Ne me demandez pas qui je suis
et ne me demandez pas de rester
le même : c’est une morale d’état
civil, elle régit nos papiers. » Cette
réponse ironique aux poseurs d’étiquettes porte
la signature de Michel Foucault. Tout comme la
chute – qui n’en est pas une – de son ultime
cours prononcé, quelques mois avant sa mort,
au Collège de France : « Mais enfin il est trop
tard. Alors, merci. » Un point final en forme de
pied de nez à ceux qui auraient oublié combien
il était critique par rapport aux notions d’oeuvre
et d’auteur.
Ses travaux assument des ruptures et des
contradictions, si bien que la philosophie classique
peine toujours à leur accorder la dignité
d’une pensée. Foucault a
souvent changé de méthode,
de champ d’enquête et d’objet.
Il a travaillé sur la folie,
la clinique, le pouvoir ou la
sexualité. Il s’est intéressé
aux individus, puis aux populations.
Cette discontinuité peut être perçue par
certains comme un manque, un défaut, un vide.
Or c’est justement sur elle que s’appuie Judith
Revel pour restituer au parcours foucaldien toute
sa cohérence. Sans tenter de lisser les sauts et
les écarts qui traversent les livres et écrits périphériques
du philosophe, elle y voit au contraire
un fil rouge. Ce n’est pas seulement une « pensée
discontinue », mais aussi une « pensée du
discontinu », écrit-elle dans un ouvrage qui peut
se lire comme une étude lumineuse du « cas »
Foucault.
« Relance » ou « abandon »
Les commentateurs ont coutume de se référer
à une périodisation qui leur permet d’identifier
un travail rétif aux étiquettes : réflexion linguistique
et littéraire dans les années 1960, politique
dans les années 1970, éthique dans les
années 1980. Judith Revel choisit d’interroger
ces césures. Elle y voit moins un reniement
des erreurs passées qu’une
volonté d’opérer des reformulations,
des déplacements
et des élargissements. La
logique n’est pas celle de
l’« abandon », selon elle, mais
de la « relance ». Ainsi, non
seulement la dimension politique ne s’éteint
pas avec la fin de la deuxième période, mais
certains points s’éclaircissent dans la dernière
décennie. Quant à l’intérêt porté au présent, que
l’expérience du Groupe d’information sur les prisons exprime pleinement, il existe en germe
dans les travaux sur l’archive, trace ici et maintenant
d’une existence passée.
Il est même un motif majeur qui traverse les trois
décennies, la discontinuité, perceptible dès le
début dans la fascination qu’exercent sur Michel
Foucault les tentatives littéraires de dissolution
des ancrages traditionnels de la narration. Dans
les années 1960, on trouve déjà une attention
extrême aux événements qui se prolongera dans
la critique radicale et parfois violente des « philosophies
du sujet » et des « philosophies de l’histoire
». Michel Foucault s’en prend en particulier
à ce qu’il appelle avec prudence « une certaine
façon de comprendre le marxisme ». C’est-à dire
l’« habitude de croire que
l’histoire doit être un long
récit linéaire parfois noué de
crises ». Pour déconstruire le
mythe d’une histoire close et
rassurante « où enfermer enfin
le foisonnement infini du
temps », souligne Judith Revel,
c’est de Nietzsche qu’il se sert. Comme lui,
il a choisi « la singularité des événements contre
la monumentalité de l’histoire, contre le règne
des significations idéales et des téléologies
indéfinies : c’est le récit des accidents, des déviations
et des bifurcations, des retournements,
des hasards et des erreurs. »
Résistance et pouvoir
Foucault se penche sur les ruptures. Il interroge
notamment « le fait qu’en quelques années parfois
une culture cesse de penser comme elle
l’avait fait jusque-là, et se met à penser autre
chose et autrement ». Cette question, en croisant
celle du passage ou de la transition, acquiert une
dimension politique. Car la possibilité d’un retournement
est liée, à ses yeux, aux résistances
d’anonymes brutalement mis en lumière par leur
rencontre avec le pouvoir. Judith Revel rappelle
à ce propos que ce n’est que dans les années
1970, avec l’abandon tardif de la thèse d’un
« dehors » emprunté à Maurice Blanchot, que la
notion de « résistance » se généralise. Alors que
la transgression littéraire supposait un « passage
à la limite », la résistance politique s’exerce au
sein même des dispositifs de pouvoir. « On est
toujours à l’intérieur, la marge est un mythe. La
parole du dehors est un rêve qu’on ne cesse de
reconduire », écrit le philosophe. « La résistance
advient là où il y a du pouvoir, parce qu’elle est
inséparable des relations de pouvoir », précise
Judith Revel. Soulignons au passage l’un des
mérites de cet ouvrage : son caractère à la fois
savant et pédagogique. On y trouve en effet les
définitions de toutes les notions importantes,
déjà répertoriées dans son Dictionnaire Foucault (éd. Ellipses, 2007).
Des doutes, l’auteur en a
quelques-uns qu’elle prend
le soin d’exposer sous forme
interrogative. « S’il n’y a pas
d’extériorité possible, comment
sortir de ces rapports de pouvoir, les
modifier et peut-être même les renverser ? »
Autrement dit, « que signifie résister quand est
exclue toute possibilité de dehors’ » Ou encore
: « Comment sortir du cercle où la réaction
au pouvoir ne serait rien d’autre que l’occasion
d’une réaction du pouvoir ? » Ces écueils
expliquent les réticences des marxistes vis-à-vis
d’un philosophe qui, « en inscrivant la liberté
au plus intime de ce qui la contraint », aurait
« “trahi” toute perspective de libération ». Mais
ce reproche n’ébranle pas Foucault qui se sait
moins intéressé par une libération, trop imprégnée
d’une fiction de pureté, que par la liberté.
De tous les engagements militants qui furent
les siens, sa participation au Groupe d’information
sur les prisons (GIP) est le seul sur
lequel s’attarde l’ouvrage. Et pour cause. Cette
expérience, particulièrement féconde, constitue
« un tournant dans la définition de ce qu’il faut entendre par “pouvoir” et, par là même, dans
celle d’une possible résistance finalement
libérée de l’encombrant fardeau du mythe de
l’extériorité ». En donnant à voir la matérialité et
la variété des rapports de pouvoir, irréductible
à l’Etat, elle conduit le philosophe à se démarquer
des pensées marxistes. Selon lui, « et Marx
et Freud ne sont peut-être pas suffisants pour
connaître cette chose si énigmatique, à la fois
visible et invisible, présente et cachée, investie
partout, qu’on appelle le pouvoir ». Ce qui n’empêchera
pas Foucault de se référer au Capital
pour affirmer la pluralité des rapports de pouvoir
: « Ce que nous pouvons trouver dans le
livre II du Capital, c’est, en premier lieu, qu’il
n’existe pas un pouvoir mais plusieurs pouvoirs
(…) qui fonctionnent localement, par exemple
dans l’atelier, dans l’armée, dans une propriété
de type esclavagiste », écrit-il.
Un espace politique inédit
Le GIP lui offre aussi l’occasion de critiquer le
vocabulaire de la lutte des classes, et notamment
la distinction entre le prolétariat et une plèbe non
prolétarisée. Le « nous » n’est plus pensé comme
un préalable, mais comme une construction
qui émerge à partir de singularités disparates.
Les prisonniers, réduits à l’état d’objet, doivent
d’abord redevenir des sujets. « (Ils) n’ont pas
besoin qu’on leur dise qui ils sont, mais bien au
contraire qu’on les laisse être les sujets de leurs
propres expériences et de leur propre parole »,
explique Judith Revel, citant Foucault, « il s’agit de
laisser la parole à ceux qui ont une expérience
de la prison. Non pas qu’ils ont besoin qu’on
les aide à “prendre conscience” : la conscience
de l’oppression est là, parfaitement claire, sachant
bien qui est l’ennemi. Mais le système
actuel lui refuse les moyens de se formuler, de
s’organiser. » Ce processus de re-subjectivation
apparaît donc comme un moment nécessaire
pour rendre possibles des pratiques collectives.
L’enquête menée auprès des détenus, qui
n’a fait émerger que de modestes revendications
matérielles, a permis en revanche d’ouvrir
un espace politique inédit.
D’où l’attention que porte Foucault, dans la dernière
période, aux manières de se produire soi-même
comme sujet. Car il ne croit ni en un autre
pouvoir ni en un contre-pouvoir. Pour lui, l’unique
résistance possible, c’est la puissance créative
de la vie. Cette biopolitique serait seule capable
de miner la mainmise qui s’exerce sur celle-ci.
L’exemple des Cyniques guide le philosophe :
« C’est (…) l’élaboration d’une vie autre qu’il
s’agit non seulement de rendre possible pour
l’avenir, mais de mettre en acte immédiatement. »
Aujourd’hui, c’est aux artistes et aux militants, à
tous les inventeurs de formes de vie, qu’il confie
la tâche de refonder la cité.