Accueil > Société | Par Pierre Boutan | 1er janvier 1997

L’école ne peut imiter la vie, si elle y prépare

Entretien avec Georges Snyders

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Retour sur la polémique qui opposa Célestin Freinet à Georges Snyders il y a quarante ans à propos des contenus pédagogiques. Ce dernier publie une autobiographie qui est aussi une réflexion sur l’école.

Pierre Boutan : 1996 est le centenaire de la naissance de Freinet (1). Tous les travaux conduits aujourd’hui en didactique du français langue maternelle tendent à prendre en compte à la fois l’apprentissage des contraintes et la mise en oeuvre par l’élève de ses propres capacités de choix. Ce qui ne doit pas être propre à l’enseignement du français... Et justement, Freinet a fait avancer les choses dans ce domaine. Or tu es cité comme étant de ceux qui, dans les années 50, étaient intervenus de l’intérieur du PCF, pour mettre en cause les positions de Freinet, à l’époque membre du parti.

Georges Snyders : Je dirais d’abord que c’étaient les deux premiers articles que j’ai écrits dans ma vie, avec toute la maladresse d’un débutant. D’autre part, on était en pleine guerre froide, en plein sectarisme. Aujourd’hui, je ne me reconnais pas dans ces articles de la Nouvelle Critique. J’ai repris les choses dans des articles de la Pensée, et surtout dans le premier chapitre de Pédagogie progressiste (2). C’est là que je voudrais être jugé, si j’ose dire, par rapport à Freinet. Je maintiens deux affirmations. D’une part, la valeur des innovations de Freinet. Que les élèves puissent s’exprimer, par le texte libre notamment. Plus généralement, l’idée à la base de toutes les pédagogies nouvelles, du respect de l’élève, de la recherche de son autonomie. Freinet l’a dit, mieux que moi, et avec lui Decroly, Dewey, Montessori... Mais il reste le problème des contenus enseignés. La polémique avait été très vive dans la Nouvelle Critique, parce que, en étudiant les contenus des ouvrages publiés par le mouvement Freinet (notamment la série des BT, bibliothèque de travail), je ne les avais pas trouvés progressistes du tout. Je pense qu’ils ont changé depuis... Mais, à ce moment-là, il y avait contradiction énorme entre les ambitions affichées - fonder une " pédagogie prolétarienne " - et le contenu de ce que Freinet enseignait sur les problèmes sociaux, qui était très conformiste, pour ne pas dire réactionnaire. De façon plus générale, mon problème, c’est que je trouve que Freinet dévalorise la Culture, en la désignant sous le terme de scolastique. Il valorise tellement ce que peuvent produire les enfants qu’il finit par les mettre au même niveau que Victor Hugo, ou plutôt il ne met pas Victor Hugo beaucoup plus haut que les productions d’enfants.

Cela concerne d’ailleurs toute l’Education nouvelle, dont j’ai le sentiment qu’elle est en échec parce qu’elle sous-estime terriblement la valeur propre des grandes oeuvres, en particulier leur valeur éducative. Ainsi, quand Freinet donne des exemples de joie au travail à l’école, c’est faire un mur, participer aux travaux des champs... Je n’y trouve pas mon compte.

P. B. : Cela ne pose-t-il pas le problème plus général de l’héritage ? Chaque jeune enfant ne peut pas réinventer l’histoire de l’humanité, il n’en a vraiment pas le temps. Mais, par contre, il faut trouver le moyen (les moyens ?) de lui permettre de s’approprier cet héritage. Est-il en mesure d’y parvenir dans son entier ? Et comment faire pour que les modèles dont tu parles lui paraissent à sa portée ? Il y a dans la tradition classique de la Culture avec un grand " C " dont tu parles, le risque de donner à penser que ses créateurs sont des surhommes.

G. S. : On navigue entre deux dangers ! Je reviens à mon idée de continuité. Les enfants ont, comme l’Education nouvelle l’a bien dit, une vie affective et intellectuelle intense. Il s’agit de trouver ce qui, dans la Culture (je tiens au grand " C "), est en rapport le plus direct avec leurs préoccupations et qui leur permet d’avancer. Ainsi, lire la Chèvre de Monsieur Seguin en 5e doit permettre de se mettre en rapport avec les problèmes de l’autonomie des enfants et de ses dangers. Ce qui fait la non-joie de l’école, c’est quand elle n’ose pas s’inscrire dans la continuité entre les désirs de l’enfance et ceux, non pas de modèles, mais de réussites de créateurs sur lesquels nous avons à réfléchir. Pour aider les élèves à progresser, sur la folie par exemple, problème qu’ils rencontreront nécessairement dans leur vie, on peut prendre comme aide et appui, plutôt que comme modèle, ce que Françoise Dolto a pu faire et écrire. De même avec l’amour, et Aragon et Eluard.

P. B. : Mais revenons à la question de l’héritage. Si l’école a pour fonction d’aider à transmettre à la nouvelle génération l’héritage des précédentes, il va bien falloir qu’elle fasse des choix, mais il faut qu’ils soient suffisamment larges. Est-ce que la référence à la Culture ne présente pas le risque de masquer les affrontements, notamment de type idéologique, qui conduisent à retenir telle oeuvre plutôt que telle autre ? Un certain nombre d’entre elles ne sont pas reconnues, ni dans leur temps, ni aujourd’hui !

G. S. : La grande responsabilité de l’école, c’est à chaque moment de choisir ce qu’elle va proposer. L’école a à montrer les divergences, elle ne peut pas éviter de prendre parti.

P. B. : Mais en évitant la censure...

G. S. : Je prendrai l’exemple du racisme. Dans " mon " école, je crois essentiel qu’on donne la supériorité aux textes non racistes. De même pour l’apologie de la dictature ou l’exaltation de la démocratie." Mon " école ne visera pas à prêcher, mais prendra parti pour ceux qui font confiance au peuple...

P. B. : Dans le panthéon culturel actuel, il me semble qu’il y a plus de place pour ceux qui se sont trouvés du côté du manche. La responsabilité des enseignants est donc engagée dans les choix qu’ils sont amenés à faire.

G. S. : La place accordée au XVIIIe siècle est significative. Et dans Victor Hugo, on peut ne garder que les passages lyriques, et exclure les textes politiques. Mais on peut, et c’est plus juste évidemment, montrer les deux aspects.

P. B. : Mais n’est-ce pas l’exemple même du caractère relatif de l’héritage culturel ? Cela nous amène à prendre quelques précautions par rapport aux références ! Elles ne sont pas définitives...

G. S. : C’est une difficulté. L’école ne vit pas dans l’éternel. Et l’on est obligé de prendre le point de vue de la période que l’on vit. Et même l’école a forcément quelques dizaines d’années de retard. Avant que la théorie d’Einstein soit reconnue par les spécialistes puis enseignée à l’université, il a bien fallu cinquante ans. De même pour que Picasso soit reconnu... Mes collègues de littérature d’ailleurs disent que ce qui réussit le mieux, ce n’est ni Racine, trop lointain, ni les dernières publications qui désarçonnent, mais Sartre, Camus ou Malraux, qui ont déjà au moins cinquante ans.

P. B. : Revenons à ces jeunes gens qui arrivent dans la vie. Y a-t-il une vie après l’école ? Tu réponds : oui.

G. S. : L’expérience de vie est le contraire de l’expérience scolaire, mais en même temps n’est possible que grâce à elle.

P. B. : Et les autodidactes ?

G. S. : Ils sont très peu nombreux. Ceux qui ont quitté très tôt l’école ont pu ensuite, grâce à leurs lectures et leurs relations, compenser ce manque. Il n’y a pas d’abîme entre l’instruction par les livres ou par des professeurs et l’acquisition de l’héritage culturel. Et je répète que ce sont des exceptions.

P. B. : On trouve ici ce qui biaise complètement nos propos, et qui tient à la stratification sociale. Elle pèse lourdement sur les destinées individuelles, déjà à partir des contenus enseignés.

G. S. : Sans doute mais par exemple il ne faut pas renoncer aux démonstrations en mathématiques parce que le public scolaire s’est élargi. Pour que le collège unique réussisse, il fallait que l’on ne change pas de contenus, mais que l’on crée des conditions favorables pour les nouveaux élèves qui y accèdent : c’est-à-dire des professeurs supplémentaires pour aider ceux qui n’avaient pas compris. Et aussi que les familles ne soient pas trop en difficulté dans leur vie matérielle.

P. B. : Mais dans les rapports entre l’école et la vie, on est facilement devant une alternative : l’école soigneusement coupée de la vie, ou l’école à l’image de la vie...

G. S. : Cette question m’embarrasse toujours : qu’est-ce que la vie ? Je crois que l’école est faite pour être différente de la vie, et pour faire comprendre précisément la vie parce qu’elle est différente : aussi bien l’existence des clochards que de la grande musique. Ce que je n’admets pas, c’est que l’école veuille être comme la vie. Quand on a transformé une école en restaurant, certes les élèves apprenaient des choses, mais Victor Hugo disparaissait.

P. B. : Ce n’est pas obligé !

G. S. : Oui, mais il faut tenir compte du temps disponible ! L’école est faite pour préparer à la vie, et comprendre nécessite un certain recul. Visiter une usine sidérurgique, contrairement à Alain, je suis pour, mais ça ne suffit pas pour comprendre la condition ouvrière, il faut aussi de longues explications. L’école s’ouvrant à la vie, d’accord, mais à condition de ne pas se contenter d’une vue touristique de la vie.

P. B. : Dans ton livre, tu prends le cas des situations-limites d’humanité : la folie, les guerres et enfin les camps de la mort...

G. S. : Dans ce dernier cas, j’ai pris mon exemple personnel. Quand j’ai été arrêté, j’étais normalien, j’avais des demi-licences de lettres et de philosophie. En un sens, rien de tout cela ne m’a servi, puisqu’on m’a mis à pelleter pour alimenter une bétonneuse. Dans ces situations-limites, on s’aperçoit de l’extraordinaire vanité de la culture. En même temps, je suis revenu, grâce à une chance invraisemblable, mais aussi parce que j’avais appris à l’école que tous les hommes étaient égaux, et que le nazisme avec son mépris des races inférieures était une aberration de l’Histoire qui ne durerait pas. La Culture était la chose la plus vaine et en même temps un point d’appui qui permettait de tenir. J’ai beaucoup aimé ce que Dumézil et Leiris ont dit de l’horreur de la guerre qu’ils avaient apprise à l’école, comme, à l’inverse, la fraternité humaine. Ils l’ont vécue ensuite dans leur chair. En même temps, ce qui était des mots est devenu réalité. L’école est heureusement un lieu protégé, un lieu où les actes ne sont pas irréversibles, un lieu d’apprentissage. L’école, c’est tout de même, forcément, un monde de mots et de textes, même si on doit sans doute commencer à y passer à l’action, par exemple en apprenant que le petit élève noir a les mêmes droits que le petit blanc...

P. B. : C’est souligner la responsabilité de l’école.

G. S. : C’est une tâche essentielle. Dans la vie, les amalgames, les confusions sont presque inévitables. Dans ces camps de la mort, il y avait évidemment beaucoup d’Allemands qui n’étaient pas vraiment nazis, mais au moment de la guerre on ne peut faire de distinction. Ainsi l’héritage scolaire est par définition insuffisant et nécessaire pour prendre ses responsabilités et son autonomie en entrant dans la vie. Maurice Thorez rend hommage à son instituteur qui lui a appris que tous les hommes étaient égaux. Le bouleversement communiste lié à la vie militante va montrer au futur dirigeant ouvrier que cette égalité postulée est en fait à conquérir.

P. B. : Pour en revenir aux témoignages sur les camps de la mort, tu as toi-même commencé à en parler il y a peu de temps...

G. S. : Sans que nous nous soyons concertés, mon fils fait paraître un livre (3) où il aborde, dans deux chapitres, ses relations avec moi. Il dit qu’il a été très malheureux que ces épisodes de ma vie lui aient été cachés. Avant que l’on me remette la légion d’honneur, il y a quatre ans, je n’en parlais à personne, ni à ma femme, ni à mes enfants, seulement à un ami qui avait été justement avec moi à Auschwitz. Je ne voulais pas assombrir la vie de mes enfants. Peut-être craignais-je de leur faire pitié. Maintenant que je vais avoir quatre-vingts ans, je crains de provoquer des sourires de compassion. Mais mon fils, de son côté, explique que ce silence l’a fait beaucoup souffrir, et qu’il cherchait à savoir en dehors de moi. Ce qui pour moi est évidemment assez émouvant...

Georges Snyders, Y a-t-il une vie après l’école ?, ESF.

Pierre Boutan, la Langue des Messieurs, Histoire de l’enseignement du français à l’école primaire, Armand Colin.

1. Voir Regards d’octobre 1996.

2. Troisième édition aux PUF, 1ère en 1965.

3. Jean-Claude Snyders, Drames enfouis, récit, éditions Buchet-Chastel.

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