La signature, le 6 avril à Pretoria, d’un accord de cessez-le-feu entre le gouvernement, la rébellion et les opposants a chassé de l’actualité un autre développement du conflit ivoirien. Quelques jours avant, l’organisation Human Rights Watch avait dénoncé le recrutement par Abidjan de combattants étrangers, dont de nombreux ex-enfants-soldats de la guerre du Liberia (1). Un recrutement commencé en octobre dernier et qui, selon l’ONG, se serait intensifié au mois de mars.
Enfants soldats, médiation africaine, porosité régionale, la crise ivoirienne porte quelques traits de ces conflits africains d’un « nouveau type » (2) qui se succèdent depuis une quinzaine d’années. Les pays de l’est et du sud (cette Afrique australe et sud-tropicale où l’on enregistre les plus forts taux de sida) apparaissent aujourd’hui les plus stables. Ailleurs, les crises sont fluctuantes (3)... Peu couverte par les médias, la corne de l’Afrique reste sous tension : bien que l’accord signé à Alger en décembre 2000 ait officiellement mis fin au conflit territorial qui les a opposées durant deux ans (1998-2000), l’Erythrée et l’Ethiopie n’ont pas soldé leur litige et gardent des troupes aux frontières. En partie divisée en régions « autonomes » non reconnues par la communauté internationale (Somaliland, Puntland), la Somalie est l’une de ces « zones grises » du globe dont de grands pans sont livrés aux factions armées. Mi-avril, divers affrontements y ont encore fait une cinquantaine de morts. Avec près de 4 millions de morts depuis 1996, la République démocratique du Congo (RDC) et la région des grands lacs sont le théâtre de violences effroyables [voir encadré]. Le Soudan, lui, a mis un terme, le 9 janvier à Nairobi, à plus de vingt ans d’affrontements Nord-Sud mais le Darfour est toujours plongé dans le chaos. Moins de deux ans après la fin de la guerre au Liberia, la Côte-d’Ivoire maintient l’Afrique de l’Ouest dans une zone de turbulence. Enfin, sans être au bord de crises violentes, de nombreux pays : Madagascar, Kenya, Zimbabwe : font face à des situations politiques intérieures tendues. D’autres, comme le Tchad ou la Guinée, sont déstabilisés par l’agitation régnant chez les voisins.
Ferments du conflit
La diversité de ces situations conteste une mortifère idée reçue qui veut que le caractère intrinsèquement chaotique, « négrologue » (4), du continent africain surdéterminerait la nature des conflits qui s’y déroulent. Un point de vue dangereux qui suppose un « gène nègre » du désordre et passe sous silence le socle économique de ces guerres : si les politiques du FMI et de la Banque mondiale ne peuvent être tenues pour unique responsable du chaos, elles en sont indiscutablement un puissant ferment, conduisant de nombreux pays au bord de la crise [lire l’entretien avec Bernard Conte], d’où ils renvoient, de fait, l’image d’un « continent-poudrière »
Les chercheurs Vincent Foucher (CNRS) et Christine Deslaurier (IRD) (5) ajoutent que « dans des sociétés qui s’appauvrissaient de manière spectaculaire, alors que montaient les revendications démocratiques, l’Etat affaibli n’a pas toujours résisté à la tentation d’utiliser la violence et l’exclusion pour tenter de persister, alors qu’il devenait l’enjeu fragile de toutes les luttes, le lieu des seules richesses ». Réservés sur la réelle « nouveauté » des conflits, ils jugent cependant que la fin de la guerre froide a changé la donne. « Les alliés internationaux sont devenus plus « discrets », et les chefs de guerre n’ont souvent survécu qu’en consolidant les bases de véritables économies de guerre. L’Unita* a ainsi systématisé son exploitation du diamant. Au même moment, des stocks d’armes et des groupes de combattants se sont trouvés disponibles pour de nouvelles aventures, ainsi des anciens de la légion arabe de Kadhafi impliqués dans les conflits touaregs, ou de ceux de l’armée d’Apartheid recyclés de l’Angola jusqu’en Sierra Leone . »
Ce « recyclage » d’armes, de soldats, de mercenaires se fait aisément sur un continent où les frontières sont poreuses, comme en témoignent régulièrement les tragiques odyssées de réfugiés. Et il fonctionne à plein lorsqu’il s’agit de mettre la main sur des richesses naturelles dont la captation et l’exploitation restent un moteur important des guerres en Afrique. Car si les puissances internationales se sont faites « plus discrètes », elles tiennent « à tout prix à avoir accès aux minerais et aux sources d’énergie », rappelle l’historien camerounais Joseph Ki-Zerbo. Pour lui, « les puissances ont intérêt à ce qu’il y ait division entre les Africains », surtout quand les desseins de leurs multinationales sont mal servis par des régimes trop peu accommodants (6).
Malgré cela, une lecture « exotique » du continent perdure, qui avance « l’ethnie » comme une explication centrale aux guerres africaines. Et ce, en dépit des mises en garde répétées des chercheurs et historiens rappelant que les tensions tribales (ou religieuses comme au Nigeria) ne font souvent que se greffer sur des conflits nés de différends territoriaux, fonciers ou agraires, ou simplement de luttes pour la conquête du pouvoir.
seigneurs de guerre
Mais une fois déterrés, ces clivages : qui, tel celui opposant les Hutus aux Tutsis, ont parfois été mis en place puis entretenus par les puissances coloniales : sont instrumentalisés par les seigneurs de guerre locaux et les puissances régionales. Ainsi en Somalie où « les allégeances claniques ont beaucoup été manipulées à des fins politiciennes » (7). Ou à Madagascar, lors de la crise présidentielle en 2002 : le camp Ratsiraka a tenté d’exacerber les tensions entre côtiers et habitants des hauts plateaux sans toutefois parvenir au résultat escompté. Plus proche, le conflit meurtrier du Darfour, parfois présenté comme le fruit d’une « haine atavique entre Arabes et Noirs » résulte en fait d’un ensemble de facteurs identifiables, selon Foucher et Deslaurier : « une décentralisation ratée, les conséquences locales des longues guerres du Tchad et du Sud-Soudan, la rupture de l’Etat avec « ses » islamistes, très puissants au Darfour, ou encore la question du partage de la rente pétrolière, qui monte avec le processus de paix au sud . »
Mi-mars, Jan Egeland, secrétaire général adjoint de l’ONU pour les affaires humanitaires, estimait à 180 000 le nombre de morts au Darfour depuis février 2003. Pour de nombreux observateurs, le chiffre de 300 000 est plus proche de la réalité. Le 31 mars, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution (la 1593) qui permettra de traduire les responsables de ces tueries devant la Cour pénale internationale. Au Soudan, l’ONU est également en train de mettre en place une mission de maintien de la paix, qui sera la septième en cours en Afrique subsaharienne (Côte-d’Ivoire, Liberia, Sierra Leone, Burundi, R.D. Congo et Ethiopie/Erythrée). Mais si elle semble vouloir renforcer la capacité d’intervention de ses casques bleus (surtout ceux de la Monuc*), l’organisation internationale demeure trop souvent « non le garant des accords [de paix] mais le greffier de leurs violations », comme le regrettait Rony Brauman au lendemain du génocide rwandais (8). Les organisations humanitaires demeurent donc un recours précieux pour les populations civiles, premières victimes des conflits sur un continent déjà décimé par la malnutrition, le paludisme et le sida [lire le témoignage d’Anabelle Gazet].
Pour Joseph Ki-Zerbo, panafricaniste convaincu, les « superpuissances africaines » que sont l’Afrique du Sud, l’Algérie et le Nigeria doivent assumer leurs « responsabilités nouvelles » et « prévenir ou contenir les conflits » (6). L’Afrique du Sud joue régulièrement les médiateurs. La Cedeao* tente également de tenir ce rôle dans une Afrique de l’Ouest où l’intervention des troupes nigérianes de l’Ecomog* lors de la guerre du Liberia a laissé un souvenir amer : la « force d’interposition africaine » a fini par être partie prenante du conflit.
Destin inévitable ?
L’Afrique n’est pas « une » mais diverse, composée de « plusieurs grands ensembles », rappelle l’historien Jean-Pierre Chrétien (9). Si beaucoup de ces ensembles sont aujourd’hui aux prises avec de sanglants conflits, on se gardera pourtant de nourrir l’« afro-pessimisme » qui condamne l’ensemble du continent à un destin d’autant plus macabre qu’il serait inévitable. « Il y a en Afrique une grande variété de cas , insistent Vincent Foucher et Christine Deslaurier. Des pays tels que le Ghana, le Kenya, le Sénégal, n’ont pas connu d’expérience guerrière et se démocratisent plus ou moins ; d’autres comme le Mozambique ont réussi à se stabiliser au sortir de la guerre. L’Afrique du Sud a échappé à la guerre civile que certains annonçaient après la chute de l’Apartheid. Il faut aller au-delà de la tradition humaniste qui est devenue la nôtre, pour arriver à concevoir que la guerre n’est pas seulement un moment de destruction. Les historiens de l’Europe ont d’ailleurs montré le chemin, lorsqu’ils ont indiqué que les guerres étaient souvent l’occasion de transformations politiques, sociales ou technologiques importantes. Faut-il accepter de se dire que les guerres africaines participent à la transformation du continent ? » E.R.
« LE PARTAGE DES MIETTES » - Chercheur au CEAN (Centre d’étude d’Afrique noire) de Bordeaux, économiste du développement, spécialiste de l’Afrique et de la Côte-d’Ivoire, Bernard Conte explique que tandis que la plupart des richesses naturelles africaines sont exploitées par les multinationales du Nord, l’enjeu pour les clientèles politiques locales est de se partager les miettes .
Plus de quarante ans après les acquisitions d’indépendance, et quinze ans après la fin du monde bipolaire, peut-on dire que surgissent en Afrique des conflits d’un nouveau type ?
Bernard Conte : Au lendemain des indépendances, de nombreux dirigeants africains « nationalistes » ont assis leur pouvoir sur des régimes clientélistes alimentés par la rente provenant de l’exportation de richesses naturelles (pétrole, minerais, agriculture), dont l’Etat contrôlait l’exploitation et redistribuait une partie à sa clientèle politique. Ces systèmes ont connu une dérive progressive renforcée par deux tendances : la chute des cours internationaux des matières premières, dès la fin des années 1970, et la hausse de la demande de la clientèle politique...
Equation explosive : pour y répondre, beaucoup de pays ont choisi la voie de l’endettement, facilité par le recyclage des pétrodollars. Au début des années 1980, les Reagan, Thatcher adoptent des politiques budgétaires restrictives qui conduisent, entre autres, à la hausse des taux d’intérêts. Très vite, de nombreux Etats africains se retrouvent en cessation de paiement. C’est alors qu’interviennent le FMI, la Banque mondiale et leurs politiques d’ajustement structurel. On entre dans une ère de libéralisation, les organismes publics qui assuraient la commercialisation des ressources sont privatisés. Ce sont surtout les multinationales du Nord qui rachètent et, désormais, prélèvent l’essentiel des rentes qu’elles exportent. En Côte-d’Ivoire, par exemple, la libéralisation de la filière cacao s’est traduite par sa prise en main par les Américains.
De ce fait, le gâteau à partager localement se réduit alors que le nombre de personnes qui entendent y prélever leur part augmente. Je pense que la plupart des conflits auxquels on assiste aujourd’hui en Afrique ont pour enjeu la captation des miettes de ces gâteaux.
Quelles en sont les caractéristiques ?
B.C. : Les processus de libéralisation ont pour effet de paupériser les populations et de fragiliser les Etats par la réduction de leur périmètre. On parle de bonne gouvernance, mais, au bout du compte, ces Etats se révèlent en incapacité d’assurer la sécurité sur leur territoire. De ce fait, le système clientéliste se décentralise, ce processus pouvant conduire à une sorte de féodalisation de la société comme on a pu l’observer au Liberia, avec l’apparition de chefs de guerre qui tentent de capter les rentes situées dans leur fief (diamant, bois...).
Coupée en deux depuis les événements de septembre 2002, la Côte-d’Ivoire est porteuse d’une très lourde violence potentielle. Pensez-vous que la médiation de Thabo Mbeki parviendra à juguler cette dérive ?
B.C. : La médiation de Mbeki, dont les ambitions personnelles dépassent sûrement l’horizon de l’Afrique du Sud, est un élément important, de bon augure, car elle traduit la tendance assez récente de la prise en main de leurs affaires par les Africains.
Cela dit, je suis assez sceptique sur l’accord signé à Pretoria le 6 avril dernier. Ce n’est pas le premier. Il y a eu Marcoussis, Accra I, II et III, et aucun n’a été appliqué. L’accord stipule aussi le désarmement immédiat des milices pro-gouvernementales. Cette opération présente des risques importants, car retirer leurs armes aux miliciens, c’est les priver de leur unique source de revenus.
Propos recueillis par E.R.