S’il est un domaine
qui nous semblait
échapper aux valeurs
du marché
et de la globalisation,
c’est bien la justice. Vieille
administration régalienne, Thémis
est sans cesse critiquée
pour sa lenteur, ses erreurs,
et son univers aussi kafkaïen
qu’impitoyable pour les « justiciables
».
D’ailleurs la justice est l’objet
d’un constant dénigrement
par les dirigeants populistes
d’Europe, de Silvio Berlusconi
à Nicolas Sarkozy, qui puisent
dans l’éternelle succession des
faits divers, la matière vive de
leur discours compassionnel
sur les « victimes » [1]. Le mécanisme
de la peur de tous contre
tous est ainsi enclenché sur le
mode du laxisme des juges.
L’avantage politique de ces
palinodies [2] est de masquer le
désastre social des politiques
économiques de la droite européenne
par l’agitation permanente
du chiffon rouge de
l’insécurité.
Les manifestations d’avocats et
de magistrats de l’hiver 2011,
aux cris de « Sarko dégage ! »,
ont montré que le paradoxe
de ces politiques sécuritaires
est qu’on assiste depuis dix
ans à une casse programmée
du service public de la justice.
Le délabrement des palais
de justice, la suppression de
300 tribunaux, la souffrance
des personnels de justice
sont bien visibles, comme l’est
également le démantèlement
d’autres services publics, santé
et psychiatrie, services sociaux,
éducation…
La mécanique pénale
Ce dépeçage de la justice se
double d’une répression pénale
sans précédent (72 500 personnes
sont aujourd’hui en prison)
et sans efficacité aucune
sur la délinquance violente contre les personnes qui ne
cesse d’augmenter.
Mais il est moins apparent que
la cohérence même du système
judiciaire français s’est effondrée
sous les coups de bélier
des 25 lois pénales de la dernière
décennie. Notre justice
pénale, dans son système de
valeurs, a totalement changé,
car ces textes allient le tout sécuritaire
au désengagement
de la justice comme service public
d’Etat au profit du secteur
privé marchand.
Comptabilité
A l’image de la justice américaine,
le système judiciaire français
est de plus en plus envahi
par les valeurs de l’ultralibéralisme,
qui impliquent la mesure
constante de l’efficacité par
les statistiques depuis la Loi
organique relative aux lois de finance
(Lolf). La comptabilité de
la production judiciaire importe
désormais plus que la culpabilité
de ceux qui entrent dans
« la chaîne pénale », justement
nommée.
La justice pénale tend à devenir
arbitrale, comme l’est la justice
commerciale, et le droit pénal
s’aligne sur le droit des affaires,
comme si une infraction devait
être traitée comme un contrat.
En effet, beaucoup d’affaires en
France sont aujourd’hui négociées
par un accord entre le
procureur et le présumé auteur
d’infraction. Elles sont traitées
par le parquet, hors du circuit
de l’audience. C’est le « plaider coupable
» [3], où le juge est un
manager, un arbitre, qui décide
d’homologuer ou pas la peine
proposée par le parquet. Petit à
petit les procédures échappent
aux juges indépendants, et
c’est le parquet, sous l’emprise
de l’exécutif, qui décide de tout,
qui surveille et qui punit.
En France, la troisième voie,
c’est-à-dire le traitement des
affaires par le parquet, sans
juge indépendant, représente
environ la moitié des affaires
pénales. Aux Etats-Unis, dans
plus de 90 % des cas le recours
au juge pénal est évité par une
transaction sur la peine puisque
la peine est négociée dès lors
qu’on plaide coupable (même si
on est innocent).
Un barème fixe
Aux Etats-Unis, les peine elles mêmes
suivent un barème (« US
Sentencing Guidelines »), système
dont la France s’approche
avec les peines planchers liant
automatiquement le juge. Cette
conception qui ne tient aucun
compte des facteurs sociaux
de la délinquance, aboutit au
prononcé de peines très longues
et est tout à fait contraire
au principe de personnalisation
des peines issu de la philosophie
des lumières [4].
Le temps judiciaire, nécessaire
à l’émergence de la preuve, du débat contradictoire entre
plaignant et mis en cause, est
remplacé par le temps court
des flux tendus du marché,
appelé « traitement en temps
réel ». La décision judiciaire
doit être produite juste après
l’entrée en stock de l’affaire,
par des modes de jugement
rapides, telle la comparution
immédiate.
Le marché de la punition
Enfin, la conquête du marché
judiciaire par des entreprises
privées atteste de la privatisation
de secteurs entiers du
monde judiciaire. Certaines
techniques de preuve comme
les écoutes téléphoniques
ou les expertises d’ADN sont
externalisées. Elles relèvent
d’opérateurs et de laboratoires
privés, auxquels l’Etat verse
des sommes énormes chaque
année (presque 100 millions
d’euros pour la téléphonie).
L’industrie de la punition a
investi dans l’exécution des
peines, comme les sociétés de
fabrication de bracelets électroniques
et la construction
de prisons privées louées à
l’Etat – qui versera par exemple
1,3 milliard pendant vingt-sept
ans à Bouygues pour la prison
de Nantes.
Cette justice négociée et privatisée
est parfaitement égalitaire
pour ceux qui ont les moyens de
leur défense, comme le montre
l’affaire new-yorkaise du directeur
du FMI, qui pourra, à coup
de millions de dollars, soit rassembler
les preuves de son innocence,
soit neutraliser celles
de sa culpabilité.
L’affaire OJ Simpson, ce footballeur
milliardaire qui était
accusé d’avoir tué sa femme l’a
largement démontré. Il a été acquitté.
Pour ceux qui n’ont pas
les moyens de leur défense,
qu’il s’agisse de noirs pauvres
ou de latinos, ils forment l’immense
majorité des prisonniers
et des condamnés à mort.
Injustice sociale
Peut-être l’affaire DSK agira-telle
comme une salutaire prise
de conscience de l’injustice
sociale d’un système judiciaire
américain qui n’est pas un service
public de la justice, comme
l’est encore la justice française,
avec tous ses défauts.
Elle illustre en tout cas, a
contrario, la nécessité de
conserver en France, en renforçant
les droits de la défense,
un juge d’instruction non soumis
a des pressions politiques,
et qui recherche les preuves de
l’innocence ou de la culpabilité
de quelqu’un, quels que soient
ses moyens financiers.