« Quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes. » C’était il y a plusieurs mois, le premier « dérapage » d’une série qui n’en finit pas de s’allonger. Le ministre Brice Hortefeux, filmé lors d’un rassemblement, s’adressait alors à un militant d’origine maghrébine. Depuis, les membres du gouvernement semblent s’être donné le mot, entre ce propos attribué à un responsable UMP sur « Rama Yade dans le Val-d’Oise, [qui fera] bien plus couleur locale que dans les Hauts-de-Seine » et Nadine Morano stigmatisant récemment le « jeune musulman » qui porte sa casquette à l’envers et parle verlan : bref, qui fait tout de travers. Jusqu’à ce maire UMP d’une commune de la Meuse (André Valentin) qui déclarait à l’entrée d’une réunion sur l’identité nationale : « Il est temps qu’on réagisse, parce qu’on va se faire bouffer. Par qui ? Par quoi ?... Il y en a déjà dix millions, alors il faut bien réfléchir. Dix millions qu’on paie à rien foutre. »
Anecdotique ? À l’approche des régionales, ces saillies font écho à une stratégie politique visant à réitérer le « coup » de 2007. Nicolas Sarkozy avait alors ramené dans son giron un quart des électeurs du Front national qui avaient voté pour celui-ci en 2002. L’appel à la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, lors de la présidentielle, ouvrait déjà un boulevard au racisme et à la xénophobie. Un livre, Histoire secrète de la droite, 1958-2008, [1] donne une version de sa genèse côté coulisses. Patrick Buisson, ancien journaliste passé par Minute, s’adressant à Nicolas Sarkozy : « Tu as percé parce que tu incarnes une transgression par rapport aux tabous de la politique traditionnelle. Il faut, sans tarder, envoyer un signal fort à toutes les couches nouvelles qui ont déjà basculé dans ton camp ou qui sont prêtes à le faire. Or, le tabou des tabous, c’est l’immigration. La transgression majeure, elle est là. Pas ailleurs. Il faut en remettre un coup sur le thème de l’identité nationale. »
De la burqa aux minarets
Depuis, le lien avec l’immigration et l’islam, de la burqa aux minarets, s’est affirmé. Et l’odeur de soufre est telle que des critiques ont surgi jusque dans le camp de la droite, dans la bouche d’Alain Juppé, François Baroin ou Dominique de Villepin. A gauche, le philosophe Alain Badiou ne mâche pas ses mots. Pour lui, la logique de ce débat est sans ambiguïtés : « Dès que les considérations identitaires sont injectées dans la politique, dans le pouvoir d’Etat, on est dans une logique qu’il faut bien appeler néofasciste. Car une définition identitaire de la population se heurte à ceci que toute population, dans le monde contemporain, étant composite, hétérogène et multiforme, la seule réalité de cette identification va être négative. On ne parviendra nullement à identifier ce qu’est la « civilisation française », entité dont j’ignore ce qu’elle signifie, on va juste clairement désigner ceux qui n’en sont pas », explique-t-il dans un entretien face à Alain Finkielkraut accordé au Nouvel Observateur du 17 décembre. Avec le poste de conseiller offert par Nicolas Sarkozy à Patrick Buisson et la main tendue à Philippe de Villiers qui a rejoint les listes UMP, le débat sur l’identité nationale porté par Eric Besson achève
Faire diversion
A quelques mois des régionales, on peut y lire une manœuvre électorale, comme le font 67% à 72% des Français dans un sondage récent. « Il est difficile de voir autre chose qu’une stratégie électorale dans le lancement de cette campagne autour de l’identité nationale. L’idée, c’est de faire diversion, car ce qui préoccupe d’abord les Français, c’est la situation économique, le chômage, les fermetures d’usine... » , confirme Nonna Mayer, politologue. Mais rien ne dit que l’UMP réussira la même OPA que lors de la présidentielle. « A l’époque, Nicolas Sarkozy était parvenu à détacher du FN une partie de son électorat, plus féminine, moins populaire, plus modérée que l’électorat resté fidèle. Des électeurs et des électrices à la recherche d’une droite forte, sans être extrême, et qui trouvaient en Nicolas Sarkozy le candidat idéal. Mais, à ce moment-là, il incarnait le renouveau. Maintenant il a mécontenté, l’état de grâce est terminé » , estime-t-elle. D’autant que seuls les fidèles d’entre les fidèles, les « ninistes » qui rejettent autant la droite que la gauche, sont restés au Front national. Et ceux-là, rien ne les convaincra de rejoindre l’UMP dont la stratégie pourrait s’avérer nettement moins payante.
Certes, le FN n’est pas au mieux de sa forme. Outre qu’il ne s’est pas remis de sa déconfiture à la dernière présidentielle, le parti de Jean-Marie Le Pen continue de subir les conséquences de la scission de 1998 avec Bruno Mégret. Il y a perdu des militants et des cadres rôdés idéologiquement. Ensuite, la question de la succession n’est pas résolue et cela perdurera jusqu’au congrès annoncé pour 2011.
Mais gare à l’effet boomerang, tout de même. Le FN, qui a fait de la préférence nationale un leitmotiv, ne pouvait rêver mieux pour se refaire une santé qu’un débat sur l’identité nationale glissant doucement vers la question de l’immigration. Du pain béni. « Le paradoxe, c’est que le débat sur l’identité nationale semble redonner de la vigueur au FN alors qu’il n’a jamais été aussi peu actif, avance le politologue Jean-Yves Camus. En effet, en même temps qu’il durcit les termes du débat sur l’immigration, Eric Besson annonce des régularisations. Le chiffre dérisoire n’est pas satisfaisant, mais toujours est-il qu’il en annonce. Il affirme aussi la compatibilité de l’islam et du modèle républicain. Tout cela, les électeurs du FN n’en veulent pas. » Dans leur esprit, la question de l’immigration se résout plus simplement : par une discrimination légale (la préférence nationale) et des mesures de police pour renvoyer « chez eux » les étrangers. « Objectivement, le contexte est porteur pour le FN. Le débat sur l’identité nationale a glissé sur son thème préféré, l’immigration. La votation suisse sur les minarets, la menace d’Al Quaida, les attentats quotidiens en Irak, en Afghanistan, contribuent à attiser les peurs autour de l’islam » , confirme Nonna Mayer.
Un jeu dangereux
C’est donc un jeu dangereux que l’UMP met en place en cette période préélectorale. Car en la matière, ce n’est pas lui l’expert. « L’immigration est le problème sur lequel Le Pen et son parti apparaissent comme les plus crédibles depuis vingt ans, ils ont d’une certaine manière trusté cet enjeu. » Si bien que « pour récupérer un électorat de droite, il existait des thèmes moins dangereux, comme la valeur travail qui fut une des raisons du succès de Nicolas Sarkozy en 2007. « La France qui se lève tôt », sous-entendu « pas ces fainéants, ces chômeurs payés à ne rien faire », c’était un terrain sûr. » Vouloir coloniser l’imaginaire du FN pour récupérer une partie de son électorat, c’est donc agiter des peurs qui reposent sur une éternelle insatisfaction. Et dans ce domaine, qui d’autre que Jean-Marie Le Pen pour jouer le rôle de Monsieur Plus ? « On ne fait jamais assez pour cet électorat : il y aura toujours des vols, des immigrés, etc., analyse Erwan Lecoeur, sociologue spécialiste de l’extrême droite. Quand on surfe sur le sentiment d’insécurité, on ne peut pas l’arrêter. C’est difficile d’aller encore plus loin, sauf à inventer un nouveau hochet, un nouvel objet de cristallisation des peurs ou du sentiment d’angoisse. »
La fille en embuscade
Difficile de savoir le score que le Front national sera capable de réaliser aux régionales, après les mauvais résultats des européennes. Pourra-t-il obtenir 10 % pour se maintenir dans certaines régions ? Les avis divergent (lire l’analyse des sondeurs). Ce qui différencie la situation du FN aujourd’hui, c’est que son influence sur la droite est bien moindre que dans les années 1990, quand celle-ci avait besoin de lui pour se maintenir à la tête de certaines régions. Mais le FN a-t-il pour autant perdu toute capacité de nuisance ? Erwan Lecoeur prévient : « Le Pen peut redevenir un problème pour la droite et les sarkozystes le savent. A chaque fois qu’on récupère une partie de son vocabulaire, on donne au Front national une justification et une légitimité dans le champ social. Nicolas Sarkozy a utilisé des expressions « pur sucre » du FN, comme durant la campagne présidentielle celle de « racisme anti-français », expression créée par Bernard Antony en 1986. Quand on réactive des thèmes, cela marche quand celui qui l’a activé est mort et enterré. » Non seulement Jean-Marie Le Pen n’est pas mort politiquement, mais sa fille, qui avait obtenu 39,34 % au premier tour à la municipale partielle de Hénin-Beaumont arrive à sa suite. C’est un atout pour son parti, même si des inconnues subsistent. « Que fera Marine Le Pen quand elle prendra le parti ?, se demande Jean-Yves Camus. Et surtout, dans quel état le prendra-t-elle en 2011 ? Elle change l’image du parti, elle a une autre manière de le diriger et de s’exprimer dans les médias, mais elle n’a jamais dit qu’elle allait retirer la préférence nationale du programme du Front national. Donc on ne se dirige pas du tout vers une « dérive » à l’italienne, comme Allianza nationale. » Ainsi, Jean-Yves Camus invite à suivre de près ce que choisira de faire le trublion Jacques Bompard, ancien maire d’Orange, ex-député du Front national, qui se présente sur une liste indépendante, la Ligue du Sud, soutenue par le bloc identitaire aux régionales. Cette logique est identitaire, « un des éléments majeurs des décennies à venir. C’est une sorte de théorie exacerbée du clash de civilisations, qui se focalise principalement sur la question de la non-compatibilité de l’islam avec le modèle « civilisationnel » français et européen. C’est une question qui jusqu’ici n’a pas clivé en France : l’échec de Philippe de Villiers le montre bien : mais elle reste présente. Le bloc identitaire essaie de concilier un populisme débarrassé des oripeaux de la vieille extrême droite radicale dont il est issu, avec cette question identitaire, un peu comme la Ligue du Nord italienne. » Et si la place aux régionales du bloc identitaire se jouera à la marge, de 1% à 3%, « cela peut suffire à faire trébucher le FN, en l’empêchant d’obtenir les 10 % nécessaires à son maintien au second tour », poursuit Jean-Yves Camus. Mais, si le père et la fille parviennent à dire que ces thèmes viennent de chez eux, grâce à des passages dans les médias importants et bien gérés, il pourrait y avoir un retournement de situation, tant ces débats, que le gouvernement ne maîtrise pas, peuvent légitimer le FN. La preuve ? Une récente tribune de Marine Le Pen, parue dans Le Monde du 21décembre2009, annonce la couleur : « Débat sur l’identité nationale : la tentative d’enfumage a échoué. » La numéro deux du FN y déclare notamment : « Agir en matière d’identité nationale, d’immigration et d’insécurité, cela signifie d’abord prendre les mesures d’urgence qui s’imposent. C’est prohiber les signes ostensibles de prosélytisme religieux, contraires à nos traditions et à la laïcité, telles que les mosquées cathédrales. [...] C’est aussi définir un plan d’action pour restaurer l’ordre en France. [...] C’est évidemment stopper l’immigration de masse, et démanteler enfin les filières clandestines plutôt que de multiplier les régularisations. » Rien que du Le Pen, toujours du Le Pen.