L’islam politique, qu’est-ce au juste ? Alors
que la rue arabe se réveille et que les peuples
se battent pour la démocratie en Tunisie, en
Egypte, en Jordanie, en Algérie… la question
de l’islam politique hante les esprits occidentaux
qui semblent craindre « le péril islamiste ». Pourtant
tous les observateurs revenant de Tunisie
et d’Egypte ne cessent de dire que ces mouvements
de masse sont portés par des jeunes,
dont les outils et le langage n’ont rien d’idéologique,
ni de particulièrement islamique. Pour
comprendre ce qui se passe dans ces sociétés,
mieux vaut écouter les bloggeurs et les rappeurs
que l’écho des mosquées !
Que ce soit en Tunisie ou en Egypte, c’est grâce
à l’ouverture du jeu politique dû au soulèvement
de peuples arabes étouffés par le despotisme et
dépités par l’inefficacité de leurs Etats que les islamistes
sont d’actualité. C’est donc la chute des
pouvoirs autoritaires qui a appelé les partis islamistes
à être des interlocuteurs de la phase de transition, et non l’inverse. Mais la crainte est là : les islamistes vont-ils rafler la mise ? Les révolutions
vont-elles être récupérées par des « fous
de Dieu » instaurant demain la charia ? Ou, à
l’inverse, y a-t-il des éléments qui laissent espérer
de voir dans l’ouverture politique vers les islamistes
les premiers pas de la démocratie ?
La mise en mouvement politique au nom de
l’islam ne date pas d’hier : elle a commencé au
XIXe siècle comme moteur de la résistance à la
violence coloniale. Et si la référence politique à
l’islam a reflué lors des consolidations des indépendances
politiques, l’usage de la religion n’a pas perdu tous ses atours. L’islam est ainsi inscrit dans la constitution algérienne. Mais son
grand retour date incontestablement de l’échec
du nationalisme étatiste et du panarabisme.
Quand les anciens tissus sociaux sont déchirés
et réduits en miettes, « les peuples voient dans
l’islam un ultime recours : ils cherchent dans
la religion des réponses politiques à leurs problèmes », analysent Alain Gresh et Dominique Vidal [1]. « L’essor des mouvements islamistes, rappellent-ils, est aussi lié au vide politique créé
dans le monde arabe par la répression multiforme
des années 1950-1960 : partis interdits,
syndicats caporalisés, organisations populaires
vidées de toute substance. »
Un large spectre
Plusieurs grands thèmes vont alors structurer ce
champ politique : la moralisation individuelle et
collective, la défense de l’oumma (la communauté
musulmane) et la lutte contre l’occupation de
la Palestine. Ceci dit, comme l’ironise avec justesse
Nicolas Dot Pouillard de l’Institut français
du Proche-Orient : « Le mouvement islamique
a aujourd’hui pratiquement quatre-vingt ans
d’existence au Moyen-Orient. L’imaginer comme
un ensemble uni, homogène et sans différenciation,
c’est comme supposer que la gauche
recoupe un spectre large allant des anciens de
la bande à Baader à Tony Blair… » [2]
Les islamistes donc sont des politiques qui invoquent
l’islam à des fins politiques. Ils ont été
les vecteurs de la grande vague de contestation
des années 1970 et 1980, qui a culminé
avec la révolution islamique en Iran. Aujourd’hui,
le spectre est large et les modes d’action très
diversifiés : on y trouve le parti AKP (Parti pour
la justice et le développement) dont le gouvernement
sunnite démocratiquement élu en Turquie
en 2002 frappe à la porte de l’Union européenne,
les Frères musulmans (en Egypte, Jordanie et
Syrie), le Fis algérien (Front islamique du salut),
le Hezbollah libanais, le Hamas palestinien, le
Ennahda tunisien… Mais aussi la mouvance
complètement dé-territorialisée et internationaliste
d’Al-Qaeda, qui à la différence des autres
organisations politiques islamistes veut rester en
dehors du jeu politique étatique.
A l’origine, les islamistes ne sont pas du tout des nationalistes, leur projet est de rassembler la oumma sous un même leadership politique.
Mais ces trente dernières années, dans l’optique
de prendre le pouvoir, la plupart de ces mouvements
se sont inscrits dans des logiques nationales. Après avoir milité pour l’établissement d’un Etat islamique pratiquant la charia
– en théorie applicable de manière universelle
quelles que soient l’histoire et les spécificités
des pays – les Frères musulmans, en Egypte et
ailleurs, mais aussi le régime iranien ont abandonné
cette idéologie pour des stratégies plus
nationalistes, pragmatiques et ouvertes aux alliances
avec d’autres forces politiques.
Un maigre bilan
Des alliances d’autant plus nécessaires que l’islam
politique n’est pas en forme. Déjà en 1992,
Olivier Roy pointait son « échec » [3], car disait-il, aucun mouvement islamiste n’a d’alternative
économique à proposer et aucune expérience,
de l’Etat socio-islamique de l’Iran de Khomeiny
à la technocratie conservatrice du Pakistan, n’a
réussi. « La seule réalisation qui verra vraiment le
jour est l’établissement d’un système bancaire »,
résume-t-il. Le bilan du projet politique de l’Etat islamique est donc
maigre et les musulmans le savent.
« Le repli global des mouvements politiques islamistes,
notent Alain Gresh et Dominique Vidal,
ne s’accompagne pas d’un recul de la religion,
au contraire. » On assisterait plutôt à une « privatisation
de la réislamisation », dont le fast-food
hallal et le rap islamique sont des illustrations.
L’islam politique n’en est pas pour autant mort,
mais il est marqué par sa diversité et l’éclatement
de ses stratégies suivant les rapports de
force et les bases sociales des partis se réclamant
de l’islamisme. Bases qui peuvent être des
classes populaires, des jeunes universitaires au
chômage, mais aussi des secteurs établis, plus
aisés socialement (lire ci-contre). Comme le
note Bernard Duterme, du Cetri, « le phénomène
est aussi pluriel dans ses orientations, dans la
portée qu’il donne à ses actions que dans ses
revendications ». [4]