Regards.fr : C’est votre premier album
après huit années de
marathon judiciaire contre
le ministère de la Justice.
Quelle était la principale
motivation ? Dresser un bilan ? Passer
à autre chose ?
Ekoué : Cet album ne constitue clairement
pas un bilan. C’est un album que l’on voulait
d’abord réaliser artistiquement. Nous avons
un peu changé de méthode. Nous sommes
avant tout passé par la musique avant d’écrire
les textes. On a beaucoup écouté de rap, des
trucs qui sonnaient à nos oreilles. Nous nous
sommes même tournés vers la scène de Miami,
que l’on connaissait peu au départ, perso
j’étais plutôt NYC. Il s’agissait de trouver un
bon compromis, d’un point de vue actuel, entre
une musique qui sorte du gouffre mais avec des
sonorités qui explosent.
Hamé : Cela dit, c’est une veine que nous
avons commencé à explorer avec du « Coeur à
l’outrage », quelque chose de plus électro pour
le résumer vite, en continuant notre travail avec
le beatmaker Demon. Nous avions les instrus
avant d’avoir posé un seul lyrics.
Ekoué : Nous avons en effet abordé cet album
sans cette espèce de chape de plomb sur nos
vies que constituait le procès.
Aucun groupe n’a subi, dans l’histoire
récente, un tel acharnement de la part
du pouvoir, comment l’expliquez-vous ?
Hamé : Premièrement, on a aucun regret. C’était
une bataille qui valait la peine d’être menée sur la
question du rôle de la police, notamment contre
les minorités. Notre réaction fut toujours d’en faire
davantage un moteur qu’une paire de menottes.
Bref, continuer à produire et à tourner. Dans notre
nouvel album, tu ne retrouves d’ailleurs qu’une
ou deux allusions à cette affaire, contrairement
aux disques précédents. On a déjà suffisamment
répondu sur nos titres, dans les interviews, en
audience et dans les rapports d’audience… Au
passage, c’est étrange de constater que nos
poursuites ont généré plus de bruits médiatiques
que notre relaxe.
Ekoué : L’objectif de ce type de procédure
n’était pas de nous censurer, mais de nous
tordre économiquement, de nous essorer
quotidiennement. Ils ont bien compris qu’une
condamnation serait symboliquement trop lourde à assumer. Par contre nous asphyxier avec huit
ans de procédure voilà qui, dans leur tête, devait
se révéler plus efficace.
Et donc, quels sujets aviez-vous envie
d’aborder dans ce nouvel opus ?
Hamé : On poursuit la même ligne depuis quinze
ans. On ne peut pas se refaire. On creuse ce
sillon. Nous avons juste désiré faire mûrir ces
préoccupations avec nos artères, notre rage,
notre trentaine bien tassée. Et puis nous avons
surtout pensé à l‘impact des morceaux sur scène.
On n’est pas nés à la radio ou dans les couloirs
de labels de majors ou de Skyrock. Nous sommes
issus de l’underground parisien des années 1990
et des concerts à deux francs six sous, dans les
années 1994-1996. On s’est affirmés par le vinyl,
la distribution avec des 33t et des maxis sous le
bras. Nous venons de la culture hip-hop, quand
cela concernait quelques milliers de personnes
sur Paris, et du fanzinat. Nous sommes juste à
l’origine des b-boys parisiens. On a toujours
demandé au public d’enjamber trois pas quand
on en faisait un. La Rumeur, tu la trouves si tu
la cherches. On n’a pas couru les plateaux télé
avant d’aller se défendre lors du procès. On a
aussi refusé de passer sur Skyrock.
Puisque vous en parlez, c’est dur
d’imaginer aujourd’hui que le rap est
d’abord une musique de scène ?
Ekoué : Pourtant, c’est là qu’on arrive à évaluer tes
qualités de MC, de mec qui sait tenir un micro
sans se chier dessus et lever une foule. Les
studios et radios, cela arrive après. Il faut d’abord
maîtriser ces fondamentaux. Je voudrais ajouter
que nous avons surtout souhaité un album en
phase avec nos humeurs quotidiennes qui ne
sont pas toujours sombres.
Pourtant vous trimballez une image de
groupe politisé ?
Ekoué : On assume, mais nous revendiquons
aussi quelque chose de plus large ou moins
réductrice que cette étiquette politique. C’est
pour cette raison que nous avons multiplié les
projets. Évidemment notre démarche et plus
profondément notre histoire s’avèrent être
politiques. Toutefois, notre musique n’est pas
forcément empreinte de formulations politiques.
Vous n’avez pas le sentiment que
les thèmes que vous traitez depuis
toujours, comme la mémoire des luttes
anticoloniales, le racisme institutionnel,
etc., n’ont guère évolué, voire plutôt
empiré en quinze ans ?
Hamé : À une époque, au milieu des années
2000, certains ont essayé, notamment après les
émeutes de 2005, de tirer le fil, de rassembler les
énergies et les bonnes volontés pour combattre
ces tendances lourdes. L’élection de Nicolas
Sarkozy a tout balayé. Le quinquennat dont
nous sortons a décomplexé un discours raciste
totalement assumé au plus haut niveau de l’État,
que ce soit dans les pratiques administratives
ou dans la réalité économique. Nous sommes
entrés dans une phase de complète régression.
Les gens perdent 20 à 30 % de pouvoir d’achat,
et pendant ce temps, les discours racistes
se libèrent comme jamais. Au-delà de cette fameuse crise financière, tu ressens tous les
jours cet étau à deux mâchoires. On en sort tous
un peu lessivés. Nous sommes de fait passés
à une autre époque, à une autre séquence. Tu
observes une démobilisation assez généralisée
et une espèce de consensus sur le fait qu’il y a
un énorme mur qui arrive, on est à 200 à l’heure,
on va se le manger, alors tentons de dégoter les
petits coussins d’amortissement…
Il existe deux thèmes que vous n’abordez
pas dans vos textes, c’est la question
des femmes et la religion, c’est un choix
volontaire ?
Ekoué : Le domaine spirituel n’a pas, selon moi,
sa place dans la musique rap. En revanche, la
montée de l’islamophobie nous interpelle et nous
avons beaucoup écrit dessus.
Hamé : Je suis d’accord. Je ne me sens pas du
tout de partager ce qui relève de la croyance,
de l’immanence, du rapport entre dieu et soi sur
un plan personnel. Cela regarde chacun. Le rap
relève du champ du profane, rien à voir avec des
prêches sacrés. Maintenant l’islamophobie est
devenue la chose la plus consensuelle qui soit.
Et après des gens prétendent avoir « le courage »
d’affirmer aujourd’hui des vérités que personnes
n’osent dire ! Alors qu’il suffit de dégueuler sur
l’islam pour être sûr d’être invité partout. Nous
luttons contre cela, sauf que nous abordons ces
questions de manière politique ou géopolitique,
sans que cela mette en jeu des trucs persos ou
un rapport intime à la religion. On dénonce une
stratégie géopolitique qui consiste à mettre sous
coupe réglée le monde arabo-musulman, ainsi
que l’Afrique. Avec aussi la question d’Israël au
coeur du problème.
Pour revenir sur la question des femmes,
vous n’en parlez presque jamais, alors que dans De l’encre votre première
réalisation télévisuelle, vous dépeignez
une femme rappeuse…
Ekoué : Je pense déjà que les femmes de cité
méritent mieux que « Ni pute ni soumise ». Et la
meilleure réponse à ceux qui nous reprochent
cela reste De l’encre, avec en personnage
principal une jeune rappeuse castée lors d’un
concert de La Rumeur.
Hamé : La démarche de De l’encre était
déconnectée de toutes ces problématiques.
On a aussi besoin de s’abstraire des sujets
sur lesquels on t’impose de prendre parti dans
les médias. Dans ce film, nous avions envie de
nous intéresser à la minorité dans la minorité, à
une fille dans un milieu masculin pratiquant une
musique pas vraiment généraliste. Et nous ne
l’avons pas décidé pour se justifier. Ekoué a déjà
évoqué quelque chose d’important : le quotidien.
Je pense qu’il s’agit d’une évolution vers laquelle
La Rumeur va de plus en plus se focaliser. Je
n’ai plus trop envie de proclamer des discours
cérébraux ou des analyses politiques par-dessus
les têtes. Ce qui m’intéresse désormais c’est de
me plonger dans la matière du quotidien et d’en
extraire des signes politiques. Avec en arrière
plan, la nécessité d’assumer le « je »
Ekoué : Le quotidien met la complexité au coeur
de l’approche artistique. Et à titre personnel, j’en
ai besoin pour me forger politiquement et me
construire artistiquement.