Accueil > idées/culture | Par Karine Gantin | 1er mai 2006

La France est-elle réformable ?

Raymond Aron, penseur de droite, disait au Général de Gaulle : « Les Français font de temps en temps une révolution mais jamais de réformes » . Irréformable, la France ? Table ronde autour d’une idée très en vogue avec Annick Coupé, Claude Mazauric, Yves Salesse.

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Le pays de la Révolution française serait, dit-on, ingouvernable, arc-bouté toujours entre des conservatismes de tous poils, au point de ne pouvoir avancer que sous forme d’explosions de colère qui elles-mêmes n’aboutissent, chaque fois, qu’à des compromis douteux, conclus dans la précipitation et la confusion... Voilà bien une idée reçue souvent portée sur notre pays, y compris par nombre d’observateurs étrangers. Or, cette polémique a été relancée une fois de plus à l’occasion du mouvement anti-CPE par ses détracteurs et une partie d’une certaine « intelligentsia » dominant les médias. Querelle de bien-pensants qu’une gauche autrement plus engagée est invitée à balayer d’un revers de main ? Fond de vérité historique qu’il conviendrait d’arpenter de plus près ? Conjoncture particulière d’un Villepin prenant la posture d’un présidentiable, dans un étalage de force inédit fait de surenchère avec son ministre de l’Intérieur ? Et si... on se la posait réellement, cette question de la gouvernabilité française ? K.G.

Claude Mazauric. La France n’est pas plus révolutionnaire qu’un autre pays ! Ce n’est pas parce que nous avons réussi une révolution... Le cliché d’une France ingouvernable a en réalité une fonction politique précise, contre laquelle il faut s’inscrire en faux, et travailler pour cela à en invalider le contenu même. Je veux partir d’un constat simple : la France est la nation d’Europe qui a connu le plus intense mouvement de réformes étatiques depuis les débuts de l’Etat moderne. Dès la monarchie des Valois, constamment, en effet, on réforme, sans abolir ce qui précède, en concourant ainsi étape par étape au renforcement de l’Etat d’Ancien Régime... au point d’ailleurs de le rendre confus et d’amener à une crise de celui-ci ! Cette tendance constamment réformatrice de l’Histoire française, marquée par de nombreux personnages d’Etat demeurés célèbres comme Colbert ou Sully, se manifeste en même temps par une recherche systématique du compromis, en contradiction là encore avec le poncif d’une nation qui en serait incapable, justement, de compromis... Au fil de l’histoire, en effet, pas de réforme sans marchandage ! Au XIXe siècle, on peut renouveler encore le constat : la France, tout au long de ce siècle, n’en finit pas de se réformer. Et sous la IIIe République aussi, si je caractérise là encore la réforme comme une tentative de transformation ample et générale des conditions de vie collectives qui serait réalisée depuis l’Etat, la liste est impressionnante de celles qui modifient effectivement les conditions de vie politique de la nation française ! Sous la Ve République, enfin, il en va de même, là encore... Oui, nous sommes une des nations qui connaît le plus de réformes ! Yves Salesse. Dans la seule période contemporaine, les réformes ont été nombreuses, en effet : dans l’Education nationale, notamment, qu’on qualifie pourtant de mammouth non réformable... et où, tout de même, le système dual élitaire de l’après-Seconde Guerre mondiale a été rendu totalement obsolète par voie de réforme ! Voilà bien un exemple de changement considérable. Du reste, qu’entend-on par « non réformable » ? Au contraire, ce qui frappe aujourd’hui, ce sont bien les mouvements d’ampleur entrepris par les gouvernements sociaux-libéraux et libéraux successifs, privatisations, transformations du marché du travail, etc., des mouvements dits eux-mêmes « de réforme », et si amples qu’ils ont provoqué en vingt ans seulement un déplacement fantastique de 10 % de la valeur ajoutée du salariat au profit des détenteurs du capital ! De même, la construction européenne peut être considérée sous l’angle d’une réforme de grande ampleur pour la France, puisque notre Etat dit jacobin et centralisateur accepte ainsi de déléguer une partie de son pouvoir au niveau européen, principalement intergouvernemental. Voilà bien une autre transformation politique nationale gigantesque !

Annick Coupé. La bataille de mots n’est pas anodine... Cette polémique autour d’une France qui ne serait pas réformable, nous y avons droit à chaque nouvel épisode de conflit social. Le mot « progrès » lui-même, dans notre camp, globalement, a disparu, c’est un constat, pour céder la place notamment au terme de « réforme », qui n’implique par lui-même aucun contenu a priori. Et pendant ce temps, le libéralisme s’est approprié de son côté le mot « réforme » à son tour, lui collant les mots de « modernité » et de « souplesse », contre « l’archaïsme » et le « conservatisme » des forces historiquement dites progressistes. Concernant le CPE, par exemple : le marché du travail précisément, avec une démultiplication des contrats de travail, a été réformé au contraire de façon accélérée en une génération ! La lutte elle-même contre le CPE a posé une question politique de fond sur le rêve d’une vie normale et la question même de ce qu’est la norme. C’est une question de politique et de société. Or, une question ici pour nous est : comment se mènent ces débats ? Nous avons en France la mauvaise habitude de renvoyer nos grands choix de société aux partis politiques, avec une méfiance des partis qui s’est accrue face à l’absence d’une réelle politique antilibérale pendant la période de la gauche au pouvoir. Mais les questions de fond, les questions politiques et d’alternatives reviennent fortement dans les mouvements sociaux récents. Contrairement à 1995, qui était d’abord l’expression d’un refus, nous sommes dans le mouvement social français aujourd’hui davantage inscrits dans un contenu politique « positif » des mobilisations en cours, avec un début d’appropriation collective de propositions alternatives qui se discutent dans des espaces pluriels, comme la Fondation Copernic par exemple. A supposer qu’il ait réellement existé, le temps est révolu où il était possible d’avoir des mobilisations sociales inscrites uniquement dans le refus. Y a-t-il aujourd’hui réellement de vrais espaces pour le dialogue social par-delà les attaques néolibérales ? Pour ça, il faut des espaces de compromis possibles. Or, l’existence même de ces espaces semble faire contradiction avec les politiques libérales menées. Voilà qui produit une évolution du mouvement syndical, ainsi contraint de s’adapter et de définir une stratégie cohérente devant l’effacement de ces espaces de compromis. Le problème d’un certain modèle autoritaire et patriarcal dans la politique française se pose certainement aussi enfin.

Claude Mazauric. Effectivement, une caractéristique française tient au fait que les réformes dans ce pays passent toujours par une impulsion initiale du politique, et par l’exigence largement partagée que l’Etat mette son grain de sel dedans : la décision est régalienne, il faut que l’Etat intervienne... et sa responsabilité dès lors est donc engagée : toujours, la responsabilité civile des acteurs sociaux concernés doit céder à un moment donné devant la responsabilité de l’Etat. Le Medef, les syndicats eux-mêmes cèdent à un moment donné leur place dans la conduite de la réforme à l’Etat, qu’ils admettent comme l’instance ultime de cette réforme. C’est là en France un processus invariable, celui de l’Etat interventionniste. Une autre caractéristique nationale : inlassablement, à chaque mouvement de réforme, est posée la question de « qui en paiera le prix », financièrement et symboliquement, ce qui conditionne en bonne partie de la recherche de compromis. Par ailleurs, en simplifiant beaucoup, je dirais que les réformes sociétales en France passent « assez bien », quand bien même dans la polémique et l’affrontement de circonstance, je pense ici au droit à l’IVG... Ce sont les réformes sociales proprement dites qui donnent en général naissance aux conflits durs, car elles touchent aux statuts, aux rapports de force antérieurement stabilisés, au rapport établi entre salaires, profits et investissements. Or, celui-ci n’en finit pas depuis vingt ans de se dégrader, au détriment des classes populaires, mais aussi des classes moyennes, qui subissent une dévalorisation forte de leur place initiale dans les rapports de domination existants. Ce n’est ainsi pas un hasard si la place des étudiants a été aussi forte dans le mouvement CPE : l’ensemble de leurs conditions de vie, d’emploi et d’évolution sociale est conditionné par une telle mesure, dans un sens négatif.

Yves Salesse. Une certaine spécificité française réside effectivement dans le rôle de l’Etat. Elle rejaillit sur les partenaires sociaux et sur le comportement du mouvement ouvrier en termes de revendication et d’organisation du conflit. J’aimerais reparler aussi par ailleurs de la possible conception double de l’idée « d’intérêt général », selon qu’elle est conçue suivant un modèle démocratique, ou bien qu’on l’imagine pilotée plutôt par une poignée « d’hommes éclairés »... Mais il ne faut pas s’enferrer dans une polémique sur les caractéristiques françaises, et considérer plutôt que la déferlante libérale sur l’Europe depuis une vingtaine d’années tend à uniformiser en réalité les situations : même là où règne traditionnellement une culture de cogestion et de réforme reconnue, la rupture est brutale, on est sorti du dialogue. Le cas le plus symptomatique est ici celui récent de l’Allemagne sociale-démocrate de Schröder, confrontée à un vaste mouvement social d’opposition aux réformes du marché du travail avec les lois dites « Hartz » et notamment la loi Hartz IV. De même, la réforme du Code du travail sous Berlusconi en Italie. La stratégie de la droite et du patronat chez nous n’est donc pas une spécialité française ! Il y a une stratégie plus générale de confrontation avec les acquis de l’Etat social construits un peu partout en Europe après la Seconde Guerre mondiale.

Annick Coupé. Je ne pense pas non plus que nous sommes si isolés qu’on le prétend ici et là : la lutte anti-CPE a reçu des soutiens d’autres pays ; le secrétaire de la Confédération européenne des syndicats, John Monks, dont la réputation n’est pas celle d’un radical, est venu soutenir le mouvement français ; dans la préparation du Forum social européen d’Athènes, ce mois de mai, nous nous sommes confrontés à plusieurs demandes de séminaires sur le conflit anti-CPE de la part de nos camarades européens, qui y voient une lutte intéressante qu’ils mettent en relation à leurs propres préoccupations politiques et militantes nationales. Je crois que ce début de dynamique européenne de solidarité est lié au processus altermondialiste et à l’écho fait dans toute l’Europe aux débats sur le traité constitutionnel européen en 2005 et, bien sûr, à la campagne référendaire en France qui l’a accompagné. Cette dynamique est à renforcer, aux niveaux européen et mondial, même s’il ne s’agit encore en réalité que d’une amorce.

Claude Mazauric. Par ailleurs, nous devons insister sur une idée qui aujourd’hui fait consensus dans le camp transformateur : réforme et révolution ne sont pas des concepts antagonistes mais se répondent au contraire de manière dialectique comme des exigences à articuler l’une à l’autre. Le contraire de réforme n’est pas révolution, c’est contre-réforme. Et celui de révolution, c’est contre-révolution...

Yves Salesse. Dans Réformes et révolution (1), j’essaie de montrer que la transformation sociale nécessite un corps de réformes fondamentales, qui constituent une révolution... J’insiste sur un point important : ce corps de réformes que nous prônons est à mettre en œuvre globalement, faute de quoi ces réformes, trop étalées dans le temps, seront dénaturées l’une après l’autre par la force digestive du capitalisme. Cela suppose une détermination politique fondamentale de notre part. Bien que la légitimité de Chirac et de son gouvernement Villepin soit discutable, ils font preuve d’une opiniâtreté qu’un gouvernement véritablement de gauche doit être capable de reproduire, cette fois au service des intérêts populaires ! Et il faut être capable de distinguer entre la défense de l’intérêt d’une minorité sociale et un sujet politique plus ample : comment traduire le corps social pris de façon générale ? Cette question est essentielle pour tout mouvement de contestation ambitieux... Car nous ne voulons pas revenir à la république parlementaire de la IVe République. Ici, la question de la démocratie est essentielle et doit nous guider comme principe renouvelé à la base de toute volonté réformatrice : c’est bien la première fois que la question des politiques alternatives est menée de façon aussi large ! Les collectifs du 29 mai, par exemple, peuvent rassembler ponctuellement jusqu’à 600 personnes à Paris ! Ce n’est pas, ou plus, simplement l’affaire des états-majors politiques... On pourrait ainsi pousser deux propositions de réformes... Celle de « démocratie continue », avancée par Dominique Rousseau de la Fondation Copernic : la loi n’est pas seulement l’affaire du Parlement et la démocratie représentative doit se mâtiner de démocratie participative. Cette idée... était déjà présente dans la Constitution de 1793, avancée par Condorcet et les Girondins ! D’autre part, pourquoi ne pas retenir l’idée de pouvoir appeler à de nouvelles élections sur la base d’une revendication de 50 % des électeurs inscrits ?

Claude Mazauric. Je suis d’accord avec l’idée d’un corps de réformes qui doit être soigneusement modélisé : autrement, toute tentative de réforme est toujours potentiellement récupérable par le système. La question des rythmes de mise en œuvre des réformes conçues est donc ici essentielle. Il se pose également la question de la réforme institutionnelle de la République : je constate que le quinquennat a renforcé la nervosité de l’Etat, notamment dans le cas de la crise du CPE, comme l’a montré l’usage du 49.3 à l’esbroufe par le premier ministre, pendant les vacances de février qui plus est ! Ne perdons pas de vue que la démocratie elle-même est appelée à se réformer et transformer, constamment.

Annick Coupé. Réforme, révolution, transformation sociale : par-delà ces mots, dans toutes les luttes, se trouve posée une triple question articulant les droits, la répartition des richesses et la démocratie. Certes, ça ne fait pas un programme. Il reste ensuite tout l’enjeu de la construction du compromis proprement dit, avec l’organisation des mandats, des systèmes de contrôle et des contre-pouvoirs. Mais je crois que, parmi les idées neuves, celle des « droits » en tant que telle est en train de monter et ne peut plus être écartée. Elle répond au plus près des gens à l’évolution des rapports de domination que nous subissons. Dans les luttes autour du CPE, l’enjeu de la dignité individuelle, jugée malmenée, fut ainsi au cœur des mobilisations : le mouvement portait bien une exigence de droits au respect, à la sécurité, à la reconnaissance, pour chacun... Yves Salesse. Les élections de 2007 seront certainement une étape cruciale pour le camp transformateur après les campagnes du traité constitutionnel européen et du CPE : nous ne pouvons rater ce coche, qu’il nous faut aborder ensemble quoique dans notre diversité, à l’instar de ce que nous avions fait dans la campagne du « non » en 2005. Et devons affirmer haut et fort que la capacité de réforme est bien dans notre camp.

Claude Mazauric. Mais si nous échouons à porter les espoirs dégagés par la jeune génération qui est descendue manifester, et qui a fait évoquer Mai-68 à quelques-uns, alors nous nous préparons à de fort mauvaises aventures politiques pour l’avenir. Rien n’est pire qu’une génération déçue.

K.G.

1. Yves Salesse, Réformes et révolution : propositions pour une gauche de gauche , éd. Agone, 2001.

Paru dans Regards n°29, mai 2006

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