François Serry. J’ai l’impression que le mouvement altermondialiste souffre d’un manque de lisibilité et stagne. Au-delà des forums et des discussions, où va-t-on ?
José Bové Au XIXe siècle, alors que se mettait en place le capitalisme industriel, un barbu allemand s’est gratté la tête, a beaucoup pensé et écrit. Puis il a achevé le Capital ! Cinquante ans ont été nécessaires pour comprendre comment le phénomène était en train d’émerger et comment il allait structurer le monde. La mondialisation est un phénomène très récent. On est encore dans une phase de pédagogie, mais sa compréhension est très rapide. L’info va vite et les gens se mobilisent au même rythme.
On constate maintenant que chefs d’Etat et institutions internationales, comme l’OMC, se réunissent en fonction de nos propres agendas. On a vu récemment l’ultra-libéral Chirac main dans la main avec le président brésilien Lula pour faire la promotion d’une taxe internationale sur les flux de capitaux. C’est un discours schizophrénique qui montre qu’ils sont obligés de prendre en compte ce qui se passe face à eux. Ils reconnaissent ainsi que leur pouvoir est de plus en plus limité et que leur fonction politique, telle qu’ils la conçoivent, l’est aussi. Je trouve qu’on a beaucoup avancé.
Patrice Busque. Dans ce combat, il faut redonner toute sa place au politique. L’être humain et son environnement sont passés au second plan. « Il y a péril en la demeure », comme dit Jacques Chirac, mais il ne se passe toujours rien. Comment faire pour redonner aux citoyens le pouvoir qu’on leur a ôté ?
J. B. Il y a eu un vrai problème de définition. Après 68, on a connu le slogan « Tout est politique ». Il a été détourné de manière assez perverse par les partis. C’est devenu « tout est du domaine de l’Etat » et, un peu plus tard, « comment faire pour prendre le pouvoir ». Groupes politiques, partis de gouvernement ou partis extra-parlementaires ont focalisé leurs efforts sur la question de prise du pouvoir. Ce phénomène a évacué la capacité des citoyens à investir le champ politique ici et maintenant. Si, en 1936, on a vu plus d’avancées sociales en six mois que durant quinze ans de pouvoir de la gauche, c’est grâce à la mobilisation populaire. La réappropriation de la démocratie par la désobéissance civile est le chemin le plus fort pour agir. Participer, ce n’est pas seulement attendre les élections, se désoler des résultats et attendre le scrutin suivant.
Patrice Busque. Mais il faut voter, quand même !
J. B. L’un n’empêche pas l’autre. Mais avoir un discours civique implique d’agir au quotidien. Et pas seulement en débattant mais en créant de nouvelles manières de s’engager et de militer. Il faut réfléchir à de nouveaux outils pour créer des rapports de force. On constate, par exemple, la fermeture des bureaux de Poste. Pourquoi les syndicats n’inventeraient pas des timbres sauvages ? Les usagers arrêteraient de payer, ce qui constituerait un moyen de pression. Autre exemple, contre les restructurations de la SNCF. Depuis sept ans, je refuse de composter mes billets. Chaque fois qu’un contrôleur se pointe, je lui explique que c’est pour sauvegarder son emploi et ça se passe très bien ! Cette démarche peut s’appliquer partout. La fête de l’Humanité , par exemple, n’a pas une gestion citoyenne des déchets. Ce serait très éducatif que les participants prennent ça en charge. Lors du rassemblement sur le Larzac en 2003, ça a très bien fonctionné, grâce aux militants.
Mais se présenter à des élections et même les gagner pour aboutir à une déception comparable à celle qu’a pu engendrer le gouvernement Jospin, vide la politique de son sens et mène au dégoût. Les médias sont eux aussi responsables en contribuant à relayer cette fameuse expression de « classe politique ». Pour que ça change, il faut que les formes d’engagement différentes soient respectées. Cela demande une reconnaissance de la société civile, pôle fondamental au même titre que la politique qui fait les lois ou l’économie qui organise les échanges. C’est à partir de cette reconnaissance mutuelle entre la société civile et le politique qu’on peut faire vraiment vivre la démocratie participative.
Johanne Rosier. Donc, vous n’allez pas vous présenter à la présidentielle ?
J. B. Ça ne vaut pas la peine de se présenter si on n’est pas sûr d’être élu au premier tour ! Plus sérieusement, j’ai souvent été encouragé à le faire. Mais se présenter pour faire du témoignage, ça n’a pas de sens si tu ne construis pas en même temps des alternatives. Dès lors que la société civile est vraiment reconnue, elle peut être partenaire des transformations politiques, mais cela nécessite des modifications institutionnelles. La question du référendum à l’initiative des citoyens, par exemple, est une piste intéressante. Le département du Gers vient de lancer l’idée du référendum départemental sur les OGM. C’est en train de créer un vrai bordel ! Là, ça redonne du sens au politique, parce qu’il s’agit d’une participation croisée entre la société civile et le pouvoir institutionnel : ce sont les collectifs anti-OGM qui vont collecter sur le terrain les 10 % de la population nécessaires au référendum et sont porteurs de cette demande auprès du Conseil général.
Patrice Busque. Pourquoi ne pas avoir aussi un mandat politique ? Les responsabilités directes peuvent aussi faire changer les choses ?
J. B. Personne n’est indispensable et moi je n’ai que 24 heures dans ma journée. Ce n’est pas une opposition de principe. C’est déjà très difficile de coordonner un mouvement paysan au niveau national. Et maintenant, au niveau international, avec Via Campesina, une fédération de syndicats qui regroupe 200 millions de paysans dans le monde. Peut-être qu’un jour, on décidera avec des mouvements et des forces politiques qu’il faut présenter quelqu’un pour un enjeu précis. Et là, ça aura du sens. Il n’y a pas de Zorro ni de personnage providentiel. Le penser serait une manière de nier la démocratie.
Johanne Rosier. Mais vous jouez un peu ce rôle de Zorro. En France, vous êtes un peu le seul personnage de référence.
J. B. J’assume le fait d’être sur le devant de la scène mais j’estime que cela donne des responsabilités. Ma responsabilité, c’est aussi de parler des autres luttes en cours, de les mettre en perspective, de rappeler à tous qu’on n’est pas bloqué, qu’on peut agir, notamment par la désobéissance civile.
François Serry. Vous êtes effectivement très présent dans les médias. N’y a-t-il pas un danger de la surexposition médiatique ?
J. B. Il n’y a pas de réponse évidente à cette question. Au cours de ces trente ans d’engagement, j’ai pris conscience qu’il fallait prendre l’opinion publique à témoin pour créer un rapport de forces avec le pouvoir politique et faire avancer une idée. Lors d’une action, l’aspect visuel permet au plus grand nombre de comprendre. C’est la pédagogie de l’action. Ça devient forcément un combat public. En plus, je ne suis pas un adepte de la clandestinité mais de la démocratie. Pour la faire vivre, il faut qu’elle soit au grand jour. Les médias servent d’intermédiaire. Quand une action prend du sens, comme le démontage du McDo de Millau ou les fauchages d’OGM, cela crée forcément un débat médiatique. Alors se pose la question de savoir s’il faut parler à tous les médias. Certains ne veulent pas se compromettre avec certains supports. Moi, je pense qu’il faut aller chercher les gens où ils sont. Chaque fois qu’on peut faire passer un message sans se compromettre sur le fond, ça vaut la peine. Même si, souvent, le formatage qu’exige l’outil technique rend l’expression difficile. Parfois tu n’es pas content du résultat. Mais quand j’accepte de faire un entretien, je ne demande jamais de relecture. Ça relève de la liberté du journaliste et je refuse a priori de contrôler son travail. Dans une action ou une interview, je me pose toujours la question de la qualité du message émis. Est-ce que j’ai bien fait passer ce que je voulais ? Ça m’est arrivé de me planter. Les journalistes m’ont mis parfois face à une contradiction en me permettant d’évoluer.
Johanne Rosier. Vous n’avez pas la sensation de perdre de la consistance en étant tout le temps sur la scène médiatique ?
J. B. Qu’est-ce que ça veut dire, « être tout le temps sur la scène médiatique » ? Je trouve que c’est presque du langage formaté. Quand on a lancé la campagne des faucheurs volontaires d’OGM en juillet, on sentait que le rapport de forces face aux multinationales était plutôt en leur faveur et que les gouvernements les appuyaient. Il fallait agir. Depuis cette date, nous sommes présents dans les médias sur la question des OGM et de la désobéissance civile parce que ça fait partie du combat. Je ne suis présent que lorsque j’estime qu’il y a du sens à être présent.
Amélie Goales. Comment choisissez-vous les médias ? Pourquoi être allé chez Thierry Ardisson, par exemple ?
J. B. Quand on a sorti Le monde n’est pas une marchandise, cette question avait fait débat avec l’éditeur. Moi, je n’étais pas très chaud pour aller chez Ardisson. En même temps, il n’y avait pas beaucoup d’émissions, sur une grande chaîne, où l’on pouvait parler. En dehors de ce qu’on peut penser de son émission, j’ai rencontré des journalistes très professionnels qui connaissaient leur sujet. Le rapport a été correct et au final je n’ai pas été trahi. Je suis aussi allé chez Drucker. J’ai bien voulu y aller parce qu’il y a des millions de gens qui la regardent et que ces gens ne sont pas mes adversaires. Ce sont des citoyens. En l’occurrence, j’avais sollicité des invités qui n’ont pas souvent l’occasion de s’exprimer sur ce genre de média. Au final, un dimanche après-midi sur une grande chaîne, on a pu entendre Daniel Mermet, Zebda et voir un reportage sur un ami rencontré en prison, pendant mon incarcération. Je m’étais dit que c’était un moyen de parler de la prison à une heure de grande écoute.
Amélie Goales. Vous ne pensez pas que le fait que vous soyez une personnalité importante masque un peu votre propos ? On voit l’icône José Bové, on entend moins ce que vous dites...
J. B. Est-ce que le fait d’être présent empêche l’idée de passer ? Je n’ai pas vraiment de réponse. Je crois fondamentalement que les idées s’incarnent dans des personnes. Il n’y a pas d’idée abstraite. Je me bats pour des choses concrètes, que je connais. Le syndicalisme n’est pas chose abstraite. En revanche, la manière dont le combat s’incarne doit être l’objet d’un débat collectif permanent. Quant à la perception du propos, le démontage du MacDo de Millau, par exemple, a été perçu comme un déclic. On a fait la démonstration que l’OMC pouvait dicter ce qu’on allait avoir dans nos assiettes. La notion d’altermondialisation est apparue à ce moment-là pour le plus grand nombre. J’en ai souvent parlé avec Susan George (1). Selon elle, le symbole du McDo a permis de faire de la pédagogie de manière beaucoup plus concrète qu’un mémoire universitaire.
François Serry. Qu’est que vous pensez des communautés radicales, qui refusent le progrès pour une plus grande proximité avec la nature ?
J. B. Dicter une voie n’a pas de sens. Dans la vie quotidienne, chacun fait ce qu’il peut. En revanche, on ne peut plus se poser la question de la consommation comme avant, au risque d’aller droit dans le mur. On a une seule planète et ça impose de faire des choix. Le modèle économique de la croissance, dominant de gauche à droite, est un modèle qui touche à sa fin. On parle aujourd’hui de décroissance. Il faut refonder la pensée économique en même temps que la démocratie.
Johanne Rosier. D’accord, mais concrètement, on est loin d’un réveil massif. Après une manif, on rentre chez soi et rien n’émerge. J’ai l’impression que c’est le résultat d’une difficulté à créer des liens : entre les gens, les événements, les actes et leurs conséquences... On est dans le zapping ! Par ailleurs, nous avons tous très peur et c’est là que se situe la question de l’engagement politique.
J. B. Tu poses la question de l’immédiateté et du zapping. C’est vrai qu’on a besoin de mise en perspective. La compréhension passe par le temps long et non par l’immédiateté. Il faut en effet se poser la question du savoir et de sa transmission. Et plus largement de l’école. On peut le faire, mais il ne faut pas attendre que le voisin agisse à notre place. Tant qu’on n’a pas vaincu ses propres peurs, on n’est pas en mesure d’aller vers l’autre. C’est un travail sur soi. C’est aussi le rôle du syndicalisme que de faire de la pédagogie pour que les combats soient de moins en moins corporatistes. Chacun doit être acteur de la bataille de l’autre. C’est compliqué et ça demande des efforts.
François Serry. Le cap de la désobéissance civile me semble effectivement difficile à passer. Nous sommes baignés dans un univers sécuritaire qui rejette la moindre prise de risque. En plus, boycott et actions sont peu présents dans notre culture militante, contrairement aux pays anglo-saxons.
J. B. C’est vrai qu’on est dans une idéologie sécuritaire, un système complètement cinglé. Si ça continue, on va s’arrêter de respirer parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver ! Mais quand tu es confronté à une réalité et que cette réalité t’est insupportable, tu es capable de surmonter tes peurs.
Gilles Luneau. En France, on a connu le « Manifeste des 121 », mouvement d’insoumission et de désertion durant la guerre d’Algérie. Citons aussi le « Mouvement des 343 salopes », qui fait considérablement bouger les choses sur le droit à l’avortement et à disposer de son corps. Ce qu’on cherche à souligner dans notre livre, c’est ce qu’un mouvement de désobéissance porte en lui de positif et de transformation sociale comme une préfiguration du monde qu’on souhaite. Ce n’est pas que de la protestation mais bien de la construction. On s’oppose et on construit.
J. B.** La désobéissance est un outil collectif pour tous. Y compris les élus. Il existe des exemples récents avec les fauchages d’OGM. Les premiers à avoir désobéi sont les députés communistes qui ont participé à des occupations d’usines pour réclamer le droit de grève. Il y a eu Mitterrand sur la question des radios libres en 1980. Le citoyen doit d’abord savoir dire non. **Recueilli par Rémi Douat
1. Susan George participera à une rencontre avec les lecteurs.
Le livre : José Bové et Gilles Luneau, Pour la désobéissance civique , La Découverte, 17,50 euros
Paru dans Regards n°11, novembre 2004