouverne pas avec la rue » est un adage à Matignon. Ainsi vacille la démocratie. C’est pourtant le sens même de l’action politique qui, au fond, se trouve interrogée. La réforme n’est-elle désormais que douleur et désespérance ? La logique du profit prime-t-elle dorénavant sur toute considération sociale, l’intérêt des actionnaires passant avant celui des salariés ? Pourtant, des alternatives à ces options libérales existent. Réalistes, c’est-à-dire en phase avec la réalité sociale et les besoins, elles reposent sur une petite révolution copernicienne. Au lieu de démanteler toujours plus les acquis sociaux et de détricoter sans fin le droit du travail, l’action publique devrait au contraire accroître les protections. Il est temps de sécuriser les parcours professionnels, en accroissant la solidarité publique pour assurer à chacun, dès 18 ans, des moyens décents pour vivre (et non survivre), en permettant à toutes et tous de trouver une place dans notre société, d’apporter une contribution originale à la production de richesses communes. C’est bien un filet de sécurité dont les jeunes et les moins jeunes ont besoin pour pouvoir s’émanciper. Dans le même temps, l’Etat doit enfin créer un statut avec un revenu pour celles et ceux qui étudient, se forment, effectuent un stage (et ce, quel que soit leur âge). Arrêtons de recycler les vieilles recettes qui conduisent inlassablement dans le même mur. Monsieur le Premier ministre, à quand le droit à l’avenir ?
/Enacdré :/
/Clémentine Autain et Mikaël Garnier-Lavalley, Salauds de jeunes, Robert Laffont, 19 euros./