Dans la presse française, la Russie
revient de loin, poursuivie par
la somme des clichés accumulés
depuis la chute de l’URSS. De
régime soviétique implacable,
le pays s’est mué en une « jungle capitaliste
et sauvage »… « C’est totalement déséquilibré,
on parle de la Russie de manière quasisystématiquement
négative. Or la Russie, ce
n’est pas que Poutine et Medvedev, c’est bien
plus complexe que ça ! », estime Dimitri de
Kochko, journaliste à l’AFP et surtout président
de France-Oural, association de promotion de la
culture et de la littérature russe basée à Paris.
Le géographe Jean Radvanyi (lire interview),
est lui-aussi circonspect sur cette relation, entre
amour et haine, qu’entretiennent les journalistes
français avec la Russie. « J’ai le sentiment que la
façon dont on rend compte de la Russie n’est
pas correcte. En se focalisant sur certaines
choses, réelles au demeurant, on ne rend pas
compte des facteurs d’évolution. »
Des pros aux manettes
Sur ce plan, l’année croisée France-Russie en
2010 a orchestré la réconciliation : le pays y a
gagné en aura médiatique et en crédibilité. Rencontre
en grande pompe entre Nicolas Sarkozy
et Dmitri Medvedev, exposition colossale au
Louvre sur la « Sainte Russie », centaines de
manifestations culturelles en France célébrant
l’amitié entre les deux pays… Le tout accompagné
d’une campagne de communication menée
tambour battant par la plus grosse société
française dans le domaine, Euro RSCG, en
charge de la promotion du gouvernement russe.
A Bruxelles comme à Paris, c’est la société G+
Europe qui conseille la présidence russe, tout
comme le géant gazier Gazprom. Le recours aux
cabinets spécialisés en « relations presse », une
technique chipée aux occidentaux pour briller
sur la scène internationale.
« Oui, il y a un retour de la Russie, de ce point
de vue-là, confirme Alain Guillemoles, journaliste
spécialiste de la zone au sein du quotidien
La Croix. La politique traditionnelle sous
l’URSS, c’était des relais via les PC locaux.
Puis, le pays a été tellement concentré sur ses
problèmes intérieurs, que tout ceci est passé
au second plan. Les choses se sont remises
en route au deuxième mandat de Poutine, au
cours duquel le pouvoir russe a commencé à
reconstituer des relais. » Il y a bien, selon Dimitri
de Kochko, « un net changement » ces dernières
années. « Il y a quatre raisons à ça : l’arrivée
d’Obama et le changement de discours des
Etats-Unis sur la Russie ; la guerre en Géorgie ;
Medvedev, qui présente décidément mieux que
Poutine ; et la crise économique, qui a rappelé
qu’on ne pouvait pas se passer de ce pays. »
Dans la crise caucasienne de 2008, la Russie
comme la Géorgie ont joué à plein la guerre de la communication, bombardant de communiqués
les médias occidentaux. La dernière crise
du gaz avec l’Ukraine en 2009 a également
poussé Gazprom à professionnaliser sa communication.
« Cette fois-ci, elle était prête, confie
une source proche de G+ à Bruxelles qui souhaite
rester anonyme. Résultat ? On a cessé de
parler de la Russie comme d’un gros ours mal
léché faisant pression sur son voisin ukrainien…
La vision des choses était plus équilibrée. »
Des outils modernes
Sur le plan média aussi, la Russie est passée
à la vitesse supérieure, en dotant son agence
de presse Ria Novosti (l’équivalent de l’AFP
pour la France) de nouveaux moyens financiers,
et en étoffant ses services de traduction en
langue étrangère, notamment vers le français.
Un ancien membre de l’agence décrit ainsi son
évolution : « Vous verriez la salle de presse, c’est
ultra-moderne ! Et c’est devenu un média de
référence, consulté par le personnel politique
français. » Surtout, l’agence a développé, au sein
du premier groupe audiovisuel russe VGTRK [1],
100 % étatique, une chaîne russe d’information
internationale en quatre langues (russe, anglais,
espagnol et arabe) depuis 2005. L’ambition de
Russia Today ? Concurrencer CNN, la BBC,
Al Jazeera et France 24 dans le registre de
l’information internationale. Malgré une volonté
d’impartialité affichée, la chaîne reste, comme
Ria Novosti, inféodée aux visées politiques du
Kremlin. Ainsi, le site internet de Russia Today
rappelle fièrement qu’elle est la première télévision
à avoir ouvert un bureau à Tskhinvali, en Ossétie
du Sud, un « Etat » issu de la guerre avec la
Géorgie, non-reconnu par l’ensemble du monde
occidental mais soutenu par la Russie.
Autre émanation de Ria Novosti, le journal
La Russie d’aujourd’hui, un outil oscillant entre
journalisme et communication à usage du
monde occidental. Ce supplément, chapeauté
par le journal officiel du gouvernement, Rossiskaya
Gazeta, est fourni en supplément de douze
journaux dans le monde, The Daily Telegraph,
El País, The Washington Post… et Le Figaro
pour la France. Chaque mois, une version papier
est encartée dans le journal, et le reste est diffusé
en continu sur lefigaro.fr, sous la bannière
du « publi-rédactionnel ».
Dans une note interne que Regards s’est procurée,
l’objectif de cet ovni journalistique est clairement
détaillé : « Le projet cible un ensemble
de villes - centres du pouvoir, qui sont à la fois
pôles de formation de l’opinion et pôles d’influence,
autour de la planète. » Etonnant mélange
des genres, qui ne semble pas gêner Le
Figaro : « On vérifie quand même un peu, via un
pigiste payé par Le Figaro, que ce ne soit pas
simplement de la propagande, assure Lucile
Gibassier, du service publicité. L’idée, c’est de
changer l’image de la Russie et cela plaît à nos
lecteurs. » Le contrat commercial, initié à l’occasion
de l’année France-Russie entre Rossiskaya
Gazeta et le quotidien français, devrait se prolonger
encore pour un an au moins.
Au-delà des initiatives officielles, la Russie
peut compter sur des alliés dans l’Hexagone,
anciennes familles de Russes blancs, membres
de la diaspora ou hommes d’affaires. Le cas de
France soir, dans ce contexte, est significatif.
En 2009, le jeune Alexandre Pougatchev rachète
le quotidien français moribond, lesté des capitaux
de son père, l’oligarque Sergeï Pougatchev.
Des millions d’euros sont injectés pour changer
la maquette du journal, son équipe, ses locaux…
Sergeï Pougatchev, ancien banquier du Kremlin,
est tombé ces derniers temps en disgrâce
auprès de Vladimir Poutine. Le rachat de France
soir, loin d’être une bonne affaire financière, est
surtout pour le clan Pougatchev un moyen de
se faire valoir d’une influence en France et de
regagner les grâces du pouvoir russe.
De nouveaux relais d’opinion
A deux pas de Matignon, réside le très chic Institut
de la démocratie et de la coopération (IDC),
un think tank qui fait aussi office de relais d’opinion
haut de gamme. Cette structure, financée
officiellement par des ONG russes, a pour directrice
Natalia Narotchnitskaïa, une orthodoxe fervente,
ancienne députée de Rodina, parti russe
proche de Vladimir Poutine. A l’IDC, on reconnaît
oeuvrer pour faire circuler les idées russes
dans le débat français et militer pour un rapprochement
de la Russie et de l’Europe sur la base
de valeurs « chrétiennes ».
Etonné de « l’atlantisme fondamental » qui anime
la sphère médiatique française, John Laughland,
numéro deux de l’Institut, veut tout de même voir
une évolution : « Avant, la France comme l’Europe
faisaient semblant de croire à une adhésion
possible de l’Ukraine et de la Géorgie à
l’Union européenne et à l’Otan, mais le conflit
dans le Caucase a rappelé tout le monde à la
réalité. L’Europe ne peut pas se permettre d’être
en guerre contre la Russie. Si les journalistes
sont toujours anti-russes, la politique, elle, suit
son cours… »
La création du club Valdaï, en 2004, participe de
la même démarche. Chaque année, une centaine
d’experts et d’intellectuels du monde entier sont
invités en Russie. Vladimir Poutine se déplace
souvent personnellement à la rencontre de cette
élite triée sur le volet. Christian Makarian, directeur
délégué de la rédaction à L’Express, a été
l’un des élus. Dans les colonnes de son journal,
il décrit ainsi son voyage en Russie : « C’est dans
cette contrée qui s’étend au nord-est de Saint-
Pétersbourg que les débats ont lieu en 2010
autour du sujet central de la modernisation de
la Russie (…). Seul détail, qui n’en est pas un,
le canal a été creusé par des générations de prisonniers
politiques, si bien que la navigation en
ces lieux donne fortement à penser. L’histoire a
beau être tragique, elle offre la conclusion optimiste
que l’on peut aujourd’hui tout dénoncer
là-même où l’on mourait pour ne pas avoir souri
à Staline. »
Christian Makarian, manifestement sous le
charme, semble oublier que si l’on peut effectivement
tout dire en Russie, on peut aussi en payer
très cher le prix, à l’instar de ces journalistes et
opposants au régime aujourd’hui encore régulièrement
victimes d’attaques physiques parfois
mortelles [2]. « L’image de la Russie aujourd’hui
c’est quoi ? Un pays qui ne respecte pas les
droits de l’Homme mais avec lequel il faut travailler,
résume Alain Guillemoles. C’est aussi lié
à une préoccupation économique de plus en
plus forte au sein des journaux. Aujourd’hui, la
Russie, c’est une sorte d’Arabie saoudite, un
régime stable gorgé de gaz et de pétrole. On ne
demande pas à l’Arabie saoudite de se démocratiser
? On ne le demande pas non plus à la
Russie… "