Au mois d’août, une tribune dans Le Monde signée
de quatre acteurs germanophones de la culture
proposait, au titre d’un renouveau salutaire des
politiques culturelles, que la moitié des institutions culturelles
soient fermées : « Diminuons de moitié les subventions à
la culture. » On se souvient peut-être que leur compatriote
Heiner Müller avait préconisé un geste apparemment du même
ordre : que tous les théâtres du monde ferment pendant un an.
Manie germanique ? Non, car en vérité les deux propositions
se tournent le dos : Müller proposait une expérience qui aurait
été en mesure de nous enseigner, par le manque, la vérité du
théâtre ; ces quatre messieurs sont au contraire les promoteurs
d’une politique explicitement ultra-libérale de la culture.
Ainsi Pius Knüsel, directeur de la fondation culturelle suisse
Pro Helvetia, Stephan Opitz, fonctionnaire de la culture dans le
Schleswig-Holstein, Dieter Haselbach, consultant culturel, et
Armin Klein, professeur de management de la culture, ont-ils
développé leurs constats et conseils dans un livre paru Outre-
Rhin ce printemps, Der Kulturinfarkt, (L’Infarctus culturel,
Knaus, 2012), qui depuis alimente une sorte de faux buzz,
comme on se scandalise d’un fait divers sexuel pour mieux
s’en délecter. Il n’y a en effet rien de réellement neuf dans cet
essai qui n’ait été déjà répété en France et ailleurs, ni dans les
dits constats (la culture en tant que projet politique a échoué),
ni dans les préconisations (stoppons tout et « revenons » au
marché), ni dans la rhétorique (la culture ressortit à la fois au
régime de la religion et au privilège de l’Ancien Régime). On
soupçonnera donc qu’après le petit battage du printemps,
dans l’effet de pétard mal éteint de cette tribune estivale, il y a bien quelque chose de l’ordre d’une
démangeaison collective, une forme
de désir politique, qui nous oblige
à réagir. Reprenons donc quelques
points du texte avant de se confronter
à ses éléments fondateurs.
1 « [On] peut dire que l’offre
[culturelle] existe maintenant.
Le nombre des institutions a
presque doublé depuis 1980. Cette
partie du programme est donc
réalisée.
Sauf que ça coince au niveau de
la participation. Elle reste stable
à environ 10 % de la population
qui fréquente les spectacles
subventionnés de la grande
culture. »
Si les chiffres se ressemblent de part
et d’autre du Rhin, comme le disent
tous les lecteurs enthousiastes de la
chose, et sachant que le budget de
la culture en France ne dépasse pas
2 % du budget national, dans les
calculs les plus gras, si donc 2 %
du budget comblent 10 % de la
population, on peut parler de succès
incontestable ! Quel autre domaine public en fait autant ? Blague à part, ce n’est pas le constat
qui pose ici véritablement problème, mais la solution qu’on
veut lui trouver : que la question de la fréquentation se résolve
dans une politique de satisfaction d’une demande supposée
du public, est la grande illusion qui sous-tend ce discours (j’y
reviens en fin d’article).
2 « L’art est affranchi de la demande. Personne n’est
hostile au succès mais il est déplacé de chercher à
l’obtenir. » Et : « [Cela] fait longtemps que l’Europe
est à la traîne, largement dépassée par des continents
plus dynamiques. Nous avons en Europe toute une activité
culturelle productive mais aucune industrie de la culture
proposant à la mondialisation du marché des événements
esthétiques intéressants. »
C’est là la sempiternelle complainte, le tropisme américaniste
que l’on entend chez nous avec Frédéric Martel par exemple,
et qui consiste à opposer une Europe élitiste éprise des
Beaux-Arts et des États-Unis démocratiques qui auraient mis
en oeuvre la vérité de la culture populaire. Il s’agit de faire de
l’art une notion antidémocratique. The Dark Knight rises, point
d’accomplissement de la culture comme geste archétypal
de la modernité politique : autant se pendre tout de suite au premier lampadaire. Cela s’appelle
du populisme culturel, c’est une
des nouvelles formes de l’antiintellectualisme
pétainiste actuel,
que l’on trouve pareillement à
droite et à l’extrême gauche. (Que
nos bons auteurs se rassurent,
l’institution théâtrale française
est parfaitement obnubilée par la
capacité au succès des productions
qu’elle chaperonne.).
3 « [Leurs analyses] ont
conduit les auteurs à la
conclusion qu’une politique
culturelle orientée vers l’avenir
doit s’adapter à une époque
post-institutionnelle. Ce qu’il
faut, c’est un engagement résolu
de l’État dans des domaines
qui se rapprochent de l’objectif
initial qui était celui de la culture
pour tous (…). »
J’aime beaucoup cet extrait qui annonce la venue d’une
nouvelle ère « post-institutionnelle » et qui, immédiatement
après, exige une présence renouvelée de l’État. L’institution
n’est pas nécessairement de l’ordre de l’État, mais l’État, c’est
forcément de l’institution… La lyrique libérale ne s’encombre
pas de cohérence, c’est tout son charme. C’est exactement
la même posture que celle de Bernard Murat, président du
Syndicat national des directeurs et tourneurs du théâtre privé,
qui bombe le torse virilement au nom d’une indépendance à
l’égard des aides publiques, mais qui n’en peste pas moins
contre la faiblesse de sa subvention auprès du ministère. En
fait, sous la contradiction ou la paresse intellectuelle, il y a
une vérité, c’est qu’en matière culturelle comme en d’autres,
il ne saurait y avoir de « marché », de « liberté », voire de
« demande » sans instance régulatrice qui construise les
conditions de ces mots magiques dont la vulgate libérale
se gargarise, mais dont les réalités sont bien concrètes et
produites par des politiques publiques. C’est donc peut-être
moins un discours libéral fondé sur un authentique « laisserfaire
», qu’un projet de politique néolibérale qui ne saurait
se passer d’une forme de contrôle, voire de coercition. (On
libéralise le marché du travail, mais à grands renforts de CRS.
à l’occasion.) On repassera donc pour le post-institutionnel.
Fondamentalement, deux fantasmes structurent ce discours,
celui du marché comme vérité du social et celui du public
comme vérité de la culture. Marché et public qui sont en
fait les deux faces de la même médaille, celle du projet
néolibéral de la culture. D’où l’insistance des auteurs sur la
demande au détriment de l’offre pour penser la question.
Le paradoxe de ces notions est
qu’elles sont posées dans les
discours qui s’en réclament comme
des faits, des données immédiates
de l’expérience, en somme comme
des réalités nécessaires, alors
qu’elles sont à la fois des fictions
et des constructions. Le marché
comme espace de pure liberté des
acteurs sociaux n’a jamais existé,
de la même manière que le public
n’existe pas a priori, il n’y a pas de
« public » avant l’existence d’un
objet culturel donné qui lui donne
précisément sa forme, ponctuelle,
aléatoire, imprévisible. Et cela vaut
aussi pour le camembert et les
voitures. Le marketing, n’est-ce pas
cela ? L’ensemble des techniques
qui font croire au consommateur
qu’il « demande » le produit qu’il
choisit, alors que c’est le produit
qui le désigne et le capte. Se
fonder de l’existence d’un « public »
pour penser la culture procède,
il faut le dire fermement, d’une
forme de corruption intellectuelle
(et financière à l’occasion). Non, le
public, qui est la pierre de touche
de la pensée du spectacle actuel,
et le marché, qui en est l’exact
revers à peine plus gêné dans le
discours culturel français, ne sont
pas la vérité de la culture, ni son
substrat incompressible sur lequel
on tomberait nécessairement
une fois balayés les scories du
stalinisme et de l’Ancien Régime
réunis, ils sont bien les outils
d’un combat idéologique qui (re)
trouve, sur le terrain de la culture,
un espace privilégié en ce début
de XXIe siècle.