Il y a soixante ans, le
28 juillet 1951, était
adoptée par les Nations
unies la convention
relative au statut
des réfugiés, dite Convention
de Genève.
Son article premier stipulait :
« Le terme “réfugié” s’appliquera
à toute personne (…)
qui craignant avec raison d’être
persécutée du fait de sa race,
de sa religion, de sa nationalité,
de son appartenance à un
certain groupe social ou de ses
opinions politiques, se trouve
hors du pays dont elle a la nationalité
et qui ne peut ou, du
fait de cette crainte, ne veut se
réclamer de la protection de ce
pays ; ou qui, si elle n’a pas de
nationalité et se trouve hors du
pays dans lequel elle avait sa
résidence habituelle, ne peut
ou, en raison de ladite crainte,
ne veut y retourner. »
Après le drame de la Shoah et
au lendemain de la Seconde
guerre mondiale et ses trente
millions de personnes déplacées,
les pays européens furent
à l’origine de la convention
de Genève de 1951, dont les
principes, en particulier le droit
d’asile, avaient été posés dans
la déclaration universelle des
droits de l’Homme de 1948.
Idéaux dérangeants
Bien sûr, son adoption était
aussi un geste politique dans
le nouveau cadre de la Guerre
froide qui culmina avec la
construction du mur de Berlin
en 1961. L’Ouest, qui avait
endossé la posture du monde
libre, se voulait lieu d’accueil de
tous ceux qui étaient renvoyés
par le bloc soviétique ou parvenaient
à s’en échapper.
Les Etats occidentaux, ceux
d’Europe en tête, se firent les
porteurs d’idéaux « universalistes
». Mais ceux-ci sont vite
devenus gênants. A partir des
années 1960, les pays européens
ont conçu puis mis en
place des mesures visant à restreindre
les migrations, en particulier
celles qui venaient des pays du Sud, généralement de
leurs anciennes colonies.
Puis, après la chute du Mur de
Berlin, les années 1990 ont
entamé un tournant radical, les
zones les plus prospères de
la planète cherchant à contrôler
une géopolitique devenue
mondiale, notamment pour
ce qui concerne les déplacements
humains. L’universalisme
de l’asile devint ainsi, dans le
même temps, l’ultime recours
autorisant des personnes en
danger dans des pays lointains
et « exotiques » à se déplacer, et
une idée dérangeante pour les
Etats-nations voulant se protéger
des parties du monde les
plus précaires et troublées.
Suspicion
Les politiques restrictives à
l’égard des migrations ont eu
pour effet de favoriser tant
l’immigration dite « clandestine »
que la suspicion à l’égard du
droit d’asile. La figure menaçante
du « faux réfugié » est
essentielle au contrôle des personnes
en déplacement, elle
précède toute évaluation des récits
individuels d’exil qui buttent
sans cesse sur l’impossibilité
de convaincre les agents nationaux
ou internationaux chargés
de l’attribution du statut de réfugié
« au regard de la convention
de Genève », devenue une barrière
presque infranchissable.
Devenir réfugié apparaît comme
une sorte de privilège dérisoire,
mais désiré, éventuellement
« négociable ».
Pour écarter et tenir à distance
ce droit « universel » de l’asile
sans le supprimer officiellement,
de nouvelles formes
d’externalisation (hors des frontières
de l’Europe) du traitement
de l’asile et de l’immigration ont
été adoptées par les pays européens
depuis la fin des années
1990. Pour faire face à ceux qui
réussissent à passer les frontières
et cherchent à faire valoir
leur droit à demander l’asile,
des « accords de réadmission »
se sont multipliés durant la dernière
décennie.
Ces accords bilatéraux contredisent
de plein fouet la Convention
de Genève de 1951 : il suffit
que l’Union européenne – ou
un des pays membres – signe
un de ces accords avec les
pays de provenance (Libye, Sri
Lanka, Pakistan, Albanie, Maroc,
Sénégal, etc.) pour pouvoir
renvoyer sans délai les gens
dans ces pays.
Traités comme un poids, celui
de la « misère du monde », et
une menace, les personnes
indistinctement migrantes et
réfugiées en situation précaire
deviennent invisibles sous le
masque social des étrangers indésirables
: des « gens normaux
dans des situations anormales »
(comme on dit en Colombie à propos des desplazados,
les « déplacés de la violence »)
se voient ainsi arbitrairement
identifiés dans l’espace administratif,
politique et souvent
médiatique, comme illégaux,
clandestins ou dangereux.
Dans ce cadre soupçonneux et
dominé par la peur de l’étranger
− un nouvel étranger, global et
sans identité −, l’asile se meurt
dans les fonds de tiroir de la
bureaucratie des flux : en Europe,
le taux d’acceptation des
demandes d’asile est passé
de 85 % au début des années
1990 à moins de 15 % au milieu
des années 2000.
Mondialisation
Le 20 juin, le Haut commissaire
des Nations unies pour les réfugiés,
Antonio Guterres, a même
dû reconnaître : « La dynamique
globale de l’asile est en train
de changer. Le nombre de demandes
d’asile dans les pays
industrialisés est beaucoup
plus bas qu’il y a dix ans tandis
que les niveaux augmentent
d’une année sur l’autre dans
un tout petit nombre de pays. »
En outre, le rapport annuel du
Haut commissariat pour les
réfugiés (HCR) présenté ce
même jour spécifiait que « 80 %
des réfugiés dans le monde
sont hébergés dans des pays
en développement ».
Dans un monde qui se prétend
unique, homogène et consensuel,
sans reste, ils sont de
trop. Un changement radical
s’est opéré dans la temporalité
que j’ai essayé de retracer ici
à très grands traits et qui correspond
à peu près à celle de
l’existence de la convention de
Genève et du HCR.
Pour en rendre compte, il nous
faut aujourd’hui reconsidérer
les questions de l’exil et du statut
des étrangers sous l’angle
d’un nouveau paradigme de
mondialisation.
L’émergence de nouvelles conditions
de « parias », de « sans-
Etat », de « superflus » et « surnuméraires
», la règle de plus
en plus courante du recours à
l’« encampement » face à des
phénomènes présentés comme
des « catastrophes » (aléas de la
nature, crises politiques ou migrations
humaines), ne peuvent
avoir, comme contrepoint et
contre-feu réalistes, qu’une
reprise de la réflexion – et de
l’action − sur les formes de
l’universalisme.
Non pas celui au nom duquel
certains veulent remettre en
cause telle ou telle « différence
culturelle » et rejeter celles et
ceux qui les expriment. Mais
l’universalisme qui institue le
monde commun et permet de
dire une injustice à l’échelle du
plus large contexte, le monde
lui-même, dont on mesure alors
tout l’inachèvement.
Le réfugié, le migrant dit « clandestin
» ou le sans-papiers,
occupent aujourd’hui, dans
ce monde inachevé, la place
symbolique de l’étranger défini
comme indésirable, mais dont
l’altérité reste inexplorée parce
que le mur qui le tient à l’écart
empêche toute expérience de
cette altérité. Celle-ci dépend
d’une rencontre qui a besoin,
dans le contexte de la mondialisation
humaine, d’une cosmopolitique
de l’hospitalité.
Les deux solutions existantes
sont également ambivalentes :
l’asile qu’on donne porte le
même nom que l’asile qui
enferme. En France, les choix
politiques à venir, s’ils veulent
aller efficacement dans le sens
de l’ouverture au monde et à
l’autre, auront à redéfinir le rôle
des institutions, des lieux et
des médiateurs d’une politique
publique de l’hospitalité.