Souleymane, 10 ans, a une nouvelle fois fugué de Darna, l’une des structures tangéroises qui accueille les enfants des rues candidats à l’émigration. A moins de 800 mètres du port, il attend les camions dont il connaît les spécificités, les horaires et les destinations, pour se glisser sous les essieux. Le but est de se cacher en espérant gagner un ferry en partance pour l’Espagne. Certes, il faudra encore passer le contrôle au scanner de la douane, les fouilles, puis se faufiler dans la foule des touristes européens. Mais cela ne l’effraie pas le moins du monde. Comme des dizaines d’autres mômes, il veut « brûler » la frontière, être un harragas comme on les surnomme ici. De Tanger, il est impossible d’ignorer l’Europe et ses richesses. Les côtes espagnoles sont distantes d’à peine 14 kilomètres. Ces mineurs qui fuient souvent la misère ou les violences familiales ne croient pas à un avenir dans leur pays. Souleymane le répète : il veut du « flouze », aller à l’école et gagner de quoi construire une maison. Une grosse voiture aussi, « mais quand (il sera) plus grand » . Des rêves d’enfants, qui conduisent à prendre des risques inconsidérés. Chaque jour, dans le port ou en haut de la médina, des petits groupes échafaudent de nouveaux plans pour franchir les contrôles. Beaucoup échouent mais espèrent toujours, bercés par les récits de leurs comparses qui ont réussi. En attendant, ils vivent d’expédients dans la rue et tiennent le coup grâce au sniff de colle. Une survie qui inclut aussi de faire avec les violences policières, les abus sexuels et le racket, fréquents.
Au Maroc, le phénomène d’émigration des mineurs « non accompagnés » est devenu en quelques années une question majeure même si les autorités s’y intéressent encore peu. Une poignée de travailleurs sociaux cherchent à offrir des « alternatives » par un soutien social, scolaire et la possibilité de vivre dans les rares centres d’hébergement. De son côté, le gouvernement espagnol a signé en 2003 un accord de réadmission avec le Maroc qui lui permet de renvoyer les mineurs marocains, après la localisation de leurs proches. Mais le manque de garanties offertes au retour par cet accord (suivi social de la famille, suivi scolaire et professionnel du mineur), est dénoncé y compris par les autorités marocaines, qui n’ont aucun moyen de les prendre en charge. Alors, l’Espagne s’est mis à financer des centres fermés pour y renvoyer les jeunes échoués sur ses côtes... L’un d’entre eux devrait ouvrir à l’automne 2008 dans la banlieue de Tanger.
Si le royaume a bien du mal à agir en direction de ses mineurs, il n’hésite pas à chasser durement les migrants subsahariens bloqués dans le pays après une longue traversée de l’Afrique. Principalement Mauritaniens, Nigériens et Congolais, ils sont plusieurs milliers à vivre en périphérie des villes. Quand ils ont assez d’argent pour payer un passeur, ils se rapprochent des côtes, espérant pouvoir monter à bord d’une pateras, ces petites embarcations précaires qui, parfois, arrivent à rejoindre l’Espagne. D’autres squattent dans les forêts attenantes à Ceuta et Melilla, deux enclaves espagnoles sises sur le territoire marocain. A l’automne 2005, l’armée espagnole y tuait plusieurs migrants alors qu’ils franchissaient les grillages frontaliers(1). Depuis, le passage est devenu encore plus ardu, mais les forêts ne désemplissent pas, malgré la faim et l’incertitude de « brûler » un jour. « Quand on a à peine un dollar par jour pour vivre, et que l’Espagne est toujours là à nous regarder, difficile de faire autrement » , nous confie Paul, venu de Côte d’Ivoire et qui se refuse à rebrousser chemin. Depuis plusieurs mois, les migrants doivent aussi faire face à des opérations d’arrestations massives. Raflés chez eux ou sur les marchés, les Subsahariens sont conduits à la frontière est du pays, près d’Oujda. Cette région n’a pas été choisie au hasard : les températures y sont extrêmes, de -6°C en hiver à 43°C en été, et le lieu est très insécurisé.
De la même manière, les patrouilles maritimes marocaines, qui ont reçu comme leurs voisins des aides européennes pour sécuriser leurs côtes, ont changé d’attitude. Tous les moyens sont bons pour décourager de franchir la Méditerranée. C’est ainsi que, dans la nuit du 28 au 29 avril dernier, un zodiac où se trouvaient une soixantaine de migrants a été coulé par des soldats marocains. Trente au moins ont péri noyés, dont de jeunes enfants. Pour tenter d’étouffer l’affaire, les survivants ont été conduits à Oujda. Mais leurs témoignages, par la suite corroborés, ont finalement fait la une d El Pais .
GARDE-FRONTIERES DE L’EUROPE
L’Union européenne (UE) a réussi à déléguer à ses voisins méditerranéens le contrôle des migrations afin que les migrants n’arrivent plus sur son sol. Il s’agit ni plus ni moins que de sous-traitance, faisant de ces pays les gardes frontières de l’Europe. L’UE a aussi externalisé ses frontières, en finançant l’installation de camps de détention des migrants illégaux refoulés, comme c’est le cas en Libye, qui fait peu de cas du respect des textes internationaux sur le droit d’asile(2). L’Espagne en a construit en Mauritanie et au Mali. « L’Europe exerce des pressions sur le Maroc, qui, pour satisfaire ces exigences et démontrer sa bonne volonté assume un rôle de « garde-frontières sous-traité » avec une véritable chasse à l’immigrant subsaharien » , dénonçait en mai dernier Hicham Baraka, de l’association marocaine Beni Znassen pour la culture, le développement et la solidarité (ABCDS), un groupe de défense des migrants. Et, comme le souligne Boubker Khamlichi du réseau d’entraide Chabaka, « l’Europe est responsable de la répartition des richesses ; elle a pillé l’Afrique, elle doit aujourd’hui la nourrir. Mais il faut être clair : avec plus de politiques sécuritaires, il y aura toujours plus de victimes. »
Le réseau Fortress Europe(3) tient ainsi un décompte macabre. En 2007, au moins 1717 personnes ont disparu ou sont mortes aux frontières européennes, dont 876 sur la route de l’Espagne et des Canaries. La même année, la Libye a rapatrié 30940 immigrés pour un montant d’un milliard d’Euros réclamé à l’UE. Dans ces conditions, l’Union pour la Méditerranée (UPM) n’est qu’un moyen parmi d’autres de contenir ceux qui viennent d’Afrique. Dans la déclaration commune adoptée au sommet de Paris, on peut ainsi lire que ces pays « insistent sur le fait que promouvoir des migrations légales correctement gérées dans l’intérêt de toutes les parties concernées, lutter contre les migrations clandestines et favoriser les liens entre les migrations et le développement sont des sujets d’intérêt commun qu’il convient de traiter selon une approche globale, équilibrée et intégrée » . Une approche qui ne considère l’immigré que comme une force de travail, dont l’Europe peut disposer à sa guise. La France a modifié ses contrats pour les ouvriers agricoles, les passant de 9 à 6 mois annuels non renouvelables. En Espagne, dans le cadre du programme européen d’assistance financière et technique aux pays tiers dans les secteurs de l’immigration et de l’asile (AENEAS), on n’embauche plus que des mères de familles pour s’assurer qu’elles repartiront au pays. Ainsi près de 12 000 Marocaines ont rejoint en mai dernier la vallée de Huelva pour récolter la fraise espagnole. Trois mois de travail, avec un salaire journalier de 35 euros, à comparer au salaire mensuel moyen de 250 euros au Maroc. Il était difficile de refuser...
E.C.
1. Lire Guerre aux migrants - le livre noir de Ceuta et Melilla , coord. Anne-Sophie Wender, Emmanuel Blanchard. Ed. Syllepse, 236 p., 10 euros.
3. http://www.fortresseurope.blogspot.com
A lire
- Partir de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 2006
- Fais un fils et jette-le à la mer : Marseille/ Tanger , de Yto Barrada, Anaïs Masson, Maxence Rifflet. Fabrique Protocoles, 2004
Paru dans Regards n°54 septembre 2008