Accueil > idées/culture | Par Miguel Benasayag | 17 août 2011

Le lien rompu entre territoire et société

Miguel Benasayag revient sur le tremblement de terre de L’Aquila, en
2009. Les informations locales, contrairement à celles venant de Rome,
permettaient de prévoir la catastrophe. Le philosophe éclaire le concept
de déterritorialisation, le lien rompu entre une société et son territoire.

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

C’est l’histoire du
directeur d’un
journal local,
dans la province
de L’Aquila,
dans les Abruzzes italiennes.
Nous sommes début avril 2009
et des informations circulent
dans la ville. Le journaliste
les entend, les enregistre. Le
5 avril au soir, ses deux enfants
s’inquiètent : « On va mourir,
Papa.
 » Il les rassure. Dans la
journée, il a téléphoné à Rome :
aucun risque, rien ne se passera,
lui a-t-on dit. A 3 h 32, la ville
de L’Aquila est dévastée par
un séisme de 6,3 sur l’échelle
de Richter, faisant 308 morts.
Parmi lesquels les enfants du
directeur du journal local.

Indices physiques

Cette anecdote dramatique issue
du film Draquila, l’Italie qui
tremble
, de Sabina Guzzanti,
me semble très bien éclairer le
concept de déterritorialisation
cher aux philosophes Gilles
Deleuze et Félix Guattari : le lien
rompu entre une société et son
territoire.

Revenons sur les informations
auxquelles les habitants ont
eu accès. On peut les qualifier
d’indices permettant éventuellement
de ressentir qu’il va se
passer quelque chose de grave.
Ce sont des éléments physiques,
environnementaux, des
informations de contexte.

Lors du tsunami asiatique de
décembre 2004, on a pu observer
que les animaux marins ont
commencé à se comporter de
manière curieuse, provoquant
des signaux que les oiseaux ont
pu saisir, puis des animaux terrestres
ont pu « bénéficier » de
cette chaîne d’éléments informatifs.
Plus précisément, on
a pu voir des éléphants briser
leurs chaînes et s’enfuir bien
avant que la vague ne dévaste
les côtes thaïlandaises.

Les animaux ne sont évidemment
pas les seuls à pouvoir
accéder à ces informations de contexte, de l’ordre du ressenti
difficilement mesurable
et codifiable. Mais ces informations
non-codées ne sont
pas nobles. Il s’agit, comme
le disait Foucault d’un « savoir
assujetti », c’est-à-dire disqualifié.
Toute information sale, trop
proche de la terre, de la vie ou
du corps est dévalorisée.

Ce qui vient de l’empirisme est
systématiquement marginalisé
parce que nous évoluons dans
une société où la technique
règne sans partage. Ce qui
vient de l’extérieur est considéré
comme un symptôme qu’il
convient d’écraser. Celui qui
dirait qu’il est angoissé pour
des raisons climatologiques ou
des processus sociaux pourtant
bel et bien vecteurs d’angoisses,
passerait pour fou.
Il y a là un réductionnisme très
dangereux. Ecraser les symptômes
est la pire chose que
l’on puisse faire.

Capacité d’agir

On prête aux ordinateurs la
capacité de voir le tout, alors
que l’être humain ne voit que
la partie. La conséquence
insidieuse de cette conviction
réside dans la perte par l’être
humain de son savoir, même
partiel. La normalisation de la
population sérialise et quadrille
l’individu, si bien qu’il
perd la confiance dans ses
propres sens. On remarque par
exemple chez les chauffeurs de
taxi qui travaillent depuis longtemps
avec un GPS la disparition
de la capacité de se positionner
dans l’espace.

Aujourd’hui, pour comprendre
certains processus physiologiques,
il faut se détacher
du tout génétique – une posture
trop idéologique – pour
adopter une compréhension
plus complexe, épigénétique.
Le processus de reterritorialisation
est un enjeu fondamental
puisqu’il s’agit de retrouver
sa capacité d’agir.

Cette histoire montre clairement
que dans un monde globalisé
et virtualisé, on ne fait
plus confiance aux informations
telluriques même si nous
continuons à y avoir un accès
direct possible. On le voit bien
chez ce directeur de journal
local. Sa puissance d’agir a été
inhibée par l’information venant
de Rome, une information codifiée
venue de l’extérieur du
territoire, qui éclipse et invalide
l’information territorialisée dont
l’histoire a pourtant montré
qu’elle était pertinente.

Cette déterritorialisation date
du début du XXe siècle avec
l’irruption dans la science de
l’impossibilité de construire un
savoir total et complet. L’idée
du savoir total fait long feu.
Mais du côté idéologique et
économique, on a poursuivi
la fuite en avant vers la virtualisation.

Calculs abstraits

Aujourd’hui on peut vous dire
sans rougir que les exigences
économiques obligent à fermer
les usines, à sinistrer une région,
à affamer une population,
parce que les calculs abstraits
de l’économie déterritorialisée
le veulent. C’est le panoptique,
tel que le décrit Foucault, une
pulsion d’évaluation qui écarte
de la complexité. Apparaît alors
une méfiance envers ce qui
est « opaque », processus nous
conduisant à séparer l’information
codée du monde réel.

L’anecdote, malheureusement
réelle, que j’évoquais en introduction
illustre parfaitement ce
phénomène. Qui se guide par
la représentation met sa vie en danger. Qui s’informe abondamment
risque de trébucher
sur le tronc d’arbre qui est à
ses pieds. Qui guide sa vie, un
village ou un pays en fonction
d’informations déterritorialisées
met sa vie en péril.

La question fondamentale que
cette histoire soulève est celle
de la difficile représentation de
la complexité du réel. Il s’agit
de résister face à un désir du
panoptique, sans pour autant
être obscurantiste. Comment
cohabiter dans une société du
savoir, de la science, de la rationalité
 ? Comment réintroduire
le non-savoir en amitié avec
le savoir ?

Si nous ne sommes pas capables
de cela, l’irrationnel fanatique
et religieux va l’emporter.
Le rationalisme qui croit que
toute la complexité est transparente
se conforte dans l’échec
et l’obscurantisme rebondit sur
cet échec-là.

Comment une information peut-elle
être nécessaire mais pas
suffisante ? Le hiatus entre le
nécessaire et l’insuffisant est
la territorialisation. Cette information-
là ne fera effet de vérité
qu’une fois introduite dans la
complexité du territoire.

En un siècle, nous avons assisté
à une formidable révolution du
savoir. Contrairement à ce que
l’on pensait, nous avons découvert
que les lumières ne peuvent
pas l’emporter définitivement sur
les ombres. D’où cette séparation
entre les ombres, qui restent
du côté du processus réel, et
les lumières, qui décollent sans
référence à celui-ci.

Cette séparation est arrivée aujourd’hui
à son paroxysme, et je
la vois comme une des clés de la
soumission actuelle. Les grands
centres de pouvoir économique
qui possèdent notamment les
journaux et les agences de
presse ne se contentent pas de
fabriquer l’information – comme
nous l’avons montré dans notre
livre avec Florence Aubenas
(La fabrication de l’information,
éd. La Découverte, 2007,
ndlr
) –, ils participent aussi à sa
déterritorisalisation.

On comprend alors d’où vient
en partie l’impuissance d’une
population : si les gens dépendent
de l’information centralisée,
codifiée, ils ne peuvent
rien. L’information tellurique,
non codée, est une information
qui a besoin d’un contexte dans
lequel des liens sont tissés. Par
opposition, l’information codée
s’adresse à des individus sérialisés,
isolés dans une grotte,
s’informant de quelque chose
qu’ils appellent le monde. Chacun
de nous en tant qu’homme
ou femme sérialisé regarde l’information
sur TF1. C’est dans
ce cadre que nous assistons à
une vraie rupture des liens.

Lien social

Peut-on en sortir ? En France,
du fait notamment de la tradition
jacobine, les gens ont du
mal à valoriser ce qui est local
ou minoritaire. Le lien social est
mal vu. La réaction – le sarkozysme
– a réussi à en faire une
valeur négative. En d’autres
termes, la solidarité, c’est pour
les losers.

Pourtant, quelque chose se
passe. On peut le voir avec la
multiplication des universités
populaires ou des forums…
comme une envie de se réapproprier
l’expérience singulière.

En Italie, en réaction à la mainmise
de Berlusconi sur les médias,
on assiste en ce moment
à une revalorisation du contexte
et du tissu social. Et donc à une
forme de reterritorisalisation.

Miguel Benasayag est
philosophe, psychanalyste,
chercheur en
épistémologie et ancien
résistant guévariste
franco-argentin. Il anime
le collectif « Malgré
tout », et développe dans
ses ouvrages une nouvelle
théorie critique.

Cet été, Miguel Benasayag vous suggère...

... un roman,
42e parallèle

« Il faut parfois aller rechercher
des classiques. Je
suis entrain de lire le
42e
parallèle, de John Dos
Passos. Cette œuvre appartient
à une littérature qui
n’existe plus, de celles qui
ont influencé des auteurs
comme Julio Cortazar, et
qu’il faut exhumer.
 »

42e parallèle

de John Dos Passos

éd. Gallimard, 1986, 512 p., 10,50 €.

Portfolio

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

Vos réactions

Forum sur abonnement

Pour poster un commentaire, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d'indiquer ci-dessous l'identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n'êtes pas encore enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?