La crise financière ébranle le monde et les certitudes néolibérales. En France comme ailleurs, les luttes sociales s’ancrent dans les entreprises, les universités ou les hôpitaux et, devant une logique sociale et économique implacable et de plus en plus injuste, se radicalisent. Des salariés en viennent même à séquestrer leurs patrons pour se faire entendre et retourner un rapport de force défavorable. L’exemple de Caterpillar, qui prévoit 20000 licenciements pour préserver la rentabilité de ses actions, est emblématique : en pleine crise, comment la rétribution du capital au détriment du maintien des emplois ne susciterait-elle pas des actes de révolte ? Comment les énormes bonus raflés par quelques dirigeants sans scrupules pendant que les salaires du plus grand nombre stagnent ou reculent ne sèmeraient-ils pas la colère ? Pour autant, aussi utiles et fondamentaux qu’ils soient, les conflits sociaux ne suffisent pas à modifier substantiellement la donne. La réponse politique est attendue... et se fait attendre.
PANNE POLITIQUE
De ce côté-là, la panne est sévère. Si l’on entend bien Olivier Besancenot se faire le porte-voix des salariés en lutte et Jean-Luc Mélenchon exprimer fort justement la nécessité de construire une autre gauche que celle du renoncement néolibéral, la gauche radicale ne casse pas la baraque et ne constitue pas l’espoir attendu. Le paradoxe est là : alors que la crise offre « un boulevard » à toutes celles et ceux qui contestent depuis longtemps le système capitaliste, le discours de la « gauche de gauche » ne se révèle pas à la hauteur des défis contemporains, son projet politique n’apparaît pas encore comme une alternative crédible, largement appropriable et appropriée par les exploités et les dominés. Et il serait un peu court de prétendre que seules pèsent les divisions... Une dynamique unitaire aurait sans doute permis à la gauche radicale d’apparaître, dans les sondages et en juin prochain dans les urnes, comme la troisième force politique du pays (voir édito et p. 12). Si l’unité est un enjeu stratégique majeur, elle ne saurait se substituer au projet, au défi idéologique. La panne politique vient donc aussi de l’émergence difficile dans l’espace public d’une nouvelle idéologie, d’une vision du monde, contemporaine et dynamique, qui porte la perspective de dépassement du capitalisme.
APPUIS THÉORIQUES
Comme le postule Isabelle Garo dans son livre remarquable, L’idéologie ou la pensée embarquée , « la capacité de résistance et de riposte réside aussi dans l’actualité maintenue d’une notion d’idéologie non séparée de la lutte qui l’habite, actualité sans cesse à construire et à reconstruire, et cela à partir de son passé le plus fécond et le plus actif » . Le sentiment d’un déficit notoire d’une pensée radicale a longtemps prévalu. Si la production intellectuelle marxienne ou tout simplement transformatrice n’a jamais réellement cessé, elle ne perçait pas ou trop peu dans le débat public. Manquaient donc des points d’appui théoriques. Or, de ce point de vue, un précieux bougé semble s’opérer, sans doute à la faveur des crises que nous traversons. Les ouvrages de Marx se vendent comme des petits pains. Significatif également, André Gorz fait un grand retour et La société de consommation de Jean Baudrillard s’étale dans toutes les bonnes librairies. Surtout, les intellectuels vivants qui revendiquent une autre perspective historique sont en passe d’imposer progressivement leur voix. En outre, c’est du côté des philosophes que la percée est la plus notable, ce qui permet de ne pas focaliser sur les seuls mécanismes proprement économiques mais de mettre en question plus globalement le sens de notre avenir commun.
INTELLECTUELS, LE RETOUR
Les figures intellectuelles le plus communément associées à la gauche critique se sont notamment retrouvées à la Birkbeck University of London, en mars dernier, pour un colloque intitulé « On the Idea of Communism ». L’initiative a fait salle comble et drainé de nombreux jeunes. En scène notamment : Alain Badiou, Jacques Rancière, Slavoj Zizek et Toni Negri. Depuis la parution de son essai De quoi Sarkozy est-il le nom ?, aux Nouvelles éditions Lignes, en 2007, Alain Badiou connaît un véritable succès de librairie (lire la critique d’Arnaud Viviant sur L’hypothèse communiste, p. 10). Le philosophe donne désormais son point de vue, dans de larges colonnes, à Libération ou ailleurs, et prend la parole à la télévision, comme dans l’émission « Ce soir ou jamais » de Frédéric Taddei (1). C’est sans doute la radicalité du propos, le caractère incisif de la critique, qui séduit : en dépit d’une touche maoïste et de références à Saint-Paul... Dans un autre genre, mêlant marxisme et psychanalyse, Slavoj Zizek fait également un tabac. Que son point de vue sur la démocratie (entre autres) soit contestable (2), prêtant facilement le flanc à bien des critiques du côté de l’idéologie dominante, n’empêche pas Zizek de toucher particulièrement les nouvelles générations intellectuelles de la gauche radicale. Dans ces deux cas, la pertinence de la proposition alternative n’est pas à la hauteur de la vigueur critique. Mais leur popularité signe un désir d’une reconstruction idéologique qui se cherche et s’affirme. D’autres indicateurs confirment cette quête : l’écho du dernier livre de Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, le succès des conférences d’Ars Industrialis (au théâtre de la Colline à Paris et sur leur site Internet), l’influence grandissante du philosophe marxien Bernard Stiegler (lire la critique de son dernier livre, Pour une nouvelle critique de l’économie politique), l’écho du point de vue d’Immanuel Wallerstein sur la fin du capitalisme, l’audience croissante de Michel Onfray, qui s’est toujours affiché du côté de la « gauche de gauche », ou encore quelques succès inattendus d’essais critiques virulents tels que La politique de l’oxymore (3)... En outre, l’influence de Toni Negri, en particulier depuis la publication de Multitude (4), ou, dans un autre registre, celle de Daniel Bensaïd, qui a récemment signé Penser Agir (5), restent vivaces dans les divers espaces de la gauche radicale. Or, comme l’exprimait fort bien le grand Karl Marx, « la théorie aussi, dès qu’elle s’empare des masses, devient une puissance matérielle » .
C.A.
1. Lire la retranscription de cette émission dans Cerises n°31, sur http://www.communistesunitaires.net
2. Voir ma critique de la pensée de Slavoj Zizek, dans Regards n°21 septembre 2005, en ligne sur http://www.regards.fr/article/edit/?id=2110
3. Bertrand Méheust, La politique de l’oxymore , éd. La Découverte, 2009.
4. Toni Negri, Michaël Hardt, Multitude : guerre et démocratie à l’époque de l’Empire , éd. La Découverte, 2004.
5. Daniel Bensaïd, Penser Agir , Nouvelles éditions Lignes, 2008.
Paru dans Regards n°62, mai-juin 2009