Accueil > idées/culture | Par Roger Martelli | 1er janvier 2006

La mémoire, l’histoire et la liberté

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Le 23 février 2005, l’Assemblée nationale adopte, dans l’indifférence générale, une loi portant « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français d’Algérie ». Son article 4 en profite pour énoncer que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Après un temps de latence, l’article provocateur suscite émotion et levée de boucliers. Une pétition d’historiens, lancée dans le Monde du 25 mars, recueille en quelques semaines plus d’un millier de signatures.

Or, le 12 décembre, dix-neuf historiens de renom, parmi lesquels Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jacques Julliard, Pierre Nora, René Rémond, mais aussi Marc Ferro, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, publient un appel dans lequel, au nom de ce que « l’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous », ils réclament l’abolition de toutes les lois dites parfois « mémorielles ». Sont ainsi explicitement visées la loi du 13 juillet 1990 (ou « loi Gayssot ») réprimant le négationnisme, celle du 20 janvier 2001 déclarant que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 » et celle du 21 mai 2001 (ou « loi Taubira ») qui assigne la traite et l’esclavage moderne au rang de crime contre l’humanité.

Leur analyse repose sur de regrettables confusions. La « loi Gayssot » n’interdit pas l’évaluation du phénomène concentrationnaire, mais réprime la négation du génocide juif qui reste un pivot de l’antisémitisme contemporain et procède d’une intention sans rapport avec la controverse rationnelle propre à la science historique : à la limite, l’historien se déjuge en prenant le négtionnisme au sérieux, fût-ce le temps d’un argumentaire. La loi de janvier 2001 ne porte pas sur l’analyse historique de la tragédie de 1915 mais engage la France dans le combat pour la reconnaissance juridique du génocide arménien à l’échelle internationale. La loi de mai 2001 ne clôt pas le débat historiographique sur le commerce triangulaire et le système esclavagiste de plantation, mais reconnaît qu’il y eut, avec l’essor de la traite, de la part de l’Europe et donc de la France, violation des droits imprescriptibles de l’humanité. La loi de février 2005 institue, elle, le « rôle positif » de la colonisation et donc le bon droit du colonisateur comme une vérité d’enseignement.

La loi est-elle pertinente face au négationnisme et à la barbarie ? La question est recevable. Il n’en reste pas moins que, à l’échelle de l’histoire humaine, la codification légale a été utile pour déplacer, en même temps que les frontières de la légalité et de l’illégalité, celles de la légitimité et de l’illégitimité. Il fut un temps où l’on considérait comme légitime qu’un être humain soit tenu pour coupable dès l’instant où l’Etat présumait qu’il l’était. Il fallut une loi anglaise, en 1679, pour que le principe inverse : celui de la présomption d’innocence : s’impose sur la scène historique. L’énoncé d’une loi ne suffit jamais à assurer l’installation d’un principe ; mais il en énonce la possibilité et la nécessité. En cela, il peut produire un effet de seuil.

Le tribunal de Nuremberg, en 1946, y parvint en imposant la notion de « crime contre l’humanité ». Les lois de 1990 et de 2001 essayaient de poursuivre cette trace. Elles ne se plaçaient pas sur le terrain de la vérité historique, mais mettaient la République sur le terrain du droit des victimes, pour que ne puisse pas se reproduire l’irréparable déni d’humanité provoqué par les actes qu’elles ont réprouvés. La loi du 23 février 2005 institue quant à elle le droit de l’oppresseur : la France coloniale : en loi de la République. Que l’on puisse placer sur le même plan les quatre lois n’est pas admissible. L’historien doit être sans dogme ; l’histoire comme science ne connaît pas de tabous. Mais la mémoire, elle, doit se déployer dans le cadre de droits. Or, imagine-t-on des droits sans la loi qui les formule et qui les protège ?

Paru dans Regards n°25 , janvier 2006

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