Emilie Pirdas
Accueil > Culture | Par Diane Scott | 20 décembre 2010

La compagnie Sîn ou l’art du théâtre de terrain

Née en 1996 sous le nom d’Act’libre, la compagnie d’Emilien Urbach base son travail sur l’enquête de terrain. A Nice, au Petit Bard à Montpellier, comme en Palestine, son but est d’aller à la rencontre des habitants

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Emilien Urbach dirige la compagnie Sîn, basée à Nice, mais développant depuis quelques années une partie de ces travaux dans l’Hérault. Sîn est le prolongement de Act’libre, compagnie de théâtre composée d’étudiants et de jeunes travailleurs, créée à Nice dans les années 1990, active sur le site de Saint-Jean-d’Angely, un squat important dans une magnifique caserne de pompiers désaffectée, rasée en 2004 par la mairie. Sîn prolonge et approfondit les directions de travail des premières années niçoises, pour un théâtre en prise directe avec un environnement politique et social choisi pour sa valeur de lutte. Cet entretien avec Emilien Urbach est une façon pour ces pages Créations de continuer à explorer, parmi les territoires du théâtre qui se fonde sur un principe de mission politique, ceux qui développent des dispositifs originaux et qui affrontent de plain-pied les réalités qu’ils travaillent. Propos recueillis.

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« Nous sommes partis en 2002 en Palestine : c’était une sale période, après l’invasion de Jénine. J’y étais allé une première fois en 1994, avec les Jeunesses communistes. Cette fois, nous partions y faire un état des lieux des compagnies professionnelles. Nous étions intéressés par le théâtre d’intervention, le théâtre politique. Par la suite, j’ai même fait ma maîtrise sur le théâtre en Palestine. Puis, en janvier 2003, nous avons organisé à Nice les premières Journées théâtrales de rencontres, qui ont notamment accueilli une compagnie de Beit Jala (banlieue de Bethléem), l’Inad théâtre, qui travaillait sur des témoignages. C’est en Palestine que nous avons inauguré notre méthode de travail : l’enquête de terrain, comme des ethnologues. Nous avons continué ce travail sur d’autres terrains, les usines Well au Vigan (Gard) par exemple, ou aujourd’hui au Petit Bard, à Montpellier.

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Le Petit Bard est un quartier qui est au centre des problématiques du logement à Montpellier. C’est un endroit privé, la plus grosse copropriété de France. Créé par les pieds-noirs au retour d’Algérie, le Petit Bard a longtemps été un lieu de mixité ethnique. Aujourd’hui, pour 95 %, ce sont des Berbères qui y habitent, des gens qui payent des charges faramineuses pour des logements qui datent des années 1960. Des marchands de sommeil louent ces appartements, mais il est prévu de résidentialiser la zone. L’image médiatique du quartier est horrible, bien que le tissu associatif y soit consistant et actif.

Nous y avons fait du porte-à-porte. On a fait circuler, sur une remorque, un studio mobile d’enregistrement vidéo où les gens pouvaient entrer. On les a fait travailler sur des textes d’Edward Bond. Les financeurs nous l’ont reproché, nous suggérant plutôt de choisir des auteurs comme Kateb Yacine ! Depuis quelque temps, nous partons à la recherche de héros mythiques : nous racontons l’histoire d’Antigone et débattons avec les habitants des enjeux de la tragédie. Parallèlement au travail de récolte documentaire, nous avons continué à utiliser des textes de « répertoire » : Bond, et aussi Arrabal, Genet, Darwich... Les prochaines créations de la compagnie seront le fruit de ces deux explorations, en Palestine et au Petit Bard.

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On a aussi installé dans le quartier le « Chap’au théâtre », une structure mobile qu’on a mise en place pour diffuser notre travail dans les zones rurales et les quartiers non équipés. C’est un vieux bal monté, qu’on balade dans les zones qui n’ont pas accès aux écritures contemporaines. Notre présence en continu au Petit Bard nous préserve de la violence que peuvent rencontrer les événements culturels organisés là-bas, et les vieux montent eux-mêmes la garde la nuit autour du Chap’au théâtre ! Désormais on fait partie du quartier. On nous avait beaucoup parlé du clivage entre le public captif des associations et le public non captif, mais l’expérience théâtrale que nous y faisons bouleverse ces catégories.

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Nous ne sommes plus Act’libre depuis 2003, cette troupe, cette « secte » ! Aujourd’hui nous cadrons au système de la professionnalisation et de l’intermittence dans lequel les comédiens veulent gagner leur vie avec ce qu’ils aiment mais papillonnent sans faire de choix exigeants. Nous sommes ainsi devenus une structure avec un directeur artistique, une équipe administrative, et lesprojets qui se montent autour. Mais avec le Chap’au théâtre, quelque chose est en train de renaître de l’ordre du collectif : la structure mobile ne nous appartient pas, la réception des spectateurs est gérée par une autre compagnie, etc.

C’est le principe de la troupe qui nous manque, pouvoir être un groupe assidu qui s’attarde sur un sujet, avec des temps d’immersion, de training, de travail à la table. Le système de production tel que les institutionnels nous obligent à le penser ne correspond pas à notre mode de travail : le carcan systématique qui consiste à aligner dossier, texte, résidence, création et les dix dates qui suivent, n’est pas ajusté à la réalité de notre travail. Quand on construit avec un territoire, le travail ne suit pas cette économie de l’offre et de la demande. Nous ne vendons pas nos spectacles comme dans la diffusion habituelle, le travail doit être pris dans un cycle de rencontre plus global, où notamment dossiers éducatif et artistique sont mêlés.

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Nous sommes aidés de façon pérenne par la région PACA, mais en revanche pas par la région Languedoc-Roussillon, probablement à cause de la question palestinienne. L’arrivée dans cette région a été terrible pour nous. A Nice, c’est facile de comprendre l’échiquier politique, il y a l’extrême droite majoritaire et, en face d’elle, le reste du monde ! Donc même si, d’une compagnie à l’autre, on faisait des choses différentes, on trouvait des possibilités d’assemblage dans le travail. En Languedoc-Roussillon, la gauche est majoritaire, avec des systèmes quasi mafieux d’implantation clanique ; les gens ne sont pas organisés en fonction de convictions ni de projets, mais de familles. Des projets sont sapés uniquement parce qu’ils sont portés par une équipe politique adverse.

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En Palestine, où nous allons régulièrement, et encore cette année, nous avons surtout travaillé à Bethléem. Mais les premières anées nous avons beaucoup bougé, à Ramallah, Jérusalem, Jénine, Hébron. Théâtralement, en Palestine, beaucoup de choses sont nées de Français partis s’installer là-bas. François Abou Salem, par exemple, un Franco-Palestinien, faisait partie d’El Akawati qui a été un des noyaux théâtraux importants dans les années 1970 et d’où sont sortis les gens qui aujourd’hui essaiment sur les territoires occupés. Le répertoire était surtout composé de textes français et anglais.

Faire de l’art pendant la première Intifada était assez mal vu, ce n’était pas la priorité. Les choses ont changé. Je pense à un documentaire réalisé par Juliano Mer Khamis qui montre l’évolution, en dix ans, d’un groupe de jeunes d’un atelier de théâtre dans le camp de Jénine : aujourd’hui les jeunes gens sont pour la plupart morts dans des attentats-suicides ou des attaques israéliennes, ou membres de groupes armés. Depuis, Juliano a fondé le Théâtre de la Liberté avec beaucoup d’énergie palestinienne et des soutiens étrangers, nordiques, français et anglais. Mais il y a aussi tout un côté de la Palestine qui rêve de Dubaï, très clinquant, comme le Palais de la culture de Ramallah. J’y ai assisté à un spectacle de danse qui ressemblait peut-être au réalisme soviétique le plus affreux ! Une sorte d’animation saturée, même si cela peut créer une forme de liesse, de chose commune.

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Comment porter un témoignage ? Au départ on travaillait beaucoup sur l’incarnation, en étant traversés par les émotions des personnes dont nous rapportions les paroles. Puis nous avons travaillé autrement, à partir des émotions de l’artiste - témoin et non plus de la personne. Récemment, on s’est mis à écrire sur nos expériences en Palestine, quelque chose de plus intime, où l’on identifie moins l’auteur. C’est un « je » plus pluriel, plus complexe, comme si nous disions : nous sommes tous les morts entassés devant les camps. On est tous dans les maisons détruites en Palestine, même le bidasse israélien dans son tractopelle. »

Propos recueillis par Diane Scott

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